Les années 1730 marquent l’avènement d’une période particulièrement féconde sur le plan de la création romanesque. Des dizaines de romans qui paraissent durant ces années et qui contribuent chacun à renouveler le genre en repensant le problème de l’illusion, la notion de fiction, et les liens que le roman entretient avec l’histoire, les mémoires ou encore la nouvelle historique, se font l’écho des comptes rendus critiques circonstanciés qui paraissent dans ces revues littéraires dont le nombre ne cesse de croître et dans ces ouvrages critiques consacrés au genre romanesque que sont L’Usage des romans, la Bibliothèque des romans, le Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la Romancie ou encore le De libris qui vulgo dicuntur romanenses (1). C’est dans la lignée des Aventures de Télémaque de Fénelon que sont publiés ces grands romans pédagogiques qui sont autant de récits d’apprentissage du monde, de romans de formation et de récits de voyage, et parmi lesquels figurent les Voyages de Cyrus d’Andrew Ramsay, Sethos de Jean Terrasson ou encore le Repos de Cyrus de Jacques Pernetti (2). Parce que le public s’enthousiasme pour ces romans dont les héros par-courent le globe en tous sens en quête d’un enseignement ou d’une vérité, les romanciers sont de plus en plus nombreux à échafauder des intrigues dans lesquelles le héros voyage de contrée en contrée avant d’être en mesure de s’en retourner parmi les siens. Quelles que soient les motivations des héros, celles-ci permettent au romancier de les faire évoluer dans un cadre idyllique ou une nature sauvage, et de rencontrer les êtres les plus doux qui soient sur la terre ou d’échapper aux êtres les plus immondes qui soient. C’est parce qu’ils abondent en singularités sur les différentes nations qui peuplent le globe que les récits et recueils de voyages constituent la première source d’information des roman-ciers. Moins méconnus mais toujours aussi fascinants, des espaces comme la Laponie, la Terre de Feu ou la Cafrerie les inspirent tout particulièrement. Qu’il s’agisse de Jonathan Swift avec les Voyages de Gulliver, de l’abbé Terrasson avec Séthos ou de l’abbé Prévost avec les Voyages de Robert Lade, ces romanciers vont chacun ménager une rencontre entre leur héros et des Hottentots ou des avatars de ces Hottentots . Bien que les romans composés dans ces années qui donnent à voir ou à entrapercevoir des sauvages hottentots soient peu nombreux, les représentations auxquelles donnent lieu ces êtres du bout du monde n’en sont pas moins intéressantes dans le sens où elles sont aussi riches d’enseignement sur l’imaginaire de ces romanciers que sur celui de leurs lecteurs.
Ce sont vraisemblablement les portraits de Hottentots insérés dans les récits de voyageurs ayant fait halte au Cap de Bonne-Espérance et réunis dans les recueils de Hakluyt et Purchas qui inspirent à Jonathan Swift cette « étrange sorte d’animaux » que sont les Yahoos de la quatrième partie de ses Gulliver’s Travels : « A voyage to the country of the Houyhnhnms » (3). De forme « fort singulière », « irrégulière », couverts « d’un poil épais », « d’une teinte brun-jaune », se dressant « sur leurs pattes de derrière », sautant, bondissant, jaillissant « avec une agilité prodigieuse », ces êtres que Gulliver détaille, tapi derrière un buisson lui inspirent le plus profond dégoût comme l’attestent ces quelques lignes : « Je ne crois pas, dans l’ensemble avoir contemplé d’animal aussi infect dans tous mes voyages ou contre lequel j’aie naturellement nourri une antipathie aussi vive. » Ayant perdu l’usage de la parole, réduits à se vautrer dans la fange, les Yahoos symbolisent l’humanité dans ce qu’elle a de plus abject, de plus immonde, de plus bestial, à l’inverse des Houyhnhnms, ces chevaux doués de raison qui incarnent comme une surhumanité. Le pays des Houyhnhnms est un monde renversé. Les hommes s’y comportent comme des brutes. Les animaux s’y conduisent en sages. Si les Houyhnhnms incarnent le plus haut degré d’une animalité qui s’est à ce point élevé qu’elle n’a rien d’animal que son corps chevalin, les Yahoos incarnent le stade ultime d’une humanité qui a à ce point ré-gressé qu’elle n’a plus rien d’humain que ses empreintes de pas. Parce que sa description privilégie les détails au détriment de la vue d’ensemble, le narrateur est incapable de voir que les primates qu’il a sous les yeux ne sont rien d’autre que des hommes
Mais peut-être aussi refuse-t-il inconsciemment d’accepter de voir l’insupportable mais évidente réalité selon laquelle l’homme est un animal et que s’il y a peut-être un homme dans le Yahoo, il y a aussi peut-être un Yahoo dans l’homme (4).
Comme chez Jonathan Swift, ce sont très vraisemblablement les portraits de Hotten-tots insérés dans les recueils de voyages qui ont inspiré à l’abbé Jean Terrasson ces « habitants du Cap du Passage » que sont les passifs Sousiquas de son roman, Sethos, his-toire ou vie tirée des monuments anecdotes de l’ancienne Egypte. À l’instar de Fénelon et de Ramsay, Terrasson accorde dans son roman au voyage et à l’histoire une place prépondérante, suivant en cela le goût et la mode du temps. Les Sousiquas, que leur ethnonyme et les boyaux dont ils se parent, apparentent à des Hottentots ne font pas l’objet d’un portrait circonstancié à la manière des abjects Yahoos de Swift. Plutôt que de fustiger leur laideur, leur puanteur, leur férocité, leur inhumanité à l’instar des nombreux voyageurs qui les ont décrits les habitants de la région du Cap de Bonne-Espérance tout au long du dix-septième siècle, le narrateur choisit de vilipender leur stupéfiante paresse. Mais les Sousiquas ne sont pas naturellement paresseux. C’est parce qu’ils refusent délibérément de travailler pour ceux qui les ont réduits à l’état de bêtes en les dépouillant sauvagement des boyaux qui leur servaient d’ornements et de vêtements qu’ils sont jugés d’une abominable et coupable paresse. Chez l’abbé Terrasson, comme chez Jonathan Swift donc, les valeurs sont inversées. L’homme n’est pas celui qu’on croit. L’animal non plus. Cependant, si Séthos séduit assez rapidement un lectorat de curieux, de lettrés et d’érudits, ce n’est pas pour cet épisode, mais parce que ce roman que l’auteur annonce comme une « histoire » dans le titre et qu’il présente comme étant peut-être une « fiction » dans la « Préface », intrigue par sa double appartenance au genre de l’histoire et à celui de la fiction, dans un temps où les romans sont encore jugés peu réalistes et immoraux (5). En insérant dans son récit une multiplicité de savoirs tirés des sommes des historiens anciens, des historiens modernes et des érudits férus d’antiquités païennes, ainsi que des dissertations philosophiques sans fin, Terrasson échappe aux critiques virulentes des thu-riféraires du roman. Le passage de son héros chez les Sousiquas n’est qu’une étape parmi d’autres dans ce périple au terme duquel il retrouvera Alexandrie ; une opportunité pour le romancier de fustiger sans véritablement les connaître, comme tant d’autres avant lui, les habitants des confins de l’Afrique, via le jugement suivant attribué au « sage » Séthos : « il y a des hommes comme des animaux, dont la propriété est d’ être inutiles, et qui ne sont capables ni de société ni d’ esclavage. »
Comme Swift et Terrasson, c’est des récits et recueils de voyages que Prévost tire tout le matériau exotique de ses Voyages du capitaine Robert Lade et notamment les dix pages de description qu’il consacre aux Cafres et aux Hottentots. Sur le plan générique, les Voyages du capitaine Robert Lade sont, de l’avis de Jean Sgard, « à peine un roman », et de l’avis de Michel Bideaux, « un roman de seconde classe submergé par l’informa-tion », « une uvre hybride et médiocrement réussie. » (6) Le portrait des Hottentots et des Cafres inséré dans la première partie du roman est, tel qu’il est conçu, riche d’enseigne-ments quant à la manière dont l’éditeur de l’Histoire générale des voyages sélectionne, remanie, hiérarchise et utilise les matériaux ethnographiques dont il dispose pour une population. Lorsqu’il compose les Voyages du capitaine Robert Lade, Prévost travaille en effet également à sa monumentale Histoire générale des voyages ; aussi a-t-il à sa disposition pour chacune des contrées que visite Robert Lade, et pour chacune des popu-lations qu’il rencontre, comme pour les Cafres ou les Hottentots, d’une information d’une remarquable exhaustivité. Parce que tous les voyageurs qui ont fait halte au Cap et qui ont publié ou fait circuler le récit de leur séjour n’ont pas manqué de livrer des descrip-tions détaillées des êtres qui peuplaient la région, et parce que tous les géographes qui ont écrit sur cette région ne se sont pas privés de les reprendre, Prévost dispose, avec les Ca-fres et les Hottentots, d’un riche corpus pour alimenter son roman et nourrir sa collection. Les présentant comme étant « les plus sales & les plus grossiers de tous ces Peuples barbares » et les décrivant comme se revêtant de « simples peaux de mouton, avec la laine, préparées avec de l’excrément de vache & une certaine graisse qui les rend aussi insup-portables à la vuë qu’à l’odorat », « d’une saleté qui surpasse l’imagination, comme s’ils mettoient leur étude à se rendre affreux & dégoûtans », « se frottant le visage & les mains de la suie de leurs chaudieres, ou d’une graisse noire qui les rend puants & hideux », Prévost fait la synthèse des représentations les plus communes dont les Hottentots font l’objet depuis des décennies dans la littérature des voyages et dans la littérature savante. À la différence toutefois des voyageurs ou des lettrés qui les confondent, Prévost prend le soin de distinguer les Cafres des Hottentots. « Quoique cette Nation soit horrible à la vuë, écrit-il en effet en en finissant sur le chapitre des Hottentots, elle n’approche point, pour la férocité & la barbarie, de celle des Caffres, dont notre Interpréte nous fit des relations presqu’incroyables. » Dans les quelques pages d’informations relatives aux à la nation cafre qui succèdent à cette entrée en matière et qui sont supposées n’être, comme le précise Robert Lade, que les principaux traits qu’il a pu recueillir auprès de divers informateurs, Prévost décrit, après être revenu brièvement sur l’origine du mot « Caffre », les caractéristiques, murs et superstitions de chacun des peuples qui composent cette nation, ainsi que l’avaient jadis fait Olfert Dapper dans sa Description de l’Afrique et Guy Tachard dans le second livre de son Voyage de Siam (7). « Noirs », « brutaux », « cruels », « anthropophages », tels sont les habitants du « Royaume de Sofala » ou « Païs des Caffres ». « Mais les Caffres les mieux connus, précise-t-il aussitôt, sont ceux qui demeurent vers le Cap de Bonne-Espérance, & qu’on distingue par différens noms : les Cochoquas, les Cariguriques, les Hosaes, les Chainouquas, les Sonquas, les Brigoudis, les Namaquas, & les Goringhaiconas, &c. » Qu’il s’agisse des Garachouquas, les « Voleurs de tabac », des Gorinhaiques, les « gens du Cap », des Chainouquas, qui « n’ont été connus que par l’infortune de quelques Voyageurs qui se sont égarés dans cette immense contrée », des Cobinas, qui « passent pour des Anthropophages » et qui « rotissent vifs ceux dont ils peuvent se saisir » ou encore des Sonquas, qui « ne vivent que de la chair cruë des bêtes qu’ils peuvent tuer avec leurs fléches & leurs zagayes », tous ces éléments d’information réunis sur ces peuples et sur les Cafres en général par Prévost sont principalement issus de deux sources : la Description de l’Afrique d’Olfert Dapper et le Voyage de Siam de Guy Tachard, qui font encore autorité. Quelques formules de la Description et du Voyage ainsi que la tonalité de l’ensemble du texte tendent en effet à indiquer que Prévost s’est servi de ces deux sources bien plus que de la traduction française du Caput Bonae Spei Hodiernum de Peter Kolb, la Description du Cap de Bonne-Espérance, qu’il n’a utilisée dans le cadre de son roman qu’en complément et cela bien qu’elle ait paru en 1741 (8). Les Voyages du capitaine Robert Lade sont une fiction (9). Prévost ne se fixe pas pour objectif de livrer une représentation qui corresponde à ce que sont réellement les nations qu’il décrit mais de livrer une représentation qui corresponde à ce que les voyageurs ont écrit sur elles d’une part et à ce qu’elles évoquent dans l’imaginaire des lecteurs d’autre part. C’est dans cette relation que le romancier noue avec les voyageurs et les lecteurs que réside l’intérêt de toutes ces informations ethnographiques qui sont la véritable trame de ces Voyages du capitaine Robert Lade avec lesquels Prévost commence à élaborer ce qui sera sa dernière grande uvre, une monumentale encyclopédie viatique en seize volumes et dont la publication s’échelonnera sur quinze années : l’Histoire générale des voyages (10).
Que ce soit dans les Gulliver’s Travels de Swift, dans le Séthos de Terrasson ou dans les Voyages du capitaine Robert Lade, les Cafres et les Hottentots, ou les avatars qu’ils engendrent, donnent lieu à de féroces représentations. Les Yahoos que découvre Gulliver et dont il brosse le portrait dans la quatrième partie du récit de son voyage n’ont plus rien d’humain que les traces de leurs pas. À force de les observer et de les côtoyer, Gulliver accède à cette inavouable vérité selon laquelle il y a peut-être au fin fonds de chaque homme un Yahoo. Les Sousiquas que rencontre Séthos sur le pourtour du Cap du Passage sont sales et ils puent. Mais paradoxalement ce ne sont pas eux les sauvages mais Séthos et ses hommes qui les dépouillent de leurs boyaux et les réduisent à l’état de bêtes. Les Hottentots dont Robert Lade décrit brièvement les murs apparaissent comme « les plus sales & les plus grossiers de tous les Peuples barbares. » Mais aussi affreuse que soit cette nation, « elle n’approche point, pour la férocité & la barbarie, de celle des Caffres. » Toutes ces images que véhiculent ces romanciers livrent une représentation éthérée des Cafres et des Hottentots qui a peu en commun avec l’image qu’en ont les voya-geurs de passage au Cap à cette époque mais qui correspond parfaitement à celle qu’en ont les lecteurs de romans férus d’exotisme.
À la fin du dix-septième siècle, les liens qu’entretiennent le roman et le récit de voyage sont des plus ténus, le roman revêtant de plus en plus fréquemment la forme du récit de voyage et le récit de voyage empruntant nombre de ses lieux communs au roman. Le portrait circonstancié des hideux Hottentots du Cap de Bonne-Espérance est l’un des lieux communs des récits composés par les voyageurs qui se sont rendus dans les Indes orientales. Celui qui figure dans le récit des Voyages et aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes orientales concilie deux images oppo-sées : l’une négative, qui donne à voir un Hottentot laid, sale, répugnant, abject ; l’autre positive, qui donne à voir un Hottentot affable, généreux, ayant le sens du partage, de la justice, et des idées qui ressemblent à ce qu’on pourrait tenir pour des croyances religieuses (11). C’est dans les nombreux récits de voyage qui sont imprimés au tournant des dix-septième et dix-huitième siècles, et tandis que la conscience européenne est en en proie à une crise sans précédent, que des géographes, des historiens, des philosophes, désireux de rompre avec les savoirs réunis par leurs prédécesseurs et avec la doxa, entreprennent de porter un regard neuf sur le monde, l’homme, l’ailleurs et l’autre. Les Cafres et les Hottentots n’échappent pas à ce réexamen de la doxa auquel procèdent une personnalité comme Pierre Bayle ou les membres d’une institution comme l’Académie des Belles-Lettres et Inscriptions, et donnent lieu à des représentations qui s’opposent d’un ouvrage à l’autre lorsqu’elles ne s’opposent pas au sein du même ouvrage, comme c’est le cas dans l’Atlas de Nicolas Gueudeville, où l’image du Hottentot qui est donnée à voir dans le placard des Coutumes Murs et Habillemens des Peuples qui habitent aux environs du Cap de Bonne Esperance s’inscrit en porte-à-faux avec celle qui est livrée dans le chapitre consacré au Cap de Bonne-Espérance qui figure dans le même volume. L’Atlas historique concilie donc deux images opposées du Hottentot. Le renouveau du roman à la fin du premier tiers du dix-huitième siècle s’accompagne de la recherche d’un certain réalisme historique. Aussi les romans revêtent-ils fréquemment la forme d’histoires, de vies, d’aventures ou d’anecdotes, mais le plus souvent, de mémoires ou de voyages. C’est principalement dans les récits de voyage, les ouvrages historiques et les atlas que les romanciers puisent les matériaux relatifs aux contrées que traverse leur héros et aux peu-plades qu’il rencontre. C’est parce que le réel doit correspondre à l’idée que le public s’en fait que le romancier est moins soucieux de donner de l’ailleurs et de l’autre des images exactes que des images correspondant aux représentations que véhicule l’imaginaire collectif (12). Aussi est-ce la raison pour laquelle l’abbé Terrasson dans Séthos ou Prévost dans les Voyages du capitaine Robert Lade continuent de livrer des Cafres et des Hottentots un portrait assez négatif, alors que leur image a considérablement évolué dans le regard des voyageurs lorsqu’ils composent leurs romans.
1. « On a beau blâmer le roman, je n’y trouve pas tous ces inconvénients. Rien ne m’y jette dans l’erreur et si je suis séduit, c’est à mon avantage, écrit Lenglet-Dufresnoy célébrant la supériorité du roman sur l’histoire. En commençant à le lire, poursuit-il, je sais que tout est faux ; on me le dit, et je me le persuade ; tant mieux s’il y a du vrai : c’est autant de profit dès qu’on me le fera connaître. Au lieu qu’il y a toujours à perdre pour moi dans la lecture de l’histoire, dès qu’un fait vient à se trouver faux. Je suis au désespoir d’être la dupe d’un homme qui veut que je l’en croie sur sa parole, parce qu’il me parle d’un ton grave et magistral. » Nicolas Lenglet-Dufresnoy, L’Usage des romans, où l’on fait voir leur utilité et leurs différents caractères, Amsterdam, Veuve de Poilras, 1734. L’année suivante, sous la menace des jésuites, Lenglet-Dufresnoy est contraint de publier un essai dans lequel il montre la supériorité de l’histoire sur le roman. C’est cette même année que le Père Bougeant publie son Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la Romancie, dans lequel il fait l’éloge de l’histoire contre le genre romanesque, les grands romans héroïques, mais aussi les mémoires pseudo-historiques, les romans satiriques et les romans libertins. Père Hyacinthe Bougeant, Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la Romancie, Paris, Lemercier, 1735. L’année suivante, le Père Porée fustigera à son tour le roman dans un discours en latin qu’il intitulera De libris qui vulgo dicuntur romanenses.
2. Plusieurs caractéristiques sont particulièrement révélatrices des goûts et modes romanesques de cette époque : les voyages dans le monde entier, les descriptions de la vie des sauvages, le cannibalisme
en font partie. Les lieux communs des romans de cette décennie ne sont pas neufs ; ils consistent souvent en la reprise d’éléments déjà présents dans les grands romans baroques ou héroïques du siècle précédent, lesquels font presque tous l’objet de rééditions durant le premier tiers du dix-huitième siècle. Les grands romans mémoires des années 1730, qui accordent une place prépondérante au voyage, sont, plus que des récits personnels, des autobiographies fictives, qui devancent et favorisent l’apparition de l’autobiographie proprement dite. Leurs défauts, les réflexions sans fin dont ils abondent sont aussi quelques-unes de leurs caractéristiques. Andrew Ramsay, La Nouvelle Cyropédie, ou les Voyages de Cyrus […], Paris, Quillaud fils, 1727 ; Abbé Jean Terrasson, Sethos [
], Paris, Guérin, 1731 ; Abbé Jacques Pernetti, Le Repos de Cyrus [
], Paris, Briasson, 1732. Sur la part dévolue aux voyages dans le roman des années 1730 : Colette Cazenobe, « La parodie de Manon et de Cleveland dans les Aventures du Chevalier de Beauchêne » [in]Annie Rivara, dir., Le Roman des années trente. La génération de Prévost et de Marivaux, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1998, « Lire le dix-huitième siècle », p.9-25. Note 6 p.10.
3. Jonathan Swift, A voyage to the Country of the Houyhnhnms [in]Gulliver’s Travels, Dublin, Motte, 1726 ; The Works of J.S.D.S.P.D., Dublin, G. Faulkner, 1735, 4 vols. Swift a puisé l’essentiel de son matériau exotique dans les Principal Navigations de Richard Hakluyt et les Hakluytus Posthumus de Samuel Purchas, qui font toujours autorité à l’avènement du dix-huitième siècle ainsi que dans diverses relations de voyages parmi lesquelles figure le récit du voyage autour du monde de William Dampier. Richard Hakluyt, The Principal Navigations, Voiages and Discoveries of the English Nation [
], London, Bishop & Newberry, 1589, 2 vols The Principal Navigations, Voiages, Traffiques and Discoveries of the English Nation [
], London, Bishop, Newberry & Barker, 3 vols ; Samuel Purchas, Purchas his Pilgrimage, or Relation of the world [
], London, Fetherstone, 1613 ; Hakluytus Posthumus, or Purchas his Pilgrimes [
], London, Fetherstone, 1625, 5 vols. ; William Dampier, A new voyage round the World, 1697. Sur cette proximité entre les Yahoos et les Hottentots : Harold Williams, éd., The Correspondance of Jonathan Swift, Oxford, Clarendon Press, 1963-1965, 5 vols. ; Daniel Eilon, « Swift’s Yahoo and Leslie’s Hottentot » [in]Notes and Queries, New Series, vol.30, n°6, 1983 ; p.510-512 ; Alastair Mackinnon, « The Augustan Intellectual and the Ignoble Savage : Houyhnhnm versus Hottentot » [in]Costerus. Essays on English and American Literature, New Series, vol.63, 1987, p.55-63.
4. « La révélation du Quatrième Voyage, écrit Jean-Michel Racault, c’est celle de la forme humaine ramenée à la crudité de sa vérité anatomique, saisie dans sa nudité essentielle, dépouillée de tous les masques honorables derrière lesquels elle se dissimule, morale, convenances, bienséances sociales et dont l’artifice du vêtement, si important dans la thématique swiftienne, fait figure de symbole. Auprès de ses hôtes chevalins, Gulliver tentera longtemps de faire illusion quant à sa véritable identité grâce aux vêtements qui le couvrent et dont les chevaux n’ont nulle idée ; jusqu’au jour où, surpris dans sa nudité, il lui faudra avouer sa fraude et admettre sa parenté avec ses congénères Yahoos. Alors même qu’il n’a plus rien à cacher, Gulliver est incapable de se résigner à une nudité trop révélatrice d’une identité qui lui est insupportable. Il remplacera donc ses habits en lambeaux par des peaux d’animaux, de Yahoos notamment. L’anecdote est inquiétante, et aussi ironiquement révélatrice : l’enveloppe vestimentaire trahit ce qu’elle croit cacher ; c’est un Yahoo qui se dissimule sous une peau de Yahoo. » Jean-Michel Racault, « Secrets de famille. Swift, les Yahoos et l' »aimable lecteur » » [in]Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de l’utopie littéraire classique (1657-1802), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, « Imago Mundi », p.195-209. Cit. p.206-207.
5. Le roman, genre hybride, genre illégitime, n’a pas sa place dans les classifications esthétiques et est en butte à l’hostilité de la critique. On lui reproche son irréalisme et son immoralité « On l’enjoint de se corriger au plus tôt, note Henri Duranton, sous peine de sanction pouvant aller jusqu’à l’interdiction pure et simple. » C’est pour pallier ces accusations que les romanciers usent de divers subterfuges et procédés (recours aux pseudo-mémoires, écriture à la première personne, réflexions morales
). Pour rendre leurs uvres réalistes, ils n’ont de cesse d’afficher leurs intentions morales, que ce soit dans la préface ou dans le récit lui-même. Lesage, Marivaux, Prévost, Terrasson, Mouhy
Tous les romanciers de cette génération vont affirmer et réaffirmer que le but du roman est de plaire tout en four-nissant de bons préceptes. Nombreux sont ceux qui vont ménager des pauses au sein de leur récit pour laisser place à des dissertations morales. Toute découverte, toute rencontre, toute description va être prétexte à une dissertation. Le texte va également abonder en maximes ; à l’origine ou au terme d’un processus narratif, elle va constamment être utilisée par les roman-ciers. Henri Duranton, « Ce que chuchote une demi-bouteille de vin de Bourgogne : Marivaux moraliste et romancier dans le Paysan parvenu » [in]Annie Rivara, dir., Le Roman des années trente. La génération de Prévost et de Marivaux, op.cit., p.49-62. Cit. p.49. Sur ce point : George May, Le Dilemme du roman au XVIIIe siècle. Étude sur les rapports du roman et de la critique (1715-1761), New Haven, Yale University Press et Paris, Presses Universitaires de France, 1963. Voir aussi : Françoise Weill, L’Interdiction du roman et la librairie (1725-1750), Paris, Aux Amateurs de Livres, 1986.
6. Voyages du capitaine Robert Lade en différentes parties de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amé-rique, Paris, Didot, 1744. Jean Sgard, Prévost romancier, Paris, Corti, 1989, p.481 ; Michel Bideaux, « Les Voyages de Robert Lade ou les mécomptes de la fiction » [in]Marie-Christine Gomez-Géraud et Philippe Antoine, dirs., Roman et récit de voyage, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, « Imago Mundi », p.37-46. Pour Joseph Ducarre, les derniers volumes de l’Histoire générale des Voyages sont « contenus en germe » dans les Voyages du capitaine Robert Lade. « La fantaisie du romancier, écrit-il, a ouvert la voie au géographe, et si Prévost n’a pas hésité à poursuivre une tâche immense, c’est qu’il entrait comme de plain-pied, dans une atmosphère que la composition des Voyages de Robert Lade lui avait rendu familière. » Joseph Ducarre, « Une supercherie littéraire de Prévost : les Voyages de Robert Lade » [in]Revue de Littérature comparée, XVI, 1936, p.465-476. Cit. p.473-474. Pour Jean Sgard, Joseph Ducarre fait erreur sur l’ordre de composition. Ce sont sa lecture des relations anglaises et sa volonté de devancer la concurrence qui sont chez Prévost à l’origine de son « improvisation parfois hâtive de la fiction. » Jean Sgard, éd., uvres de Prévost, VIII, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1986, p.422. Aussi Prévost semble-t-il imaginer les liens romanesques qui doivent être établis entre les divers mémoires par rapport aux textes qu’il est occupé à traduire.
7. Voyages du capitaine Robert Lade en différentes parties de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amé-rique, op.cit., p.88-91. « Ma méthode dans ce Journal ayant toujours été de ne m’attacher qu’aux choses que j’ai vuës par mes yeux, note en effet Robert Lade, je me suis contenté dans ces occasions d’écrire seulement les principaux traits que j’ai pû recueillir des discours d’autrui [
]. Le mot de Caffre, explique-t-il quelques lignes plus bas, signifie sans Loi, il vient du mot Cafir ou Cafiruna, que les Arabes donnent à tous ceux qui nient l’unité d’un Dieu, & qu’on a cru convenable aux Habitans de ce Païs, parce qu’on a prétendu qu’ils n’avoient ni Princes, ni Religion. Ils ignorent eux-mêmes, ajoute-t-il, que nous leur donnions le nom de Caffres, qui leur est inconnu. » Ibid., p.91. Via Robert Lade, Prévost renvoie ici à tous ceux, marchands, aventuriers, mercenaires, diplomates, missionnaires, savants, qui ont rapporté que les Cafres et les Hottentots vivaient sans foi, ni loi, ni roi. Sur ce point : Dominique Lanni, « Tristes tropiques. Religion et sexualité chez les Cafres et les Hottentots dans les récits de voyage et les livres savants de la fin de l’âge classique (1676-1756) », conférence donnée le 2 mars 2004 à l’Université de Paris-Sorbonne, dans le cadre du séminaire Religion et sexualité dans la littérature des voyages (XVIe-XVIIIe siècles) organisé par François Moureau. En ligne sur l’Encyclopédie sonore du site du Centre de Recherches sur la Littérature des Voyages (C.R.L.V.) : www.crlv.org.
8. Voyages du capitaine Robert Lade en différentes parties de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amé-rique, op.cit., p.91-93. Guy Tachard, Voyage de Siam des Pères jésuites envoyez par le Roi aux Indes et à la Chine, avec leurs observations […], Paris, Arnould Seneuze et Daniel Horthemels, 1686, p.87-100 ; Description de l’Afrique [
]. Traduite du Flamand d’O. Dapper, D. M., Amsterdam, Wolfgang, Waesberge, Boom et van Someren, 1686, p.376-389 ; Description du Cap de Bonne-Esperance [
]. Tirée des memoires de Mr. Pierre Kolbe. Maitre ès Arts [
], Amsterdam, Jean Catuffe, 1741. Traduite de l’allemand par Jean Bertrand, 3 vol.
9. C’est sur ce point qu’insiste Michèle Duchet lorsqu’elle écrit : « Le voyage est donc à la fois pour [Prévost] le symbole et le lieu du romanesque : le fantastique, le merveilleux, le monstrueux même y ont droit de cité ; uvre de fiction, le roman dit l’étrangeté du réel ; le voyage est donc d’essence romanesque. Ce n’est pas un hasard, poursuit-elle, si le jour où [il]cesse d’écrire des romans, sa nostalgie du romanesque trouve un dernier refuge dans cette uvre où il se donne le change à lui-même, bien plus qu’il ne mystifie autrui : je veux parler des Voyages du capitaine Robert Lade. La même année, Prévost commence l’Histoire des voyages [
]. » Michèle Duchet, « L’Histoire des voyages de Prévost : originalité et influence » [in]Anthropo-logie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Maspéro, 1971. Rééd. : Paris, Albin Michel, 1994, « Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité », p.88.
10. « L’intérêt majeur des Voyages du capitaine Robert Lade, note Jean Sgard, est de nous faire assister à l’élaboration de l’Histoire générale des voyages : l’ordre général de la présentation (voyages de l’Est puis voyages de l’Ouest), la synthèse des différentes relations, la méthode de description, l’intérêt porté aux observations anthropologiques et morales annoncent en tout point sa grande encyclopédie des voyages. » Jean Sgard, éd., uvres de Prévost, VIII, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1986, p.422. Antoine-François Prévost, Histoire générale des voyages, ou nouvelle collection de toutes les relations de voyages par mer et par terre qui ont été publiées jusqu’à présent dans les différentes langues, Paris, Didot, 1746-1759, 15 vol. in-4°. Élaborer « un système complet d’histoire et de géographie moderne, qui représentera l’état actuel de toutes les nations » : telle est l’ambition de l’abbé Prévost lorsqu’il achève de composer ses Voyages du capitaine Robert Lade et qu’il se lance dans la composition des premiers volumes de son Histoire générale des voyages. Sur la genèse de cette collection et sa fortune : Sylviane Albertan-Coppola, « Constitution, métamor-phose et célébration du savoir dans l’Histoire générale des voyages de Prévost » [in]La Cul-ture des voyageurs à l’âge classique : regards, savoirs & discours. 16e-18e siècles. La Revue Française, numéro spécial, numéro électronique, août 2003. Etudes réunies et présentées par Dominique Lanni. http://revuefrancaise.free.fr
11. Le portrait extrêmement féroce brossé par François Leguat ne constitue en rien une exception pour l’époque. Ce sont les éléments apportés par François-Maximilien Misson, qui viennent le corriger, qui en font un portrait unique, parce que conciliant deux images opposées. Misson n’est pas le seul à porter un regard positif sur les Hottentots. À la même époque, en Angleterre, un certain Charles Leslie livre également une image très positive du Hottentot. Les collections d’Hakluyt et de Purchas réunissent maints récits relatifs aux pérégrinations effectuées dans les Indes. Aussi l’extrême étrangeté du Hottentot connaît-elle une immense fortune en Angleterre où les formes et enjeux de son instrumentalisation sont des plus variés. Si cet être à la répugnante étrangeté inspire à Swift, comme on l’a vu, les immondes Yahoos de la quatrième partie de ses Gulliver’s Travels, il inspire auparavant à Leslie l’éloquent sauvage de son Dialogue between three H-s’. Leslie a lu Herbert. Mais dans son dialogue, ce n’est pas l’extrême étrangeté du Hottentot qui prête à rire mais le discours tenu par ses deux interlocuteurs européens : Hoadly et Higden. Apologistes de la civilisation, Hoadly et Higden sont désarmés par le bon sens du Hottentot, défenseur de murs frustres mais conformes aux lois de la nature. Charles Leslie, The Finishing Stroke, being the Vindication of the patriarchal Scheme of Government [
] To which are added remarks [
] in a Dialogue between three H-s’, London, 1711.
12. Les Lettres persanes paraissent en 1721. L’un des épisodes les plus emblématiques du roman et les plus révélateurs de la nécessité pour l’étranger de correspondre aux représentations que véhicule l’imaginaire collectif pour être reconnu est sans doute celui qui s’achève sur la célèbre formule : « Comment peut-on être Persan ? » « [
] je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare, écrit Rica à son ami Ibben ; et, quoique j’aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d’une grande ville où je n’étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l’habit persan et à en endosser un à l’européenne, pour voir s’il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d’admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement : libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J’eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m’avait fait perdre en un instant l’attention et l’estime publique : car j’entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu’on m’eût regardé et qu’on m’eût mis en occasion d’ouvrir la bouche. Mais, si quelqu’un par hasard apprenait à la compagnie que j’étais Persan, j’entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : « Ah ! ah ! monsieur est Persan ? » C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? » « De Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712 » Montesquieu, Lettres persanes, Paris, 1721, Lettre 30.///Article N° : 4030