Présenté dans la sélection ACID au festival de Cannes 2023, Nome est le troisième long métrage de fiction de Sana na N’Hada (Guinée-Bissau) après Xime (qui avait été présenté à Un certain regard en 1994) et Kadjike (2013). Rencontre avec une mémoire vivante de l’Histoire et du cinéma de Guinée-Bissau.
Le film s’appuie sur de nombreuses archives, ce qui lui donne une très grande force. Vous m’aviez dit lors de notre entretien sur Kadjike, votre précédent long métrage, qu’elles avaient été jetées à la rue et que vous n’aviez pu sauver que 40 heures de pellicule sur 100 heures…
C’est exact. Nos archives ont été vandalisées par un secrétaire d’Etat qui voulait faire une agence de presse écrite de notre salle de montage. Comme j’avais résisté, il avait fait tout mettre dehors, à la poussière et à la pluie. Les 40 heures restantes ont pu être numérisées grâce à une Portugaise vivant en Allemagne qui a pu en trouver le financement. Elles sont maintenant à Berlin. Dans le film, on utilise quelques archives françaises, anglaises, suédoises, cubaines, soviétiques, portugaises, mais l’essentiel ce sont ce que nous avions tourné Flora Gomes et moi.
Nome, titre du film, est le nom du grand frère et veut dire « homonyme », mais tous ses compagnons d’armes prennent le même nom dans leur propre langue. Est-ce pour exprimer l’unité dans la diversité ?
Quand on parlait de « pacification », les Guinéens ont été divisés : les uns devaient se battre contre les autres, en faveur de l’occupant. L’originalité de la méthode d’Amilcar Cabral était de faire l’unité contre l’armée coloniale. Nous ne nous battions pas contre les Portugais en tant que tels mais contre le colonialisme. Dans mon film, j’essaye de dire qu’on est tous responsables du succès ou de l’échec de notre combat. Je m’interroge, vu ce que cela nous a coûté en sang, sueur et sacrifice : on a proclamé un Etat qui n’existait pas pendant le conflit. Quel est le résultat ? Que faisons-nous de cette indépendance ? On s’appelle tous « Nome » : nous sommes tous responsables, du succès comme de l’échec.
Vous avez tendance à dire que c’est un échec…
Oui. C’était douloureux de voir les Guinéens s’entretuer. J’ai fait sortir ma famille de Bissau mais onze mois durant, la situation est restée inchangée.
Le film en a un goût amer… Un personnage se demande si les Guinéens peuvent assumer tant de bonheur.
C’est mon état d’âme. Ce que j’ai vécu dès 13 ans, me retrouvant au milieu de ce conflit, n’est pas exceptionnel : toutes les familles guinéennes sont endeuillées.
A quel âge avez-vous été envoyé à Cuba pour apprendre le cinéma ?
17 ans. A 14 ans, je me suis retrouvé à m’occuper des malades dans un hôpital de campagne durant deux ans, j’y fais référence dans le film. Je voulais faire médecine mais il n’y avait plus de place. Mais Amilcar Cabral m’avait remarqué et m’a envoyé à Cuba en 1967 pour apprendre le cinéma, avec Flora Gomes, Josefina Lopes Crato et José Bolama Cobumba. J’ai d’abord suivi les cours du lycée Vladimir Ilich Lenin à la Havane puis appris le cinéma à l’Instituto Cubano de Artes e Indústrias Cinematográficas (ICAIC) d’avril à novembre 1971 avec José López Álvarez, José Tabio, Dervis Espinoza, Norma et Santiago Alvarez. Ensuite, j’ai suivi un stage de perfectionnement de 18 mois aux « Actualités Sénégalaises » à Dakar en 1971-72, sous la direction de M. Paulin Soumanou Vieyra et suivi par le reporter-caméraman Orlando Ricardo Lopez. A la suite de quoi j’ai été assistant réalisateur en Guinée-Bissau sur des tournages de Sarah Maldoror, Anita Fernandez et Chris Marker.
Nous étions chargés de documenter la lutte pour l’indépendance. Ce que nous avons fait, mais nous n’avons pu voir que cinq ans après nos images développées, donc deux ans après l’Indépendance ! Nous étions au front, Flora au Sud, moi au Nord et au Nord-Est. On filmait tout et on remettait les pellicules au PAIGC[1] à Conakry qui les faisait développer dans les pays amis. Mais on ne les a jamais vus ensuite.
Par contre, vous avez voulu faire un film avec ces archives en 1979-80.
Nous avons fait un premier film de 15 minutes, Anos no oça luta, et envoyé les pellicules dans une valise en Suède via Bissau et Lisbonne, mais elles ne sont jamais revenues. Un jour je suis allé chercher un matelas dans une fabrique et, en attendant qu’on me l’amène, je me suis un peu promené derrière et ai découvert les statues des héros portugais, par terre dans les herbes. J’ai filmé ça et on a eu l’idée avec Flora d’en faire un film avec pour thème « d’où l’on vient ». Le titre était : « La Guinée-Bissau, six ans après », pour parler des six années de construction du pays. C’était en 1979. On a fini le film le 15 novembre 1980 et le soir même, il y avait un coup d’Etat. Je me suis débrouillé pour sortir la pellicule de Bissau et la sécuriser chez un opérateur français, Telcipro, qui a maintenant disparu. Je n’avais pas d’argent pour payer le développement. J’avais affirmé que l’Etat paierait !
On a l’impression dans Nome que vous partez des archives et construisez une fiction pour rebondir.
Oui, on pensait mettre des archives pour combler les ellipses et ce n’est qu’au dernier montage qu’on a intégré toutes ces archives, ce qui a un peu trop rallongé le film !
Le réalisme magique apporte aussi une certaine distance par rapport à la fiction.
J’ai essayé de combiner différents éléments. D’une part, la communication avec le bombolong, cet instrument très ancien qui utilise un langage codé que tout le monde comprend. Comme c’est aussi un instrument qui sert à se divertir, les jeunes trompaient la police en sensibilisant à la lutte comme s’il s’agissait d’aller danser alors qu’ils appelaient à des réunions en brousse ! D’autre part, le personnage de Nambù, qui a été engrossée puis abandonnée, ce qui apporte une négativité au héros. Comme je n’ai pas l’occasion de faire beaucoup de films, je charge le récit ! (rires)
Quel est votre rapport avec les gens que vous filmez ?
Je suis fondamentalement paysan mais je n’ai jamais cultivé la terre. Mon village est à 100 km de mon habitation de Bissau. Je programme l’année agricole et fournit les engrais à toute la famille. A la moindre occasion, j’y vais.
Le réalisateur mozambicain João Ribeiro est à l’image.
Oui, c’est un ami. En 2005, nous avions fait un film ensemble après la guerre civile : Bissau d’Isabel. On s’est compris. C’est un grand opérateur et j’ai demandé au producteur d’attendre qu’il soit libre pour Nome. Les trucages du film, il les a fait dans la caméra, pas au laboratoire. Le personnage qui m’a posé le plus de problèmes, c’était l’Esprit avec sa face blanche, qui est un jeu de miroir. Le scénario prévoyait qu’il était partout, dans les arbres, dans l’eau, etc. On le voit disparaître et apparaître grâce à un truc dans la caméra. Cela contribue à la dimension fantastique du film.
La collaboration entre les réalisateurs et techniciens est-elle très forte dans l’espace lusophone ?
Durant nos études à Cuba, nous avons connu beaucoup d’Angolais et de Mozambicains, ainsi que des Cap-Verdiens. Nos relations datent de cette époque. Après l’Indépendance, je me suis lié d’amitié avec José Luandino Vieira, écrivain angolais qui s’est aussi occupé de cinéma en Angola. C’est avec les Cap-Verdiens que nous sommes surtout restés liés. Nous faisions tout ensemble mais la politique est venue s’en mêler !
L’Esprit est contradictoire : il est d’abord le sage puis il est dans le désarroi face à ce que devient le monde.
C’est mon état d’esprit. J’ai commencé à déchanter quand on a tué Amilcar Cabral en 1973. Nous avions commencé à filmer les premières élections de Guinée Bissau. A sa mort, nous avons traversé tout le pays en douze jours à marche forcée, sans se reposer, car nous voulions assister à ses funérailles à Conakry, que nous avons d’ailleurs ratées. Mais nous avions la lucidité nécessaire pour poursuivre son oeuvre et construire la Guinée-Bissau. J’avais vu le cinéaste français Mario Marret dans le Nord-Est et je l’ai retrouvé pour la proclamation de l’Etat. En tant qu’opérateur caméra qui a grandi, je l’ai approché. On a parlé : nous étions sur la même longueur d’onde. L’Esprit évolue dans le temps. Il finit par souffrir aussi. Tant que la cérémonie de deuil n’est pas faite par ses proches, l’esprit des morts reste là, autour des vivants, invisible, mais bien présent, pour juger leurs actes. Les Guinéens sont animistes : on ne meurt jamais complètement. Il aide en attendant que sa famille sculpte le bombolong avant qu’il puisse se reposer en paix. C’est lui qui guide le comportement moral et social des humains en précisant ce qu’il ferait s’il était vivant.
Les grands films historiques de la lutte pour l’Indépendance que sont Sambizanga de Sarah Maldoror ou Mortu Nega de Flora Gomes montrent des femmes qui marchent : vous ont-elles inspiré pour le personnage de Nambù ?
C’est surtout que les femmes sont importantes dans ma famille car ma grand-mère maternelle n’a jamais eu de garçon. J’ai donc été encadré dans mon enfance par les femmes. Aujourd’hui, ce sont les femmes qui tiennent. Plus la crise et l’inflation s’installent, plus ce sont les femmes qui tiennent le foyer, l’école, etc. Les femmes du film représentent la constance féminine. Ce sont elles qui se réveillent les premières !
Merci et bon anniversaire !
Ah, merci !!
[1] Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, PAIGC (Partido Africano da Independência da Guiné e Cabo Verde).