Deux films en compétition officielle, huit longs métrages de cinéastes africains dans les différentes sections : l’Afrique a marqué le festival de Cannes 2023. A cela s’ajoutait une forte présence au marché du film (4ème édition du Pavillon Afriques de Karine Barclais , lieu d’échanges et de rencontres, et Pavillon africain créé en 2019 par Aminata Diop-Johnson, qui se concentre sur la promotion de jeunes talents) et la deuxième édition d’AfroCannes de Prudence Kolong, plutôt axé sur l’Afrique anglophone.
Nous avons souligné la forte présence des problématiques féminines dans un premier article. On trouvera ci-dessous les tendances économiques et les autres films pour une vision globale.
Cannes est une machine tentaculaire. Le marché du film, parallèle au festival, totalise près de 13 500 accrédités. Il a ses salles de cinéma qui lui sont propres, de petites dimensions, réservées aux acheteurs, donc essentiellement les distributeurs. En tout, 23 000 professionnels sont présents dont 4 000 journalistes pour plus de 2000 médias en provenance de 90 pays. On rencontre donc tout le monde à Cannes – ou pas car chacun est dans sa bulle avec un agenda surchargé entre films, rencontres professionnelles, rendez-vous, interviews, cocktails, etc.
Ecrire sur le festival revient à tenter de dégager des tendances, autant économiques qu’esthétiques et thématiques. Mission impossible vu le nombre de films. Limitant notre champ aux films d’Afrique et d’Afro-descendants ou touchant à la diversité, cela réduit le nombre mais la réjouissante abondance de films sélectionnés cette année issus de ces sphères culturelles, en plus des contraintes posées par l’obtention de billets dans une réservation en ligne où l’on n’est pas forcément prioritaire, ont fait de cette édition un vrai parcours du combattant.
Je ne m’en lasse pourtant pas, revenant pour la 23ème fois. Il reste très excitant de se retrouver dans les grandes salles bondées lorsque la lumière se tamise et que sur l’écran les marches rouges sortent de la mer sur une musique de Camille Saint-Saëns (« Aquarium » extrait de « Le Carnaval des animaux« ), introduction immuable qui n’a pas bougé depuis 1990 ! Avec 77 ans d’histoire, le festival est devenu une légende, y aller est un rêve pour beaucoup, y être sélectionné une apothéose, surtout quand il s’agit d’un premier film et qu’on est encore une jeune cinéaste alors que la moyenne d’âge des réalisateurs briguant la Palme est en 2023 de 65 ans, 52 ans pour les réalisatrices. Ramata-Toulaye Sy en compétition officielle comme le fut Mati Diop en 2019 : voilà un cadeau qui peut être douloureux car si le magnifique Atlantique a obtenu, suprême consécration, le Grand prix du Jury, le deuxième prix après la Palme d’or, Banel et Adama, dont le scénario est issu d’un projet de fin d’études à la Fémis en 2015 et dont les effets formels peinent à appuyer un propos ambigu, ne reçut qu’un accueil globalement peu enthousiaste de la critique. Le film n’a attiré que 20 000 spectateurs en France en cinq semaines pour sa sortie en salles tandis qu’Atlantique en avait mobilisé 60 000 sur la même période (cf notre critique et notre entretien avec Ramata-Toulaye Sy).
Tendances économiques
D’abord une polémique. En recevant sa palme d’or pour le passionnant et marquant Anatomie d’une chute, Justine Triet déplore que « la marchandisation de la culture que ce gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française. Cette même exception culturelle sans laquelle je ne serai pas là aujourd’hui devant vous », ce qui déclencha l’ire de la ministre de la Culture qui la traita sur X d’ingrate, feignant de croire qu’elle attaquait le système d’aide au cinéma, le contraire justement de ce qu’elle défendait.
En s’adressant ainsi au public, Justine Triet confirmait que Cannes reste une tribune pour la défense du cinéma. C’est dans son ADN : favoriser de nouveaux talents et obliger les plateformes à une sortie salle si elles veulent entrer en compétition. La France reste le pays de la chronologie des médias et le temps de l’opposition cinéma/streaming est révolu, alors même que le public est de retour dans les salles et que les plateformes ne peuvent remplacer l’émotion d’un public qui rit, pleure ou a peur ensemble. Bien qu’ancienne présidente de WarnerMedia, Iris Knobloch ne le dément pas, qui vient remplacer Pierre Lescure auprès de Thierry Frémaux. Elle annonce vouloir préserver l’identité d’excellence du festival, terre d’accueil pour tous les cinémas du monde. « La seule frontière, c’est le talent », dit-elle[1].
Ce serait ainsi en restant fidèle à ses fondamentaux que le festival a retenu cette année un grand nombre de films africains. Le Film français titrait : « L’Afrique en force à Cannes » et The Hollywood Reporter : « Cannes a (enfin) son moment africain ». L’industrie américaine découvre l’attrait des histoires basées en Afrique : 859 millions de dollars au box office pour Wakanda Forever, 97,3 millions pour The Woman King. Quant aux Netflix, Amazon et Canal+ avec Showmax en Afrique du Sud, ils investissent tous azimuts en Afrique, ce qui dynamise la diffusion des productions africaines elles-mêmes.
Il n’empêche qu’en dehors de La Mère de tous les mensonges d’Asmae el Moudir (cofinancé par le Maroc, l’Egypte et les pays du Golfe), les sept autres élus sont des coproductions avec le Nord. Ce n’est pas une seule affaire de subventions publiques : « le cinéma français est très largement financé par des fonds privés, au premier rang desquels Canal+ », dit Maxime Saada, président du directoire du Groupe Canal+.[2] Lui aussi défend la valeur de la salle et la chronologie des médias : « Seule la salle fait d’un film un événement ». En outre, le cinéma supplante les séries et le sport dans l’intérêt des jeunes pour les plateformes.
En salles, selon le bilan 2022 du CNC, le cinéma français (et ses coproductions) s’adjuge 41,1 % des parts de marché contre 41,4 % pour le cinéma américain. 681 films inédits sont sortis dans les 2061 salles françaises, totalisant 6298 écrans. 403 ont été recommandés « art et essai ». 138 étaient des documentaires. En comparaison, la durée d’écoute quotidienne de la télévision est de 3h26, soit 15 minutes de moins qu’en 2021. 2127 films y ont été diffusés. Pour les salles, l’enjeu est aujourd’hui de passer du projecteur xénon au laser, bien moins énergivore, mais cela coûterait globalement 400 millions d’euros.
Longtemps démarrante, la VOD gagne doucement en chiffre d’affaire, sans pourtant s’imposer. Organisée par l’OIF, une table-ronde réunissait au Pavillon Afriques les initiatives africaines, à commencer par celle de Nabil Ayouch, Aflamin, plateforme de streaming créée en 2022 avec 60 % de cinéma marocain. Elle est accessible sur abonnement (4 €/ mois) ou via un système de location à l’unité (1,80 €). Avec quelque 500 abonnés, la rentabilité économique n’est pas encore atteinte. En Côte d’Ivoire, l’essai de plateforme n’a pas fonctionné face au poids de Netflix qui développe des programmes locaux. En Tunisie, Artify met en avant le cinéma tunisien mais, comme au Maroc, l’abonnement en euros (avec paiement via paypal) limite beaucoup, sans compter que les textes manquent pour une existence légale. Ces plateformes touchent dès lors plutôt la diaspora.
La montée de l’Arabie saoudite
Une tendance qui se confirme : sept films montrés à Cannes cette année ont été cofinancés par le Red Sea Festival d’Arabie saoudite et sa fondation, réservée aux films réalisés par des cinéastes arabes et africains.[3] Le Red Sea Lodge, programme d’accompagnement monté en collaboration avec le Torino Film Lab, organise en outre des ateliers successifs pour une douzaine de cinéastes pour développer leur projet de longs métrages. D’abord ouvert aux cinéastes arabes, il l’est maintenant aussi aux Africains.
Le pays qui l’avait proprement interdit jusqu’en décembre 2017 s’investit de plus en plus dans le cinéma. A Cannes, le fonds de développement culturel saoudien a annoncé le lancement de deux programmes de soutien à l’industrie locale du film pour 180 millions de dollars. Ithra Cinema, qui émane du King Abdulaziz Center for World Culture, notamment impliqué dans l’organisation du Saudi Film Festival dont la 9ème édition a eu lieu du 4 au 11 mai à Dhahran, a lancé un appel à projets pour cinq films, sélectionnés par un panel de cinéastes arabes. L’idée est d’attirer les tournages, sachant que l’Al-‘Ula (une oasis touristique et cinématographique de la province de Médine) développe un important complexe de studios et que Neom, la ville futuriste voulue par le prince Ben Salman, propose déjà des plateaux au sein des studios Bajdah où 30 productions ont déjà été tournées sur les 18 derniers mois, notamment la première production américaine, Desert Warrior de Rupert Wyatt, ou le Bollywood Dunki avec Shah Rukh Khan. L’avantage fiscal de 40 % des dépenses remboursées introduit en 2022 suffit à convaincre les réticents, à condition d’employer les techniciens saoudiens.
L’Al-‘Ula a invité en « special guest » Johnny Depp et Will Smith, privilégiant à grands frais une relation américaine comme auparavant Dubaï, mais l’Arabie saoudite n’est pas à l’abri des surprises : Sattar d’Abdullah Al-Arak, une comédie locale, a engrangé 40 % de plus de billets qu’Avatar : la voie de l’eau ! en troisième semaine et est venue se coincer au top 5 des recettes jusqu’ici dans le pays.
Il est donc possible de concurrencer les grosses machines américaines avec de petits films locaux, ce qu’a compris la Commission royale du film de Jordanie, créée en 2003 en l’absence de maisons de production jordaniennes, comme le montre la sélection de Inch Allah un fils d’Amjad Al Rasheed à la Semaine de la critique. Formation des jeunes cinéastes et fonds d’aide (créé en 2016) font leur effet. Les coproductions d’œuvres en langue arabe avec les pays de la région peuvent aussi être soutenues. E là aussi, un système d’exemption de taxes attire les tournages. A Cannes, la RFC a lancé, associée à New York Women in Film & Television (NYWIFT) l’initiative Hakayaha: Stories of Women in Jordan, qui finance le développement de films ou séries.
La sempiternelle question de l’autonomie
En 1992, aux Journées cinématographiques de Carthage de 1992, un colloque international La création cinématographique du Sud face aux marchés du Nord : perspectives pour les cinémas africains et arabes réunissait les professionnels sous la direction d’Abdellatif Ben Ammar. Dans son texte de base, Ferid Boughedir faisait le constat de la nécessité des subventions et des coproductions pour produire les films africains et arabes, sans que les coproductions Sud-Sud ne décollent vraiment.[4] L’enjeu était devenu de passer « de l’assistance au partenariat », axe du colloque. Il constate également que certains films se modèlent sur les attentes de ce public : exotisme dépaysant, barbarie de coutumes rétrogrades, détresse née de l’appauvrissement..[5]
Où en est-on aujourd’hui ? Les coproductions Sud-Sud progressent, notamment à travers des initiatives comme DENTAL, mais restent encore peu nombreuses. Les subventions de coopération et internationales se sont raréfiées, de même que les engagements des télévisions, mais se sont aussi diversifiées, avec une multiplication des appels à projets. L’Union européenne, à travers son secrétariat ACP, lance des programmes vertueux car centrés en Afrique et régionalisés, mais qui ont le défaut d’être éphémères, aléatoires vu l’incertitude politico-économique actuelle. L’OIF a cofinancé sept films projetés cette année à Cannes avec son fonds doté d’un million d’euros. Enfin, les fonds nationaux en Afrique se sont développés dans des pays comme le Sénégal ou la Côte d’Ivoire mais ne suffisent en général pas au financement des films aidés.
Vitalité du Maghreb
Ces aides dépendent des pouvoirs publics. La forte présence des cinémas du Maghreb à Cannes a confirmé l’importance des fonds d’aide et d’un tissu de producteurs indépendants pouvant les solliciter. L’Algérie, elle, a fermé en 2022 son seul guichet d’aide à la production, le Fonds d’aide aux techniques et aux industries cinématographiques (FDATIC), créé en 1967. Des sessions nationales de l’industrie cinématographique ont eu lieu en 2023 dont les recommandations sont reprises dans un atelier en décembre 2023. Wait and see… Profitant encore des derniers fonds, on a pu voir les films de Karim Moussaoui, Sofia Djama et Mounia Meddour. Mais il leur est difficile de se lancer dans un nouveau film.
Cannes 2022 avait été marqué par la forte présence tunisienne : Une histoire d’amour et de désir de Leyla Bouzid en clôture de la Semaine de la critique, Sous les figues d’Erige Sehiri et Ashkal de Youssef Chebbi à la Quinzaine des cinéastes. Du Maroc, on trouvait Le Bleu du caftan de Maryam Touzani à Un certain regard. Tous ces films sont de vraies œuvres d’auteur, qui ne cherchent pas à répondre aux attentes occidentales dégagées en 1992 par Boughedir.
Ces deux pays disposent de Fonds efficaces : au Maroc, le fonds de soutien du Centre cinématographique marocain (CCM), créé en 1944 (!), qui investit 7 millions d’euros par an, parfois appuyé par les chaînes de télévision publique ; en Tunisie, la Commission d’encouragement à la production cinématographique via le Centre national du cinéma et de l’image (CNCI) – la lenteur du processus et la baisse des montants alertent cependant la profession.
Si l’Egypte était absente des sélections cette année, cela ne l’empêche pas d’être un acteur clef en termes de production du cinéma indépendant, notamment avec Film Clinic de Mohamed Hefzy qui a récemment produit Voy! Voy! Voy! d’Omar Hilale sur une équipe de footballeurs non-voyants et accompagne La Robe de mariée de Jaylan Auf, « une dramédie qui vise le public occidental car on découvre Le Caire comme on ne l’a encore jamais vue », dit Hefzy.[6] Et cela avec des projets égyptiens : Hamlet from the Slums, d’Ahmed Fawzi Saleh, et Aisha Can’t Fly Away Anymore, de Morad Mostafa (une plongée au sein de la communauté africaine cairote comme l’est son court Je te promets le paradis sélectionné à la Semaine de la critique), Cairo-Mecca, de Hani Khalifa, 19B d’Ahmad Abdalla El Sayed ) – mais aussi des films saoudiens (Basma, de Fatima Al-Banawi, et Hajjan, du réalisateur égyptien de Yommedine Abu Bakr Shawky, qui se déroule dans l’univers des courses de chameaux en Arabie).
Vitalité des femmes
Nous avons largement évoqué les films réalisés par les femmes ou ayant des femmes comme personnage principal dans notre premier article, sans oublier que Ramata-Toulaye Sy est la deuxième réalisatrice noire après Mati Diop à être en compétition officielle. Le premier programme « Celebrating Black Women in International Film » initié par le « British Film Institute with Diversity » a organisé deux jours d’événements au festival pour que les réalisatrices noires aient davantage de visibilité, insistant sur le manque de diversité à tous les niveaux.
Quant au Collectif 50/50, créé en 2018 pour se battre pour la parité dans les instances et les sélections, et qui revendique un millier de membres, il a pris part aux réflexions qui ont mené au bonus parité du CNC en 2019 et à la conditionnalité des aides du CNC à la prévention et la détection du harcèlement sexuel. Le Collectif put débattre lors d’une table-ronde dédiée au Pavillon les Cinémas du monde de l’Institut français, et a par ailleurs présenté une nouvelle étude sur la parité dans les compétitions officielles des grands festivals (Cannes, Venise, Berlin).
L’histoire pour parler du présent
Dans la sélection ACID, Nome de Sana Na N’Hada retrace à travers une famille l’Histoire de la Guinée-Bissau. Afin de documenter la lutte de libération, le réalisateur avait été envoyé tout jeune par Amilcar Cabral avec Flora Gomes à Cuba pour apprendre le cinéma. Le film, superbe et poignant, est ponctué de ces images qui l’ancrent dans un temps qui fut vite révolu une fois l’indépendance acquise. Lire notre entretien avec le réalisateur et la critique du film qui fut également présenté au FIFDA et qui sortira le 13 mars 2024.
La question juive fut très présente au festival. Avec Occupied City (séance spéciale), Steve McQueen propose en quatre heures une évocation radicale de la ville d’Amsterdam où il habite depuis 27 ans : images d’aujourd’hui, voix-off sans intonation sur les exactions commises par les Nazis à l’encontre des Juifs durant la guerre dans les mêmes lieux que nous voyons à l’écran. C’est très fort : en l’absence d’archives, ces lieux se mettent à parler. Il y a les justes et les collaborateurs, la délation, les suicides et la torture, le confinement et la peur, les arrestations, les trains, les occupations, la faim, les morts, les noyages, les héros… Et la continuité de la douleur. 75 % des Juifs n’ont pas survécu. Il y a aussi le monument en hommage à la résistance juive. Et un drone policier survole un meeting contre la montée du fascisme. Et une fin fulgurante de beauté.
Le Procès Goldman de Cédric Khan (Quinzaine des cinéastes) fut un des grands moments du festival. Film coup de poing sur le deuxième procès de Pierre Goldman en avril 1976, il dresse le portrait d’une époque et renvoie à la nôtre : racisme, antisémitisme, xénophobie de la police. Militant d’extrême gauche mais aussi coupable de braquages à main armée, Goldman devient l’icône de la gauche intellectuelle. Le huis-clos du procès, magistralement mis en scène, concentre l’attention et l’émotion, tant Goldman est un extraordinaire plaideur et le film respecte sans parti-pris tous les protagonistes. Captivant !
Avec, L’Enlèvement, (compétition officielle) Marco Bellochio se déplace dans le quartier juif de Bologne en 1858. Les soldats du Pape enlèvent un enfant de 7 ans qui aurait été baptisé en secret par sa nourrice étant bébé. La loi pontificale est indiscutable : il doit recevoir une éducation catholique. L’extraordinaire maîtrise de Bellochio fait de ce piège mental un opéra fiévreux et baroque qui mêle allègrement les genres. Un splendide pamphlet contre l’obscurantisme et l’enfermement dogmatique !
Le Maroc superstar !
Avec Déserts (Quinzaine des cinéastes), Faouzi Bensaïdi passe à une vitesse supérieure, celle de la poésie et de l’imaginaire alors que ses films n’en manquaient déjà pas ! Le burlesque masque l’inattendu, et bientôt l’absurde et l’irrationnel. Avec la première partie, Bensaïdi aurait déjà fait un film assez parlant sur une société en crise. Mais il bifurque et s’enfonce dans le désert. Le burlesque se fait western, ce qui restait de réalisme devient abstraction. Et c’est fulgurant ! Lire notre critique ici.
Les dérives de la société, c’est aussi le thème de Les Meutes de Kamal Lazraq (Un certain regard) qui suit des petits délinquants père et fils dont le destin bascule quand la pègre de Casablanca les enjoint de kidnapper un inconnu. Incroyable jeu d’obstacles dans la nuit, le film installe habilement la tension et arrive à fasciner malgré son indéniable noirceur. Il est porté par des acteurs non-professionnels remarquables qui nous permettent de sentir physiquement la violence à l’œuvre.
L’ovni Augure
« Film choral retraçant l’histoire de quatre personnages considérés comme sorcières et sorciers » : c’est ainsi que le Belgo-Congolais Baloji décrit Augure, qui a été primé à Un certain regard. Ils vont s’entraider pour sortir de leur assignation dans une Afrique fantasmagorique. Tissu de fantasmes, le film l’est absolument. De fantômes aussi, tant l’imagerie imprègne le film entier. Il s’agira de soigner ses blessures jusqu’à pouvoir soi-même les soutenir. Foisonnant, toujours étonnant, à la fois mystique et ancré, libre et singulier, le film est une véritable expérience. Lire notre critique ici.
Courts métrages prometteurs
Sélectionné par la Cinéfondation, La Voix des autres a été réalisé par Fatima Kaci, de parents algériens, dans le cadre de ses études à La Fémis. Une Tunisienne travaille en France à interpréter des demandeurs d’asile auprès de l’administration. Elle voudrait les aider mais se fait reprendre. La fatigue s’accumule… Sensible, le film est en prise avec la difficulté de trouver sa place dans un tel travail.
Un jeune Kabyle va partir pour Paris, mais la mort brutale d’un proche trouble ses dernières heures au village. Production d’anciens élèves de l’université Paul-Valéry (Montpellier), regard doux-amer sur un lieu et une langue, La Maison brûle, autant se réchauffer (Axxam Yarya Maqar Ansahmu) de Mouloud Aït Liotna (Quinzaine des cinéastes) touche par sa sobriété autant que ses non-dits qui ouvrent à une multitude de possibles.
Tendances globales
D’où venons-nous ? Comment en sommes-nous arrivés là ? C’est ce que semblent se demander nombre de cinéastes de cette édition, et notamment les femmes qui interrogent leur mère voire leur grand-mère (Little Girl Blue, La Mère de tous les mensonges, Les Filles d’Olfa, Machtat). Cette convocation de l’intime tranche avec l’utilisation des genres en 2022 ou les monstres de 2021. Le documentaire mange sur la fiction ou l’inverse, inventant des formes originales pour interroger le passé (Occupied City, L’Enlèvement) ou le rejouer dans le présent. Intime, famille, Histoire… les sables de la mémoire sont mouvants (Nome, Goodbye Julia), l’incertitude domine (Mambar Pierrette, Inch’Allah un fils), les procès hésitent (Anatomie d’une chute, Le Procès Goldman), l’avenir est incertain (Déserts, Les Meutes)… C’est notre temps qui s’interroge. Le réalisme n’est plus de mise pour questionner le présent. Les films ne tournent pas le dos à la réalité mais tentent de l’aborder autrement, où mystique et imagerie se côtoient (Augure). Personne n’a de solution pour l’avenir, c’est au spectateur de l’imaginer pour éviter le retour de la barbarie.
[1] Le Film français, 17 mai 2023, p.6
[2] Le Film français, 19 mai 2023, p.26.
[3] Banel & Adama, La Mère de tous les mensonges, Les Meutes, Les Filles d’Olfa, Goodbye Julia, Jeanne du Barry et Inchallah un fils faisait partie de la première édition du Red Sea Lodge.
[4] Ont notamment été coproduits sans apport du Nord, Le Moineau, Le Retour de l’enfant prodigue et Alexandrie pourquoi ? (Egypte-Algérie), Amok et Naitou l’orpheline (Maroc-Guinée), Le Porteur d’eau est mort de Salah Abou Seif (Egypte-Tunis) et Camp de Thiaroye (Sénégal, Algérie, Tunisie).
[5] Ferid Boughedir, « Colloque international », FEPACI info, no 9, septembre 1992, p. 3-5.
[6] Le Film français, 24 mai 2023, p.12.