Sélectionné à la Quinzaine des cinéastes, Mambar Pierrette a marqué le festival de Cannes. Le film sort le 31 janvier sur les écrans français, ainsi que son documentaire Les Prières de Delphine. Des films que l’on n’oublie pas.
A la différence de ses documentaires(Les Deux Visages d’une femme bamiléké, Chez Jolie Coiffure, Les Prières de Delphine) mais avec le même désir de donner la parole à la personne filmée, Rosine Mbakam construit Mambar Pierrette comme une fiction. Comme elle l’explique dans notre entretien, elle a reconstitué des scènes que les protagonistes ont jouées comme dans la réalité. Son esthétique n’est cependant pas fixée d’avance mais découle du comportement de chacun : « Je ne veux pas prendre le pouvoir sur l’histoire des autres. J’estime que chaque personne est détentrice de sa propre histoire. Pour y avoir accès, je dois collaborer avec elle et partager ce pouvoir qu’a souvent le réalisateur sur la narration », dit la réalisatrice camerounaise.
Tout tourne autour de l’exigu atelier de couture de Pierrette Aboheu qui se démène avec ses difficultés pour élever ses enfants alors qu’on lui vole son argent ou qu’elle est inondée. La verve des échanges autant que la solidarité innervant les relations rendent passionnant autant qu’émouvant ce film de proximité (Pierrette est la cousine de Rosine et une bonne partie des personnes filmées font partie de sa famille). La personnalité de Pierrette, aussi battante que lucide, est magnifiée par la sincérité de la démarche de Rosine si bien que ce film tourné dans des situations dramatiques respire l’humour et la beauté.
La dominante des plans fixes centre sur ce que Rosine Mbakam veut mettre en exergue autant qu’elle favorise l’attention et l’écoute. « Je voulais ici qu’on voie les gestes de travail de Pierrette qui finalement produisent l’argent », dit Rosine. Car l’argent est central dans la vie de Pierrette comme de toutes les personnes qu’elle côtoie. « Tu aimes trop l’argent » est la phrase redondante dans les négociations sur le prix des habits. On voit pourtant que Pierrette n’est pas dure en affaire : elle sait trop bien que l’argent manque pour toutes, mais elle aussi en a terriblement besoin pour faire face à tout ce qui lui tombe dessus. Entre tirelire et tontine, Pierrette arrive à mobiliser des solutions d’urgence, mais on a l’impression qu’elle ne cesse de reculer pour mieux sauter. C’est cette position d’équilibriste sur le fil de l’existence que capte avec une grande finesse et une infinie tendresse Rosine Mbakam. Car qui se plaint ici ? Certainement pas Pierrette qui reste à l’écoute des malheurs des autres alors qu’elle nage dans les problèmes elle-même.
Pierrette n’a pas seulement du coeur, elle est sagace. Nous percevons à travers elle toute la complexité sociale d’un quartier, de cette constellation de nécessités et de survies, mais aussi combien la précarité économique a fragilisé les hommes et encouragé les femmes à gagner en autonomie. A travers le mannequin blanc qui regarde et se revêt de différents rôles, s’impose aussi la colonialité comme une donnée toujours présente, qui se marie aux absences de l’Etat pour perpétuer les obstacles.
Si Mambar Pierrette fait ainsi surgir les questions politiques sans les nommer, c’est également le cas de Les Prières de Delphine, qui sort au même moment dans les salles, une expérience à ne pas rater.
« Je voulais que la parole de Delphine entre dans les têtes, les corps, les esprits des spectateurs », dit Rosine. C’est absolument le cas. Ici, les plans fixes sont systématiques : Delphine est assise ou allongée sur son lit dans sa chambre encombrée de multiples objets qui ne laissent que de rares angles de vue pour la caméra. Elle se livre de façon spontanée, sans misérabilisme, au cours d’entretiens qui se succèdent, toujours plus intimes, douloureux, déchirants, mais aussi parfois chargés d’humour. C’est une femme qui dévoile ses blessures, forcée à la prostitution pour sauver sa sœur par un père qui ne voulait rien savoir et qu’elle peine à haïr. Une femme que personne n’a aidé à faire les bons choix mais qui eût l’audace et le courage de les prendre.
Ici aussi, c’est Delphine qui mène la danse. Amie de Rosine venue en même temps en Belgique, c’est elle qui a proposé de faire le film, le premier que fera Rosine à sa sortie de l’INSAS, école de cinéma de Bruxelles. Delphine se met en scène : elle a besoin de parler. Le film ne sera donc pas un portrait mais un film de parole. Il s’adapte à son témoignage, sans trop changer de cadre. Et lorsque, incroyable scène, Delphine se met à prier dans une mélopée proche de la transe, évoquant sa mère comme si elle était là, nous sommes saisis, sidérés. « Partir nous a donné la force de raconter notre histoire », dit en conclusion Rosine Mbakam. Une histoire qui lève le voile sur les fractures des traditions mais aussi sur les non-dits de la domination occidentale sur les femmes noires. C’est un cri que ce film nous propose d’écouter, d’une brûlante actualité.