En attendant le décompte des bêtes sauvages

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Décidément, la France a le chic pour se faire remarquer « en matière de gestion de bétail immigré », avance ce « sans-papier » que nous appellerons M. par souci d’anonymat. Il est de ceux qui pensent que les prochaines élections présidentielles vont être l’occasion de faire monter les enchères sur les lois « anti-immigrés ».

M. est catégorique en matière de politique d’immigration. « Sous prétexte de protéger leurs frontières, les politiques français sont en train d’éviter, à leurs concitoyens, les véritables questions que pose le partage du monde actuel. Le Nord peut-il continuer à faire la sourde oreille face au Sud qu’il a pillé et qu’il pille toujours ? Tout le monde se veut écolo par ici mais imagine-t-on le nombre de réfugiés écologiques qui va débouler demain dans les préfectures, suite aux excès du Nord en la matière ? Nous ne sommes pas tous des terroristes. Mais si nous sommes tous précarisés, les pays du Nord ont leur part de responsabilité ». Ainsi s’exprime M., demandeur d’asile politique, passé à la clandestinité depuis bientôt quatre ans. Un propos qui se veut clair et concis de la part d’un homme qui se déclare peu militant. « Je n’aime pas du tout ce terme. Ce n’est pas parce que j’ai un avis sur ma situation que je suis militant. Je me méfie des pros du militantisme. Ils savent nous utiliser pour leur discours en campagne. Mais dès que leur camp arrive au pouvoir, ils nous oublient. Je sais de quoi je parle. J’étais déjà là quand Jospin était au pouvoir. Aux militants de gauche, je préfère les citoyens lambdas, qui sont indignés par ce que l’on nous fait subir. Ils sont plus sincères, bien qu’ils ne sachent pas comment lutter contre le racisme qui s’exprime au niveau de l’Etat ».
M. ne fait de cadeau à personne. Il a horreur du mensonge, qu’il vienne des militants de gauche ou des fabricants de lois anti-terroristes. « Ces derniers placent les immigrés dans leur collimateur, sans jamais attraper les vrais poseurs de bombes. On dirait que le contrôle des frontières pour la lutte contre le terrorisme n’a servi qu’à ça : contrôler les immigrés. Nous savons tous maintenant ce que la politique anti-terroriste a généré en Europe depuis le 11 septembre. Elle en a fabriqué là où il n’y en avait pas. Stigmatiser les immigrés n’est pas le meilleur moyen de solutionner les problèmes de flux posés par des gens, qui, comme moi, fuient la guerre ou la misère. Je viens d’un pays encore sous tutelle aujourd’hui. La Côte d’Ivoire, quoi que l’on en dise, profite toujours à la France. Bouygues, Boloré et je ne sais quelles autres sociétés françaises y font la pluie et le beau temps. Si elles cessaient leurs activités, d’autresviendraient prendre leur place. Si je cherche asile en France, ce n’est donc pas par hasard. Les Français devraient s’interroger sur notre venue ici, au lieu d’accepter ce climat de peur que l’Etat institue en leur nom et contre nous ».
Sa dernière colère, M. l’éprouve au sujet d’un dispositif répondant au nom d’Eloi (1). La France autorise désormais le recueil de données sur les personnes séjournant en France sans papiers, sur leurs familles, sur les personnes qui les hébergent et sur celles qui leur rendent visite en centre de rétention. La conservation de ces données doit pouvoir se faire pendant trois ans après l’expulsion de l’intéressé. Le fichier introduit bien dans la loi le principe d’aide au séjour irrégulier d’un étranger et le transforme même en acte répréhensible.
Passé en douce cet été, sous forme d’arrêté ministériel (2), Eloi risque bien de réduire le nombre de soutiens apportés aux étrangers en situation irrégulière. Car personne n’aura envie de voir les forces de l’ordre fouiller dans sa vie privée. Reconduit à deux reprises aux frontières, M. n’a jamais été expulsé. Il reste en attente de régularisation et sait bien ce que représente une amitié en situation d’irrégularité. « Mes amis, mes neveux, ma compagne qui est Française, vont être fichés pour êtres venus me soutenir en zone de rétention la dernière fois que j’y étais » explique-t-il.. De quoi les inciter à ne plus s’y rendre… De plus remarque M. : « Ils demandent une quantité d’informations sur ces personnes. C’est comme pour les certificats d’hébergement. Avant, il suffisait de quelques papiers pour faire délivrer un visa à un étranger en provenance du continent africain. Aujourd’hui, il y a une véritable enquête qui se met en place. Avec des exigences qui finissent par décourager plus d’un hébergeant ». Ceux qui ont pour habitude d’embrasser la cause des migrants, au nom de valeurs humanistes bien françaises, se retrouvent ainsi dans une situation de malaise évident, où « moins on en fait, mieux c’est ». Rappelons que c’est souvent grâce à ces personnes, qui sont plus ou moins proches de la personne incriminée, que les atteintes aux libertés individuelles ne se multiplient pas au sein de l’administration policière. Durant un temps, on a pu les considérer comme autant de témoins gênants de la gestion expéditive des migrants sur le territoire français.
« Je n’irais pas jusqu’à dire que Vichy est de retour mais avouez que la France est en train de franchir un pas sur ces questions de bon et de mauvais immigré. Cette limite mérite d’être pointée du doigt » poursuit M.. Deux recours, exigeant la suspension de l’exécution du fichier Eloi, avaient été déposés par un réseau de militants (« Ils sont les seuls à avoir réagi à cette mesure » reconnaît-il) constitué par la Cimade, le Gisti, Iris, la Ligue des Droits de l’Homme et Sos Racisme. Des associations qui considèrent ce fichier comme une menace pour toute personne entretenant des relations avec un étranger dans l’Hexagone.
Selon elles, ce dispositif « sape les fondements de [la]démocratie » dans ce pays. Pour défendre leur point de vue, ces associations se basent sur une convention du Conseil de l’Europe datant de 1981 – convention qui concerne la protection des personnes face au traitement automatisé des données à caractère personnel. Elles s’appuient également sur la loi française « Informatique et libertés » et sur la Convention de Genève. Mais, ces deux recours ont été rejetés le 8 novembre dernier par le Conseil d’Etat.
M. nous rappelle qu’en 1997, « Jean-Louis Debré avait déjà essayé d’établir un projet du même type, à l’intention des personnes hébergeant des visiteurs étrangers, qu’ils soient des touristes, de la famille ou des hommes d’affaires. Il y a eu des manifestations qui l’ont obligé à le retirer. De nos jours, il y a de moins en moins de manifestants dans les rues pour ce genre de chose. Allez savoir pourquoi ! »
Eloi, signalons-le, vient s’ajouter à toute une kyrielle de fichiers déjà existants. On pourrait ainsi parler de l’AGDRF, un fichier de gestion administrative (validité et régularité des titres de séjour) des dossiers de ressortissants étrangers en France. Le VIS, quant à lui, est un système d’information sur les visas de court séjour étendu à l’espace Schengen. Il existe également le FPR ou Canonge, fichiers sur des personnes recherchées, ainsi qu’un fichier des hôtes étrangers, et un autre sur les empreintes digitales des réfugiés et des apatrides. Etait-il nécessaire de créer un fichier supplémentaire en la matière ? Pour M., la raison est claire : « Il participe du climat de peur que le ministère français de l’Intérieur veut susciter en ce moment, dans l’espoir de se servir de l’immigration comme tremplin politique vers l’Elysée. Prendre une mesure aussi désastreuse contre nous, immigrés, permet peut-être à M. Sarkozy de ratisser plus large, y compris dans l’extrême-droite ». La traçabilité du migrant est, annonce-t-on, de plus en plus souhaitée par le quidam français, qui a besoin d’être rassuré. « L’immigré en situation régulière est encore plus fiché que celui qui est dans ma situation ou qui est clandestin. Raison pour laquelle nos familles en France vont de moins en moins accepter de faire venir un proche. Par peur de se faire fliquer davantage ».
Pour M., cette histoire de fichage supplémentaire n’est qu’un « morceau de viande de plus jeté aux chiens de l’extrême-droite. Rien ne dit que les éléments retenus, sur la personne fichée, ne seront pas réutilisés contre elle ». Pour Daniel Borillo et Eric Fassin (3), respectivement juriste et sociologue, l’information sur ce fichier est passée inaperçue. Ce qui expliquerait peut-être l’absence de réaction de la part du plus grand nombre. « Il y a quelques années encore, [cette information]aurait provoqué une vague d’indignation. Reste à voir si nos gouvernants auront eu raison de parier sur l’indifférence des uns et la lassitude des autres, face à l’extension continue du contrôle et de la répression ». Ce fichier, ajoutent-ils, « doit être compris en regard de la circulaire de juin 2006, concernant les parents étrangers d’enfants scolarisés en France. À cette occasion, beaucoup de clandestins sont sortis de l’ombre, s’exposant au contrôle policier dans l’espoir d’une régularisation administrative, qui devait leur être refusée dans la grande majorité des cas, aussi n’est-ce pas un hasard si doivent figurer dans le nouveau fichier, troublante innovation, avec les noms des étrangers en situation irrégulière, ceux de leurs enfants ».
Borillo et Fassin insistent sur la suspicion généralisée, qui « touche tous ceux qui pourraient manifester une solidarité politique ou personnelle envers les étrangers, leurs alliés et leurs proches », et sur cette « logique du soupçon, qui, par cercles concentriques, passe des clandestins aux immigrés, et des étrangers à leurs amis, à leurs familles, à leurs alliés. Ces glissements progressifs de la xénophobie ont une finalité politique simple : par l’intimidation, il s’agit de décourager la solidarité qui s’est exprimée dans le pays depuis plus d’un an. Qui sait l’usage que l’on fera, un jour ou l’autre, de ces fichiers ? Accueillir aujourd’hui un étranger n’entraînera-t-il pas une responsabilité, si celui-ci devait se retrouver en situation illégale ? Bref, la condition d’étranger n’est-elle pas en train de devenir contagieuse ? »
Les premiers à subir les foudres d’Eloi, qui n’est pas encore mis en application d’après le ministère de l’Intérieur, ne seraient-ils pas les Français dit d’origine étrangère ? Après avoir subi les tracasseries administratives liées au regroupement familial, ils ne pourront même plus accueillir un proche sans devoir se soumettre au jeu de la vérité. « Une fausse vérité, reprend M.. Car qui peut dire à l’avance ce que deviendra un neveu étudiant, une sœur exilée pour raison politique, un ami à la recherche d’une nouvelle vie, dans son futur séjour en France ? Est-ce une raison pour lui refuser son toit, alors qu’on a théoriquement les moyens de l’accueillir ? »
Pour M., l’enjeu de ce fichier se situe ailleurs. « Il fait aussi partie d’un ensemble de décisions prises par M. Sarkozy, ministre de l’Intérieur, allant dans le sens du quadrillage de l’immigré au plus près. Aujourd’hui, les irréguliers et les réguliers sont confondus dans le même fichier. Mais souvenez-vous d’une autre trouvaille de ce cher Sarkozy : celle du fichage ethnique des délinquants ». C’était en février dernier. Le premier flic de France, également président de l’UMP (4), déclarait sur RTL (5) que « le fait que l’on ne puisse pas, en France, connaître la diversité de la population parce que l’origine ethnique des délinquants est interdite, participe à la panne de notre système d’intégration ». Récemment, Sos Racisme a lancé une plainte contre les Renseignements généraux (RG), suite à l’un de leurs rapports, daté du 6 janvier 2006, sur les événements de la « banlieue en feu ». Ce dernier répertoriait l’origine ethnique de « 436 meneurs recensés dans 24 quartiers sensibles », en précisant que parmi ces meneurs, « 87% ont la nationalité française, 67% sont d’origine maghrébine et 17% d’origine africaine. Les Français non immigrés représentent 9% des meneurs ». L’article 226-19 du code pénal interdit pourtant « la mise ou conservation en mémoire informatisée, sans le consentement exprès de l’intéressé, des données à caractère personnel, qui, directement ou indirectement, font apparaître [notamment]les origines raciales ou ethniques. »
M. ne mâche pas ses mots. « Monsieur Sarkozy organise la visibilité des étrangers, d’origine surtout africaine, pour qu’elle soit synonyme de dangerosité en France. Il génère de la suspicion, suscite de la peur. Aux uns, il dit que c’est pour calmer les velléités des plus mauvais d’entre nous. Aux autres, il assure que c’est pour mieux nous intégrer. En même temps, il montre bien sa volonté de stigmatiser pour mieux rassurer ses électeurs potentiels ». L’esclavage, la colonisation, la collaboration sont des périodes politiques où le fichage ethnique a accompagné, sinon contribué, à concevoir l’inimaginable. « Quelles que soient les intentions de départ, nous signale Jan-Robert Suesser, statisticien-économiste et membre de la LDH, une fois les informations introduites dans des fichiers de gestion, on constate qu’elles finissent par être utilisées pour léser des personnes. Ce ne sont pas les exemples historiques et géographiques qui manquent » (6). D’où la peur de voir resurgir des fichiers au caractère foncièrement douteux. « Si je me refuse à parler de Vichy ou d’étoile jaune, c’est pour ne pas provoquer d’amalgame inutile. Mais les Français feraient bien de s’inquiéter. Leur bon ministre a une idée derrière la tête. Il est trop intelligent pour se contenter de mettre des chiffres sur le dos des immigrés et de ceux qui leur sont proches. À cause de lui, je vais jusqu’à m’interroger sur la nécessité de disposer de statistiques ethniques en France ». Encore un élément sujet à débat revenu en force dans l’actualité de ces années Sarkozy et qui divise les chercheurs en sciences humaines. Même Azouz Beggag, ministre délégué à la Promotion des chances, y souscrit, dans sa recherche d’un outil correct d’évaluation de la diversité en France. Certains disent qu’en introduisant la question de l’origine dans les statistiques, le combat contre les discriminations serait autrement plus efficace. Pendant que d’autres avancent que l’idée d’un fichage systématique des originesn’apporterait rien de plus au débat contre les inégalités sociales
« Faut-il que la statistique utilise, à des fins opposées, les critères qui servent à discriminer ? » s’interrogeait Jade Lingaard dans les Inrockuptibles en juillet dernier (7). Sarkozy lui-même avait répondu à cette question, quelques mois plutôt : « Il faut faire de la transparence. Il n’y a aucune raison de dissimuler un certain nombre d’éléments qui peuvent être utiles à la compréhension de certains phénomènes ». La déontologie du métier de statisticien ramène aux mêmes questionnements relatifs au fichage. L’article premier d’un code d’éthique professionnelle adopté en 1985 stipule que « le statisticien doit être attentif aux conséquences vraisemblables que la collecte de diverses sortes d’informations peuvent entraîner et il doit prévenir les interprétations et utilisations erronées prévisibles ». Mais que peut-il en réalité faire contre une utilisation abusive de ses propres données, mise en libre circulation, même si c’est dans le cadre d’un réseau administratif fermé. Ces dernières ne risquent-elles pas d’être détournées de leur finalité première ? « Gare à l’usage que l’on en fera » prévenait Thierry Leclerc du journal Télérama (8), au sujet des statistiques. « Les déclarations d’un Nicolas Sarkozy qui rêve d’un comptage ethnique ne laisse rien présager de bon ». C’est probablement le signe d’un échec dans ce pays où « la République, une et indivisible, ne reconnaît que des citoyens égaux, tous rassemblés sous le même dais, même si certains, remarquait Coluche, sont plus égaux que d’autres ». M. voudrait que l’on crie au loup avant que des dérives ne soient constatées. « Sarkozy fait du chiffre un atout dans sa lutte contre l’immigration. Il faut expulser tant d’immigrés. Qu’est-ce qui nous garantit que tout ça ne va pas se retourner contre les immigrés et leurs assimilés ? Pour moi, c’est bel et bien une opération de quadrillage qui est en train de s’opérer devant nos yeux. Fichage ou statistique ethnique, je ne fais pas de confusion ni d’amalgame, mais Sarkozy sait ce qui est bon à prendre pour sa politique dans tous ces éléments recueillis ».
Alain Blum, directeur de recherche à l’Ined et à l’EHESS, pense qu’il faut demeurer plus que vigilant sur ces questions : « Le XIXe siècle avait vu fleurir les tentatives de mesurer les caractères raciaux, et l’anthropométrie avait proposé la mesure de crâne, de visage, de densité de couleur, etc., pour indiquer les races. Elle s’était aussi saisie des caractères généraux pour définir des types physiques du brigand, du voleur, du rusé, du riche…. Ce fut bien entendu un échec total, car elle voulait rattacher des critères extérieurs à des pratiques sociales. On n’est malheureusement pas loin de cela dès qu’on cherche à construire des statistiques ethniques qui seront à l’évidence utilisées pour définir, ensuite, des dominantes sociales. Qui plus est, l’exhaustivité de la définition ethnique ne peut être garantie, et du coup on séparera une masse informe (de ceux qui ne veulent se dire que « Français ») de quelques noyaux qui se définiront autrement » (9) En fait, tout est dans l’art et la manière d’utiliser toutes ces données. Mais quand on sait que même la Cnil, chargée de veiller aux bons usages dans la création de fichiers informatisés s’est laissé déborder par l’avènement d’Eloi, on peut craindre, effectivement, le pire.

1. Comme on dirait d’un dispositif d’éloignement.
2. L’arrêté date du 30 juillet 2006,. Il a été publié au Journal Officiel le 18 août dernier.
3. Signataire d’un texte paru dans le journal Le Monde du 14/11/06, intitulé : « Le fichier Eloi, le fichier de trop ». Daniel Borrillo est maître de conférence à l’université Paris-X Nanterre. Quant à Eric Fassin, il est chercheur à l’EHESS.
4. Principal parti au pouvoir en France.
5. Le 6 février 2006. Sur la question de la mention de l’origine ethnique des délinquants.
6. Hommes et Libertés, n° 134, Avril-Mai-Juin 2006. « Faut-il etniciser les fichiers pour lutter contre la discrimination ? »
7. N° 554 du 11/07/06. « statistiques ethniques : un piège ? ».
8. Télérama n° 2931, daté du 15 mars 2006. « Faut-il des statistiques ethniques pour lutter contre les discriminations ».
9. Le Monde du 31/07/06. « Les limites de la statistique ».
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