La cinéphilie prend une grande place dans le film, les références étant autant ironiques que détournées. Quel est ainsi votre rapport au cinéma ?
Il est vrai qu’à regarder ma biographie, le théâtre prend une grande place mais depuis bien longtemps, une passion dévorante du cinéma s’impose. C’est elle qui m’a poussé au théâtre. J’étais dans ma ville natale un dévoreur de pellicule, sans distance, saisi corps et âme : c’était maladif ! Je n’ai fait du théâtre qu’en attendant de faire du cinéma ! Et d’ailleurs, de nombreux critiques ont souligné dans mes mises en scène de théâtre les références aux techniques de cinéma dans le travail sur la lumière ou la façon de monter les pièces. Quand j’ai fait La Falaise, je n’avais pas l’impression de débuter. Ce qui me plaît est de prendre à bras-le-corps la fabrication d’un film. WWW me permet de me rapprocher de mes envies premières. Mille mois peut paraître carrément classique en comparaison mais il consistait quand même à s’attaquer à un genre finalement assez codifié dans le cinéma maghrébin, une histoire centrée sur un enfant, et à le détourner. Tout le monde connaît les codes du polar mais pas ceux du cinéma social maghrébin : cela restait donc une approche marginale. Avec WWW, je me permets de passer le tabou et dialogue avec des cinéastes comme Tati, Hitchcock, Brian de Palma, etc.
Effectivement, vos références semblent dans ce film essentiellement puisées dans le cinéma occidental.
Il ne s’agit que de dialoguer avec l’histoire du cinéma en me disant que les films de Tati m’appartiennent tout autant qu’un réalisateur français. Si Brooks s’attaque au Maharabata, il paraît normal qu’un Anglais s’intéresse à la culture indienne. Pourquoi un Marocain ne pourrait-il pas faire du polar ? Le cinéma égyptien l’avait un peu fait. Il me semble juste de ne pas avoir de complexe à ce niveau. Le sujet est d’actualité et les nouvelles générations de vidéastes ou romanciers font un travail de déconstruction salutaire des enfermements identitaires.
Brooks se situe en Inde mais vous situez votre film à Casablanca, dans une modernité urbaine marocaine. Même sans se situer dans une filiation, le film apporte une rupture de ton, une rupture narrative proche de l’essai.
La première étincelle était toute simple. Il y a six millions d’abonnés à internet au Maroc, pour 30 millions d’habitants. Ceux qui ne l’ont pas chez eux vont dans les cafés ou clubs internet qui fleurissent de partout. L’explosion des téléphones portables et cette appropriation de la technologie à travers les détournements en masse sont impressionnantes. Du vêtement aux chaînes satellites, tout est détourné. Le film porte un regard sur cette société et où l’on va.
Du téléphone portable omniprésent à internet en passant par la grève des postiers, tout est affaire de communication sans qu’elle fonctionne véritablement. Plus on se branche, moins on communique. On retrouve la logique de Be with me du Singapourien Eric Khoo.
C’est vrai. Lorsque la commission marocaine a lu le scénario, certains n’y voyaient pas un film du Sud, mais la commission a accordé une aide très importante, soulignant que le film met le doigt sur le Maroc actuel. Chacun sait que c’est ce que nous prenons dans la gueule chaque jour de notre quotidien. Il est très visible à Casa qu’on va en même temps vers un grand individualisme dans une société de consommation de plus en plus fermée sur elle-même. Le film essaye de capter comment on deale avec des sentiments aussi anciens que l’amour au sein d’une mondialisation à la fois intéressante et sauvage.
Le côté très distancié de votre personnage et le fait que l’amour soit montré de façon tout sauf intimiste participent-ils d’une volonté de se situer seulement dans le spectaculaire ?
Je ne sais pas si je peux répondre. Mon cinéma demande une participation active du spectateur, le plaçant à distance et observateur. Il se refuse à l’émotion et reste plutôt brechtien.
L’émotion est davantage dans la trouvaille poétique que dans l’identification. On retrouve comme dans Mille mois et Le Mur une image fixe où les personnages passent, c’est-à-dire une grande place laissée au hors champ et à des jeux de perspectives à l’intérieur du plan. C’est une écriture que vous semblez travailler tout particulièrement.
Je me plais à créer un espace dans lequel bouge un corps : c’est de la chorégraphie. Dans ce film, tout est chorégraphié, même les bus et les voitures ! A Venise, on m’a demandé si la comédie musicale m’avait influencé. C’est effectivement une influence véritable, déjà au théâtre avec des mises en scène assez spectaculaires et des churs en mouvement. Une caméra à l’épaule avec des comédiens qui improvisent n’est pas ma manière de faire, ce qui n’empêche pas de l’apprécier chez les autres. J’aime bien un cadre-monde où tout est organisé, ce qui n’exclut pas la vie.
La verticalité des immeubles répond aux travellings horizontaux dans des banlieues sans arbre qui pousse. C’est une inscription de l’homme moderne dans un environnement plutôt dur.
Oui, j’aime bien que l’espace raconte ce que j’ai envie de communiquer. Les repérages sont un moment extrêmement important. Les décors où je tourne ont, je l’espère, une cohérence esthétique. Le cinéma essaye de récupérer l’architecture et la musique. Ma manière de cadrer est architecturale et ma manière de faire bouger les gens est musicale.
Votre film détourne en permanence. L’enseigne lumineuse devient affiche intime pour dire son amour.
J’aime bien que les objets circulent. Dans Mille mois, les jumelles arrivent avec le Caïd puis sont récupérées par la petite sur de la mariée avant que Mehdi ne s’en empare et parte avec. L’enseigne est détournée pour annoncer son amour. C’est une vieille réclame pour la limonade Yoki, une boisson qui n’existe plus depuis vingt ans. Si elle marche encore, c’est que lui l’entretient. Ce personnage a ainsi quelque chose de romantique et nostalgique. Chacun détourne tout, d’internet aux vêtements de mode. C’est une revanche sur la technologie et la richesse.
Une revanche programmatique ?
Oui. Cela nous rapproche de l’Asie : on trouve des logiciels très chers pour deux euros ! Les enseignes publicitaires vont cacher 60 % de la ville, avec des investissements énormes des pays du Golfe. On aurait pu démarrer le film par un encart « Casablanca 2015 ».
La présentation indique « un film contre les autres films, même contre les miens ».
Effectivement, c’est un film insolent, même pour nous qui le faisions. Au bout d’un moment, le film finit par nous mener plus qu’on ne le mène. C’est un film voyou, un mauvais garçon.
Est-il difficile de faire admettre les frasques de votre personnage qui va jusqu’à se déguiser en femme ?
J’attends de voir la réaction du public marocain. Il était bien sûr très drôle de jouer et diriger l’équipe en même temps, avec des cheveux blonds et du rouge à lèvre !
Cela répond à un désir d’ambivalence ?
Oui. Il me semblait intéressant de faire passer ce personnage très minimaliste en quelque chose d’incongru et de culotté tout en conservant son jeu retenu. De même, le couple tueur-prostituée, une vieille figure au cinéma, porte cette ambiguïté en lui.
La référence au 11 septembre est explicite et ironique.
Le titre porte déjà la référence au beau monde qu’on est en train de nous préparer. Ce ne sont pas des références anodines. Le film parle de cette mondialisation économique mais aussi de celle de l’émotion et de la terreur. Le tueur distancié pince-sans-rire effectue toujours une sorte de rituel pour ses crimes. Le crime est banalisé. Le centre commercial qui s’appelle d’ailleurs le twin center me donne cette occasion d’une référence visuelle. Casablanca, c’est le Maroc mais c’est aussi le monde.
La reprise d’Amarcord est tragique puisque le paquebot fonce sur des boat people.
Oui, et j’ai suivi Amarcord presque plan par plan. La même séquence prend une signification toute différente dans le contexte actuel.
Et la fascination n’est plus la même.
Le monde est devenu plus noir. C’est un film où l’on rit avec beaucoup de noirceur. Le monde est cruel, ce n’est pas moi qui l’invente !
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