Essaouira aux rythmes des Gnaoua

Print Friendly, PDF & Email

Le 5 décembre dernier lors d’une conférence de presse (1), André Azoulay, président de l’association Essaouira-Mogador, a annoncé que le 10° Festival d’Essaouira (du 19 au 23 juin 2007) sera plus particulièrement ouvert au jazz, aux musiques d’Afrique noire et d’Amérique du sud. Un colloque y sera organisé sur le thème  » musique et libertés « , dans le cadre du bicentenaire de l’abolition de l’esclavage. C’est l’occasion de revenir sur ce festival unique, dont la dernière édition, qui s’est tenue en juin dernier, a été particulièrement festive.

Grâce au génie musical de cette confrérie dont la plupart des membres sont d’origine subsaharienne, le petit port marocain accueille chaque année des centaines de milliers de mélomanes pour un festival original, devenu le plus important du continent, et qui fêtera ses dix ans en 2007.
Durant trois nuits personne ne dort dans l’ancienne Mogador.
L’ethnocentrisme occidental considère habituellement le  » festival  » comme une invention européenne. C’est plus ou moins vrai puisqu’on sait que les Jeux Olympiques de la Grèce antique (créés au VIII° siècle av. JC), contrairement à ceux de notre époque, étaient aussi de grandes festivités multiculturelles et pluridisciplinaires consacrées à la danse, à la musique, à la poésie et au théâtre. C’était surtout un événement sacré, qui rassemblait les peuples afin d’honorer leurs dieux et ancêtres communs, pour apaiser les conflits et calmer les ardeurs guerrières. Or l’Europe n’a pas été la seule à promouvoir très tôt cette méthode de confrontation pacifique et créative entre les cités et les tribus. Parmi les ancêtres des festivals contemporains, on peut citer aussi bien le mela hindou (deux fois millénaire) que le moussem (fête de saint), tradition d’un soufisme imprégné d’animisme préislamique, qui existe sans doute depuis près de mille ans.
C’est le cas notamment au Maroc, où ces festivités religieuses innombrables et omniprésentes dans le royaume sont plus populaires que jamais. Certaines ont évolué récemment pour devenir des festivals au sens moderne et profane du terme, tout en préservant leur dimension religieuse. Le tourisme y est pour beaucoup, mais pas autant que la passion du peuple marocain pour la musique et la danse.
Ainsi, aujourd’hui le Maroc est devenu le pays africain qui compte le plus grand nombre de festivals musicaux.
Celui d’Essaouira est probablement le plus fréquenté (il revendique 400.000 spectateurs) et aussi le plus original. Organisé à la fin du mois de juin avant les grandes chaleurs, il est remarquable à plus d’un titre.
D’abord par la splendeur du lieu : avec ses deux plages, son port de pêche et ses trois kilomètres de remparts, l’ancienne forteresse carthaginoise, portugaise puis française et chérifienne de Mogador a su conserver la fière allure qui avait ébloui Orson Welles – il y tourna les plus belles séquences de son fabuleux  » Othello « . Surtout, le tourisme  » baba-bobo-jet set  » n’a pas encore fait autant de ravages à Essaouira que dans la proche Marrakech. On peut déambuler sereinement à toute heure et sans se perdre dans les ruelles tranquilles et parallèles de la medina et du mellah – qui fut jusqu’en 1967 l’un des quartiers israélites les plus actifs du Maghreb.
C’est d’ailleurs le plus célèbre de ses enfants, André Azoulay, longtemps conseiller des rois Hassan II puis Mohammed VI, qui est devenu le parrain du Festival  » Gnaoua  » d’Essaouira… façon de rappeler peut-être que parmi les mlouk , les génies protecteurs qu’invoquent les Gnaoua, certains sont désignés comme  » juifs « . (1)
Partout résonne, et pas que pendant le festival, la musique tumultueuse de cette célèbre confrérie dont la ville est si fière. Selon Moulay, qui tient une boutique près de la Grande Mosquée,  » les Gnaoua ne sont pas bien nombreux, à peine quelques dizaines ; tout le monde les connaît et on les aime beaucoup, mais ce sont surtout les jeunes qui achètent leurs cassettes, pour chanter ou faire du rap dessus.  »
Pour tous les Souiri (habitants d’Essaouira), les Gnaoua, leurs rituels et leur musique font partie de leur environnement culturel depuis de nombreuses générations. Selon le musicologue Herman Vuylsteke, qui leur a consacré un magnifique cd (2)  » les Gnaoua d’Essaouira se disent être  » Ouled Bambara  » (les enfants de Bambara), auxquels ils assimilent les Songhaï et les Gourma, c’est-à-dire des ethnies de l’ancien Soudan occidental.  » Cette filiation très précisément revendiquée n’est pas courante parmi les  » noirs  » du Maghreb. Toujours d’après Vuylsteke,  » la petite communauté gnaoua d’Essaouira fut originalement puisée dans la colonie d’esclaves ramenés lors des conquêtes saadiennes de Tombouctou à Marrakech et, plus tard, complétée par la main-d’œuvre importée de force pour alimenter les plantations de canne à sucre de Diabate.  »
Vuylsteke omet de mentionner que ce village porte le nom d’une des plus fameuses familles de djeli, les griots mandingues. Ce n’est sûrement pas un hasard : le guembri, l’instrument des mââlem gnaoua ressemble à s’y méprendre au ngoni, le luth favori des djeli…
C’est d’ailleurs le jeu du guembri (appelé aussi hadjhoudj ou sentir) qui est au cœur du Festival d’Essaouira. En effet, le mââlem est dans chaque confrérie à la fois  » maître spirituel  » et  » maître de musique  » : c’est lui qui détermine et expose les formules mélodiques et rythmiques magiques propres à attirer tel ou tel génie.
Les mââlem sont étroitement associés au Festival, qui au fil des ans est devenu pour eux une sorte de congrès annuel – ils étaient vingt-deux, venus de tout le Maghreb, à participer à l’édition 2006. L’un d’entre eux, le souiri sexagénaire Abdeslam Alikane, fait d’ailleurs partie du triumvirat qui assure la direction artistique, avec le guitariste français Loy Ehrlich et le batteur algérien Karim Ziad.
Grâce à eux, Essaouira affirme la singularité d’un projet musical solide et cohérent qu’affiche le curieux sous-titre du Festival :  » Gnaoua et musiques du monde « . On pourrait le résumer ainsi : les Gnaoua sont les hôtes, les  » musiques du monde  » leurs invitées. Cette hospitalité revendiquée tous azimuts suscite bien des controverses. Elles alimentent les débats quotidiens de  » l’Arbre à Palabres  » entre festivaliers et musiciens réunis à l’heure du thé sur les terrasses de l’Alliance franco-marocaine par la musicologue Emmanuelle Honorin, devenue citoyenne d’Essaouira. (3) La plus prévisible de ces palabres tourne autour du caractère sacré de la musique des Gnaoua. Certes ce Festival est une manifestation résolument profane. Un ethnologue fameux et familier du lieu m’affirmait même avec humour qu’il offre chaque année  » l’occasion unique de passer un week-end à Essaouira sans risquer d’y assister à une seule vraie lîlâ.  »
Le programme du Festival utilise à bon droit ce mot lîlâ (qui signifie simplement  » nuit « ) pour désigner ce qu’ailleurs le jargon festivalier appelle des  » after « . Après la fin des concerts, autour de minuit les Gnaoua présentent au public un échantillon de leurs chants et de leurs danses qui n’a bien entendu qu’un rapport assez vague avec le déroulement complexe et intense du rituel de la hâdra. Cependant aucun mââlem ne semble se poser la moindre question métaphysique au sujet de ces exhibitions très festives, qui font veiller des centaines de festivaliers enthousiastes, en majorité des jeunes marocains.
En effet – et c’est un autre sujet de discussion polémique, mais seulement parmi les  » sujets  » de Sa Majesté – ces  » nuits torrides d’Essaouira  » attirent en masse un public local avide de distractions.
Selon Farid, inspecteur de police,  » la consigne est de se concentrer sur les vols, sur la petite délinquance qui explose pendant le Festival, et de faire preuve d’indulgence pour tout ce qui touche aux mœurs. La drague, les couples qui se forment et s’embrassent dans la rue, c’est choquant pour les vieux Marocains, mais pendant quatre jours ici personne n’y fait plus attention.  »
Le choc des civilisations ne semble d’ailleurs pas trop rude. Le public est avant tout familial. Les minijupes restent plus rares que les voiles, et les frottis-frottas fréquents dans la foule compacte qui se presse aux concerts suscitent plus de gloussements amusés que d’indignation…
Le public d’Essaouira est merveilleusement sympathique : mixte dans tous les sens du terme, il présente un reflet très rassurant de la mondialisation et de la lente évolution démocratique de la société nord-africaine, brassant assez harmonieusement les classes sociales (les concerts sont gratuits), les générations et les nationalités.
Surtout, c’est un public attentif, un peu bruyant mais chaleureux et curieux, visiblement intéressé par la dimension  » échangiste  » du Festival, entre l’univers familier des Gnaoua et des  » musiques du monde  » dont la plupart sont ici exotiques, inouïes et insolites.
Ce croisement s’organise d’une façon à vrai dire un peu sommaire : quelques heures de répétitions communes suffiront à préparer la rencontre sur scène entre les Gnaoua et leurs invités. Cette mise-en-place semi-improvisée, voire bâclée, est sans doute le péché originel du Festival, et plus généralement de cette illusion post-moderne qu’on appelle outrancièrement  » world music « . Essaouira est parfaitement emblématique des qualités (générosité, hospitalité, humanité) et des défauts (légèreté, mondanité, superficialité) de cette démarche. Les moments musicaux agréables n’y manquent pas – la magie du lieu, de l’ambiance, du climat y contribue fortement ; mais le miracle, ces moments de grâce exceptionnels issus d’une entente musicale approfondie, est bien trop rare, faute du temps d’approche nécessaire à une vraie fusion des personnalités, et pas seulement des styles.
La banalité et la facilité d’une inutile virtuosité tendent à supplanter dans ces échanges hâtifs l’ingéniosité et l’intensité qui sont pourtant les traits majeurs de la musique des Gnaoua en tant que telle. C’est probablement le résultat d’un malentendu, d’un piège auquel se laissent prendre avec un certain plaisir la plupart de leurs invités.
En effet, le succès mondial de cette musique s’explique en grande partie par son apparente simplicité rythmique : le canevas en 6/8 assez obsessionnel joué par les crotales permet à tout improvisateur même amateur d’y trouver son compte et d’y insérer ses propres rengaines habituelles sans faire le moindre effort d’imagination. C’est bien pratique, mais insuffisant pour faire autre chose que de la figuration dans un contexte musical qui n’a pas eu besoin de la  » world music  » pour révéler son immense richesse.
Il n’est donc pas surprenant que ce Festival se passe en quelque sorte dans deux dimensions. Pendant quatre jours, du crépuscule à l’aube, on y déguste du thé à la menthe et des tagines dans une douce somnolence, hypnotisé par  » le rythme envoûtant des Gnaoua « , en attendant paisiblement les rares moments où la musique décollera.
On ne s’ennuie pas une seconde, à condition de ne pas fixer toute son attention sur la musique et de savoir être là quand elle se manifestera : à Essaouira, mélomanes stakhanovistes s’abstenir.
L’édition 2006 a été largement dominée par l’irruption du génial – quoique inconstant – guitariste de jazz Pat Metheny. Pas étonnant : marié avec une Marocaine, il est depuis longtemps familier des musiques locales, et s’intéresse particulièrement à celle des Gnaoua.
Surtout, c’est un immense improvisateur et il appartient à cette génération de jazzmen qui à la suite de John Coltrane ont appris à évoluer hors des sentiers battus de l’harmonie européenne pour explorer le langage modal, africain, arabe ou asiatique. Après un (trop) bref concert en trio sur des thèmes de Coltrane, de Charles Mingus et de son ami Ornette Coleman, ses échanges avec le groupe du mââlem de Marrakech Mustapha Bakbou ont eu vite fait de reléguer aux oubliettes ceux (trop timides) du saxophoniste Stefano di Battista avec le mââlem Hassan Boussou, et encore plus ceux (d’une banalité consternante) du bluesman Corey Harris avec le mââlem Abdelkader Amlil. Au lieu de broder comme les autres d’inutiles appoggiatures sur le jeu du guembri, Metheny s’est déchaîné pour décomplexer ses partenaires gnaoua, en les forçant à prouver qu’ils n’avaient pas plus que lui de leçon à recevoir en matière d’improvisation.
Ce magnifique moment d’invention partagée devrait amener les organisateurs du Festival à y revaloriser la place des jazzmen : il y a longtemps en effet que nombre d’entre eux (on pense notamment au pianiste Randy Weston) ont appris à cultiver en profondeur leurs affinités avec les Gnaoua. Moins surprenante mais très réussie, la rencontre entre le mââlem souiri Mahmoud Guinea, le balafon ivoirien Ali Keita et le koraïste guinéen Ba Cissoko ouvrait une voie royale aux grandes retrouvailles des Gnaoua avec leurs cousins mandingues.
Le Festival d’Essaouira est aussi l’occasion de découvrir quelques-unes des autres (innombrables) confréries traditionnelles marocaines, comme les Hmadcha ou les Issaoua, et en même temps des aventuriers contemporains comme l’excellent DJ anglo-marocain U-Cef ou l’éclectique parisien DJ Click, tous deux fans de musique gnaoui mais aussi, hélas, de décibels. On a beau être aguerri, dès le premier concert on est écartelé entre tout ce terrible boucan (derdeba, c’est aussi l’un des noms de la musique des Gnaoua) et le calme enchanteur qui règne alentour, dans les venelles de la médina…
C’est le moment de faire une parenthèse pour vous parler d’un livre délicieux (3) que j’ai découvert par hasard à Paris le lendemain de mon retour d’Essaouira 2006, et que chacun devrait lire avant (ou mieux encore pendant) le Festival 2007. C’est une sorte de poème en prose écrit par un Mexicain, Alberto Ruy Sanchez, et qui mieux que tous les guides vous apprendra la patience nécessaire pour profiter de la vie dans cette ville fascinante. En voici un extrait :
 » On dit que la musique est à Mogador un prolongement de la peau de ses habitants d’hier et d’aujourd’hui, de leurs résonances dans le monde, de leurs harmonies et de leurs contrepoints, de leurs éclats percutants et de leurs fugues, de leur regret au soleil quand ils se couchent et de leur joie au lever de la lune. Dans ce port, la peau a un très vieux nom, qui est un synonyme de tambour. On raconte qu’il y a des siècles, avant d’ensevelir un mort, on faisait un tambour avec sa peau. Ce qui explique que les plus anciennes maisons soient pleines de ces instruments de musique vénérés pendus aux murs. On les respecte, on les aime et on les décroche pour les caresser, façon d’évoquer les défunts de la famille ; on les porte souvent aux endroits de la ville où les vents alizés soufflent du large avec le plus de force, et, là, on les agite jusqu’à ce qu’ils produisent de très faibles sons graves et cadencés. D’où le nom que l’on donne aux premiers souffles vespéraux des alizés, quand ils ont fait vibrer les peaux des tambours des morts : vents de requiem.  »
La lecture de ce livre m’a confirmé ce que j’avais pressenti sur place : il est vain d’aller au Festival d’Essaouira comme on irait à Montreux ou à Salzbourg, dans le simple but de s’y gaver de concerts. C’est une de ces rares vraies  » villes musiciennes  » où la musique ne s’achète pas, où elle sait se faire désirer et parfois se donner simplement. Ruy Sanchez, qui ne mentionne même pas le Festival, en témoigne ainsi :
 » La musique retentit si bien dans tous les coins du port et même dans ses rues courbes que la plus appréciée par tous est celle qui ne s’entend pas mais se voit. Elle n’est dépourvue ni de composition ni d’harmonie, ses proportions sont parfaites, et l’on peut en suivre la partition du regard en se livrant aux émotions que suscitent ses intensités et ses pauses. C’est une musique pour le regard : démarche à la fois légère et lourde des adolescents amoureux ; chœur de mains qui donnent et prennent argent et objets sur les marchés ; amples gestes des pêcheurs qui lancent leurs filets et petits mouvements secs quand ils les réparent sur un quai ; allure à quatre temps des chameaux qui entrent dans la ville après avoir traversé le Sahara chargés du sel de Tombouctou…  »
Aujourd’hui à Essaouira on croise moins de chameaux chargés de sel que de touristes aux poches bourrées d’euros. Pourtant, même pendant le Festival il suffit de s’éloigner un peu des rares rues balisées pour être irrésistiblement séduit par cette  » musique pour le regard « , qui incite à la flânerie plus qu’à une attention soutenue. Les meilleurs moments du Festival sont parfois ceux qu’on préfère vivre à l’écart, en secret. Qu’importe, le programme est si riche qu’il est impossible de tout écouter, et d’ailleurs peu de concerts en ce monde valent la contemplation d’un coucher de soleil au rythme des vagues battant les remparts de la Skala. C’est ce rythme plus que tout autre qui nous fera toujours rêver d’Essaouira-Mogador.

(1) Organisée à Casablanca par Neila Tazi, directrice du festival d’Essaouira.
(2) Cf. Africultures n° 67,  » Esclavage : enjeux d’hier à aujourd’hui « , p.158.
(3) Maroc : Hâdra d’Essaouira (Ocora / harmonia mundi)
(4) Emmanuelle Honorin sort le 25 janvier un Cd enregistré juste après le 9° Festival d’Essaouira dans l’oasis voisine de Tamesloht :  » Gnawa Home Songs  » (Accords Croisés)
(5) Alberto Ruy-Sanchez :  » 9 fois 9 choses qu’on dit de Mogador  » (traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli, Ed. Les Allusifs, 2006)
///Article N° : 4680

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire