Auréolé du prix de la mise en scène de la section Un certain regard à Cannes 2023, le documentaire très original d’Asmae El Moudir a récolté moult distinctions de par le monde. Il sort sur les écrans français le 28 février 2024.
Nous l’avions signalé dans notre premier article sur les films de Cannes : alors que les réalisateurs mettent généreusement en scène le courage des femmes, les réalisatrices se coltinent leur part sombre et la complexité de leurs relations avec leurs mères. Contrairement aux assignations, leurs réactions ne sont pas naturelles et la politique détermine intimement leur devenir.
C’est le cas de ce film au titre évocateur ! Au moment du déménagement de ses parents, triant ses vieilles affaires, Asmae El Moudir découvre qu’ils n’ont d’elle enfant qu’une seule et unique photo ! Elle ne s’y reconnaît pas, et se met à enquêter. Une figure tutélaire se dégage, sa grand-mère terrorisante, qui avait imposé le silence et interdit les photographies, ne laissant que ce qu’elle ne pouvait restreindre : les souvenirs. Seule la mémoire orale pouvait restaurer des archives et aller au-delà des omissions et des petits mensonges familiaux, ces « mensonges blancs » du titre original, des « mensonges légers ».
Cela risquait de donner un documentaire comme on en voit tant : la parole recueillie des membres de la famille et corrélativement la difficulté de connecter avec ce qui paraît lointain car trop singulier. Il fallait donc un dispositif original. Le père est en la matière d’une grande aide : ayant travaillé en tant qu’artisan et restaurateur de bâtiments anciens, il adore les miniatures et reconstruit carrément leur quartier de Casablanca tout en modelant les membres de la famille. Eclairé par des ampoules et des lampions, le tout est très vivant.
Puisque le décor était construit et que les personnages existaient, il fallait leur donner corps. Les miniatures ont leur double : les personnes réelles, qui réagissent. En parallèle, la voix intime de la réalisatrice rebondit à travers des archives sur le drame que fut pour sa famille la violente répression des émeutes de la faim de juin 1981 qui fit 600 morts. Un secret émerge peu à peu, une mémoire interdite se construit, à la fois personnelle, familiale et historique face au mur du silence, alors qu’on sait à quel point les heures sombres du régime d’Hassan II ont marqué l’Histoire marocaine.
Le récit est à la première personne, car le « je » a été bafoué. Asmae El Moudir a réalisé ce film au sortir d’une période de dépression : il est en soi une thérapie. Parler d’épisodes passés qui lui ont été transmis lui permettait de faire un travail sur soi, de se resituer dans l’histoire de sa famille et de faire transiter l’émotion par les personnages. Il ne s’agissait pourtant pas de diaboliser les femmes de l’ancienne génération mais de comprendre ce qui les a amenées à de tels comportements. Voici donc qu’à l’histoire familiale se mêle la grande Histoire, elle qui a fait le lit des violences et des préjugés. Et que pour exprimer l’intime, le documentaire se fait fiction.
Le spectateur est dès lors, comme dans le théâtre épique de Brecht, confronté au dispositif d’un film en train de se faire plutôt que plongé dans un récit. Cette artificialité construit la distance qui permet de penser et débattre car rien n’est asséné. Chaque personnage peut être remis en cause pour en ouvrir les contradictions. Les réactions violentes de la grand-mère sont tournées en dérision, même lorsqu’elle écoutait à travers les murs pour démasquer les opposants au roi qu’elle idolâtrait ! Cette pointe d’humour participe de la distanciation qui ne permet pas seulement de prendre la parole mais de faire en sorte que cette parole soit entendue et ressentie. D’où la liberté que le film prend avec la temporalité dans de signifiants allers-retours.
Ce dispositif est polyphonique, l’irrationnel ou l’illogique sont bienvenus, les points de vue varient, les certitudes vacillent. Cette recherche formelle forge un décalage qui recadre, une nouvelle esthétique documentaire apte à rendre compte d’un vécu complexe sans tomber dans les pièges du discours sûr de lui.
Là est la clef de la réussite du film et de son impact. Il rend visible ce qui n’a pas d’image et, ce faisant, rend possible le partage. Il orchestre par sa créativité la libération de la parole dans la famille, sa mémoire et donc peut-être aussi sa thérapie. Il fallut dix ans de travail à Asmae El Moudir pour aboutir à ce film sans scénario. La parole et l’image prennent du temps.