Ernest Dükü : « L’être artiste est celui  qui trace les lignes des utopies »

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Le peintre-plasticien ivoirien Ernest Dükü expose ses œuvres au sein du pavillon de Côte d’Ivoire durant la 58e Biennale de Venise, du 11 mai au 24 novembre 2019. Sous le thème des « ombres ouvertes de la mémoire », il évoque dans ses tableaux la spiritualité et la superstition. Entretien.

Les œuvres « O bee 3 & 5 : Afrodisiaque@code M Thôt est relatif » présentent des individus dont l’esprit (la partie frontale du cerveau notamment) et la chair (matière composite de brochures religieuses) sont marqués de signes sacrés ostensibles. On relève aussi sur leurs corps une parure sur laquelle s’orchestre autour des lettres, des mots, la parole de Dieu est recomposée ? Quel regard portez-vous sur cette Afrique contemporaine ? Le poids des symboles et des apparences apparaissent-ils aujourd’hui comme des instruments d’oppression ?

Ernest Dükü : Les trois œuvres en question interrogent sur nos rapports au sacré, sur la complexité de l’altérité du religieux qui s’opère sur le continent et sur la question de la métamorphose du divin. Ces œuvres sont une invitation à poser son regard sur ces questions dans la culture africaine et principalement dans ces lieux de culture du religieux ou les différents symboles opèrent comme mode d’interrogation et d’interpellation de la société.

Intubés, alimentés sous assistante respiratoire, les yeux sont rouges et le cortex cérébral ne laisse place qu’aux dogmes religieux. Selon vous, la religion dans le monde a-t-elle supplantée la liberté de pensée ?

Ernest Dükü : La religion est-elle devenue l’opium du peuple ? Je répondrais non dans l’absolu, mais la religion façonne néanmoins la réalité des sociétés humaines. Elle structure le quotidien. L’approche plastique à travers les questionnements que posent l’œuvre, me permette de mettre l’observateur dans son rapport aux religieux. Qui suis-je face à l’autre, au regard de mon être spirituel ?

Si au premier regard, le corps semble se tenir face à nous, le rouge qui se répand autour du visage, semble indiquer que celui-ci est allongé, victime d’une violence meurtrière. De fait, le spectateur se retrouve alors en suspension face à cette victime, la verticalité est renversée par l’horizontalité. Mettez-vous la responsabilité de chacun face à ses choix ou plutôt ses absences de choix. Le monde manque t- il cruellement d’engagement ? Les pouvoirs religieux et politiques étouffent-ils le citoyen ?

Ernest Dükü : L’œuvre reste le lieu d’une interrogation sur l’importance de la verticalité dans le choix individuel face à la problématique des pouvoirs religieux et politiques et comment cette posture de la verticalité opère dans la construction de l’humain.

Avec la série « invisible ancestor@peacefullness » vous faites écho à la cartomancie en nous distribuant 4 cartes, par cet effet, vous prenez le rôle d’oracle et rappeler le rôle premier de l’artiste, par la création, son lien entre le divin et l’humain. Quel est pour vous le rôle de l’artiste ?

Ernest Dükü : Je dis souvent pour ma part « être dans le devenir artiste » ce qui suppose que je considère l’être artiste comme celui ou celle qui trace les lignes de certaines formes d’utopies qui contribuent à la construction du monde et mènent ainsi des réflexions des questionnements qui aident à tisser le lien entre les sociétés humaines.

Le symbole carreau, trèfle, cœur et pique en noir s’apparentent à la pensée, en contraste avec des signes rouges qui en mouvement expriment un cheminement d’actions physiques et les possibilités concrètes. Est-ce une façon pour vous de nous dire que l’être humain vit dans une forme de chaos organisée entre l’esprit et l’action ? La connaissance de notre Histoire, du passé, est-elle la clef de la tranquillité pour l’être humain ?

Ernest Dükü : À l’instar de tous les jeux de sociétés, les symboles usuels du jeu de cartes dans un entrelacement qui ici évoque une toile d’araignée, porte l’expression traduisant d’une certaine manière « le chaos monde ». Dans cette métaphore avec l’araignée il y a comme un écho, une invitation à la connaissance d’une histoire où le lien entre passé et présent constituent une trame de lecture.

La biennale de Venise par la structure même de sa construction géographique et de son organisation forme une toile d’araignée et fait écho à votre travail, chaque fil nous emmène vers l’histoire d’un pavillon, forme abstraite d’un cocon composé des œuvres d’artistes, l’araignée au centre représente-t-elle le marché de l’art ou l’artiste ?

Ernest Dükü : On peut bien évidement jouer de cette métaphore de l’araignée et procéder de manière à ce que chaque pavillon soit perçu comme un centre, maintenant ainsi l’idée de la multitude monde ou du « divers monde » qui ne sont que l’écho de ce sens commun à tous.

À l’origine, cet évènement était le fruit d’une sélection d’artistes et de critiques d’art, aujourd’hui remplacé bien souvent par des curateurs, organisateurs, directeurs, etc… peut-on dire maintenant que l’artiste est la proie d’un système qui s’autoalimente au risque de cannibaliser toute liberté ou peut-il encore figurer comme le centre de la toile créatrice ? et dans ce cas, de quelle manière ?

Ernest Dükü : Pour moi, l’artiste est le centre de cette création, de cette liberté qui doit le porter avant tout. Il m’apparait donc que la liberté d’expression de l’artiste doit être maintenue et défendue quelques soient les projets curatoriaux.

En 2018, vous aviez répondu à un article que vous n’aviez jamais assisté à une biennale et que vous n’aimiez pas les grandes messes même si elles sont nécessaires. En passant de l’autre côté du miroir, quel est votre regard sur ces quelques jours passés à Venise ?

Ernest Dükü : 2018—2019 à peine un an et voilà que le hasard d’un calendrier m’amène à être à Venise, parmi les artistes sélectionnés pour le pavillon Ivoirien. Dans un évènement censé être la biennale des biennales pour résumer nous sommes dans la très GRANDE MESSE… dans la 58ème édition pour moi qui suis né en 1958 j’y ai vu comme un signe de la vie pour que le travail soit enfin montré dans ce type d’évènement. De l’autre côté du miroir au regard de l’immensité de l’évènement et de la multitude des lieux à visiter, il en ressort qu’il est nécessaire pour les états Africains de mener à bien une politique culturelle de bon aloi, un soft power qui en impose. Peut-être que le Ghana à travers son pavillon nous dessine l’une des voies pour les futures participations Africaines.

Autour de la biennale, des satellites se greffent à l’évènement officiel, que ce soit de ces forums et performances comme Ultrasanity par Savvy ou African Art in Venice Forum. Les démarches et engagements sont riches, libres et personnels. Cette résistance est née d’une nécessité face à l’absence de nombreux états en Afrique d’engager une politique culturelle construite et réfléchie sur du long terme. Par ce fait, le chemin s’est avéré plus difficile, la résistance alors s’est faite au fil des années par des acteurs engagés et bien souvent privés. N’est-ce pas une grande victoire devant un discours souvent lénifiant d’une Afrique soit disant incapable de s’organiser et de se réaliser ?

Ernest Dükü : Toute initiative de mise en orbite des problématiques culturelles s’avère salvatrice mais elle gagnerait néanmoins à s’effectuer au sein même du continent pour que son impact en soit des plus performants. Ce ne serait plus de la résistance et ces actions seraient perçues comme une mise en valeur des politiques culturelles pour inciter les états à les mettre en place. Initier le soft power culturel qui doit s’opérer à partir d’initiative venant des états du continent.

 

Carole Onambélé Kvasnevski

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Un commentaire

  1. Floréal Duran le

    Etnest Dükü n’est pas seulement un grand artiste par son talent mettant en avant des compositions savamment orchestrées, un sens de la composition et des techniques innovantes. Il l’est par le discours, par ses qualités d’artiste visionnaire. Lorsqu’il parle de spiritualité il lie le divin au réel, au quotidien, à l’impact sur nos sociétés. Lorsqu’il parle de l’artiste en devenir il rappelle que tout créateur creuse le sillon, est un précurseur et non un suiveur. Cette alchimie entre l’œuvre et le devenir, le sien comme celui de nos sociétés est sous-jacent dans ses toiles, elle participe au grand mystère d’un univers auquel il nous convie.

    C’est un artiste engagé, non pas au sens premier du terme pour tel ou tel parti, mais engagé comme tout créateur devrait l’être sur le plan culturel, sur la place de l’art dans notre société, sur ce que devrait faire l’Afrique vis à vis d’elle-même. Et il le dit avec une subtile véhémence .

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