Et si Dieu me demande, dites Lui que je dors

De Bessora

Topologie d'un voyage au Cameroun
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Dans son dernier roman, Et si Dieu me demande, dites Lui que je dors, Bessora met en scène et en œuvre, l’étrangeté de l’écriture de soi et pour soi.

Le monde de Bessora est dangereusement animé : les cailloux qu’elle emporte, plutôt qu’elle emmène, partout avec elle, sont « chatouilleux », le sofa de sa chambre d’hôtel a des « chairs tendres et goulues », les fleurs de son service à thé « bavent », le sommeil tarde à la trouver… La gouaille et la jubilation ne parviennent pas à taire l’inquiétude, présente dès le titre : à l’ironie succède rapidement le fantasme du retrait voire même d’un désengagement de l’être. C’est de ce sommeil lourd dont elle nous fait part, dans lequel les personnages et les espaces semblent se détacher avec d’autant plus de netteté qu’ils apparaissent depuis le virtuel et le numérique. L’écrivain prend en charge toutes les dimensions du réel, tous les espaces complexes, y compris le grand bazar de l’internet, et pas uniquement ce qui surgit immédiatement au contact des sens.
Tout commence par l’expression renouvelée de l’incertitude d’être, et de l’identité revendiquée contre une figure emblématique de la lutte pour l’identité des droits, Rosa Parks. Tout commence par un règlement de compte réitéré. Et c’est bien sous ce signe que la narration se développe, entre jubilation et désespoir, rencontres illuminées, et médiocrités de bas étage. La panne du plaisir avec le bel inconnu de la première nuit au Hilton de Yaoundé est déjà signe que quelque chose est détraqué.
Telle est la situation : Rosie Parks, narratrice, est auteur invité pour une tournée promotionnelle au Cameroun. Elle voyage en compagnie de deux écrivaines, l’une de Maurice, Mona Lisa, l’autre du Cameroun, Angélique, et de l’organisateur, Édouard VII. Ils sont conduits dans leur rapide périple par un dénommé Valendaise. Le sujet du recueil de nouvelles, La femme que j’ai rêvé être et celle que je suis devenue est censé faciliter les échanges avec un public invité dans les centres culturels français. Mais là aussi, à y regarder de près, c’est bien de la mention d’un trouble qu’il est question, et toute la virtuosité stylistique qui se donne comme promesse d’ironie, n’y peut rien : c’est la détérioration de la promesse, déclinée entre le projet et les aspérités de la réalité, comme des défaillances de la mémoire que le roman met en action, comme une basse continue, et obstinée. Les interventions dans les centres tournent rapidement au désastre, et ce qui était presque un voyage d’agrément pour les trois écrivaines devient un enfer. Le regard posé sur les personnels de ces centres n’est pas précisément tendre : improvisation, laisser aller, voisinent avec l’incompréhension, parfois jusqu’au préjugé le plus vulgaire, qui échappe comme un lapsus.
Les échanges entre les personnages rencontrés et avec les publics valent aussi souvent comme des charges réjouissantes contre la stéréotypie et le ressassement des clichés que deviennent, assez invariablement, les rencontres avec les écrivains « du Sud », ou « francophones », selon les terminologies revendiquées, même a contrario. La métamorphose d’un voyage de promotion littéraire et d’animation culturelle au Cameroun en voyage picaresque, se déploie progressivement, sans doute pour le plaisir du lecteur averti du non-sens, parfois, de ce type d’action, et de son caractère illusoire : les auteures sont hébergées, souvent dans des conditions peu agréables, emportées dans des lieux différents – les cailloux de la narratrice sont mieux traités – pour prendre la parole, puis repartent. Du pays, elles voient peu, ou presque. C’est tout le contraire d’une résidence, plus propice aux échanges. Cependant, comme le rappelle Rosie, il faut aussi savoir « écouter entre les mots, et lire dans les silences ». Le texte de Bessora est une forêt de signes, qui doivent lentement faire sens. Les deux écrivaines sont ainsi identifiables, d’autres auteurs apparaissent au détour des pages, par exemple Tchak, dont les dernières publications brouillent ainsi les cartes d’une géographie littéraire assignée. C’est aussi cette fange dans laquelle est plongée la parole postcoloniale parfois qui est aussi mise en évidence.
Mais d’autres signes affleurent, qui confèrent au texte son caractère de logogriphe. En parallèle à l’histoire de la tournée, une seconde séquence narrative travaille le texte comme un cauchemar, avant que les deux séries ne soient réunies dans la résolution justement de l’énigme, où ce n’est pas le personnage le plus important de la narration qui s’avère le moins nécessaire, et le conducteur véritable de l’histoire : Valendaise.
Hommage est rendu aux laissés pour compte et à ceux qui sont rejetés dans les marges, qui seuls, détiennent les clés de la réalité, que le personnage ne peut percevoir qu’après une quête éprouvante. Au centre, il y a d’obscurs enchevêtrements de paroles, d’actes, de présences lugubres, de mythes réactivés, particulièrement celui du voleur de feu, Prométhée. Un auteur inquiétant, bien réel celui-ci, Henri Legrand du Saulle, le fondateur de la Société Française de Médecine Légale, et ses ouvrages sur l’hystérie, sur le complexe de persécution, sur les pratiques médicales de la médecine légale, détermine l’existence de cette seconde séquence. Suivant le procédé littéraire de la rencontre des variables de grandeur et de qualités incongrues, la narratrice demande l’autopsie de ses souvenirs, à une institution inquiétante, emblématique de l’inattention techniciste à l’humanité, réduite à son caractère le plus immédiat, mais aussi aveuglée par ses propres absences. Toutefois, l’expérience de cauchemar, procède aussi à la remontée anamnésique des enjeux intimes, discrètement désignés, développés par le roman. L’écrivain est bien voleur de feu. Encore faut-il que le don qu’il accomplit soit reçu, et qu’il soit un jour délivré des chaînes qui l’immobilisent et de l’aigle qui lui dévore le foie.
C’est bien cette inquiétante étrangeté de l’écriture de soi et pour soi, qui est mise en scène et surtout en œuvre, dans le roman de Bessora : la conscience du terrible soupçon qui est jeté sur le montage et le démontage de la subjectivité quand elle est réduite à celle d’un être de papier, que l’auteur peut à tout moment faire disparaître, tout comme les mondes virtuels dont on ne sait plus trop bien s’ils ne se substituent pas à la matérialité de la présence. S’écrire, c’est aussi se résoudre à l’être diaphane, en danger face aux monstres surgis des Enfers, ainsi qu’aux paysages animés, le Caucase des chaînes de Prométhée et son aigle, comme le Mont Cameroun tutélaire et volcanique, les immeubles de la mort, qui jalonnent les villes bidonvillisées, voire les grands réducteurs que sont les acteurs de l’institution littéraire (éditeurs, diffuseurs, journalistes, animateurs), ces destructeurs d’intensité de la présence à soi. À chaque phrase du roman résonne la question initiale et initiatique : « si je deviens ma propre créature, qu’adviendra-t-il de moi après le point final ? » Mais en même temps, le pari est bien celui du pas de côté, de ce démarquage des assignations stéréotypées émises par la satisfaction de l’évidence. La voix alors s’élève, effrontée, détachée de toute emprise, fût-elle divine, depuis un lieu totalement improbable -« 19° 00′ 01 » nord, 20° 12′ 17 » est »-, un point du désert tchadien situé sur une diagonale tracée entre Limoges et Zanzibar – deux lieux sémiotiquement, symboliquement et socialement chargés-, pas trop éloigné du Darfour, balayé par le vent, dans le sable et les pierres. Mais sans doute est-ce encore une illusion, parce que « l’imagination a toujours raison. Même quand elle se trompe », et que toute fiction a la complexité de ces surfaces déroutantes et transformables à souhait, que décrit par des concepts et des équations, la partie des mathématiques qui traite de la topologie, dont on se souvient qu’elle résiste à la représentation : pour le topologue, pendant longtemps, la tasse ne s’est pas distinguée pas du beignet, fût-ce celui que Rosie Parks dévore avec gourmandise dans un faubourg de Bafoussam ! C’est bien cette complexité et les interrogations qu’elle suscite en nous qui est au cœur de ce roman dont les résonances et la sensibilité à fleur de peau hantent longtemps le lecteur.

Bessora, Et si Dieu me demande, dites Lui que je dors, Paris, Gallimard, Continents noirs, 2008///Article N° : 7408

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