Expulsions : un témoignage

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Nous recevons ce témoignage. Attachés à conserver le recul lié à notre rôle de revue de réflexion culturelle, nous ne considérons en général pas de notre ressort de publier les témoignages et prises de position qui nous arrivent nombreuses sous le feu de l’actualité. Nous préférons nous en tenir aux réactions des artistes africains eux-mêmes lorsqu’ils décident d’intervenir sur ce terrain. Si nous décidons de publier celui-ci, parmi tant d’autres positions reçues à la rédaction, c’est que, malgré la violence en cours, il se détache de toute haine ou victimisation pour livrer non seulement un état des choses mais une réflexion qui nous semble éminemment pertinente face à une actualité chaque jour plus brûlante. C’est aussi parce que c’est le témoignage d’une solidarité active qui nous semble de plus en plus nécessaire. Nous avions rappelé au lendemain de l’arrivée de Le Pen au deuxième tour des présidentielles que cela nous semblait être le résultat de notre collectif renoncement à réagir face aux discours et pratiques extrêmes. L’heure est plus que jamais à l’action et la parole solidaire sur le terrain. (La rédaction du site)

Né à Montreuil le 4 février 1937 et demeurant depuis trois ans à Bagnolet dans le 93, je me dois de porter à l’attention de mes concitoyens les faits suivants, dont j’ai été témoin et victime :
Le Mardi 11 octobre, j’ai été mis au courant par des voisins de l’expulsion des familles ivoiriennes habitant 2, passage du Gazomètre à Montreuil. Ma femme et moi, nous sommes rendus immédiatement sur les lieux pour leur porter assistance. Il a été décidé avec les familles et les personnes solidaires d’aller occuper la Maison de quartier Lounes Matoub, 4-6, place de la République à Montreuil, pour abriter les familles et les enfants ainsi que leurs affaires et ainsi interpeller la Mairie de Montreuil sur la nécessité de leur relogement. Un grand mouvement de solidarité s’est déployé de la part des habitants de la commune et des environs.
Dans l’après-midi, un membre du cabinet du Maire est venu à la rencontre des familles, leur proposant 3 jours d’hébergement en hôtels sur le département ou dans d’autres banlieues lointaines. Alors que leurs enfants sont scolarisés sur Montreuil. Les familles ont refusé la proposition estimant que leur situation resterait précaire. Le représentant de la mairie les a très clairement menacés d’une intervention policière afin de nous évacuer. Dans cette éventualité, les familles et les soutiens ont décidé de se barricader dans la salle d’activité de la Maison de quartier.
L’intervention commença vers 20 heures quand, à coup de bélier, les CRS défoncèrent la porte. Alors que nous nous tenions un peu en retrait en scandant des slogans contre les expulsions, ils nous encerclèrent et, après avoir renversé, jeté en l’air les sacs des familles, les tables du Centre et la nourriture qui s’y trouvait, ils ont commencé à nous repousser vers la sortie. Inquiets pour les femmes et les enfants qui s’étaient réfugiés dans la cuisine, porte fermée, nous avons résisté sans violence en nous mettant en chaîne afin d’être témoin de leur sort, vu la violence de l’intervention.
En vain.
J’ai été projeté à terre et piétiné. J’ai eu beaucoup de mal à me relever. Pour activer le mouvement, un CRS a levé sa matraque, mais un gradé lui a fait signe de ne pas frapper. Il m’a dit :  » Ça va, Monsieur ?  » puis il m’a pris par le bras et m’a dirigé vers la porte tandis que mes compagnons étaient évacués très brutalement vers la cour, les uns après les autres ou par petits groupes.
Je me trouvais isolé et un des derniers.
J’ai été poussé dans la cour entre deux rangs de CRS. À mi-distance de la grille, j’ai essayé de parler au commissaire que j’avais vu le matin procéder à l’évacuation du passage du Gazomètre pour lui rappeler la présence d’enfants dans le local.
Il m’a dit :  » C’est ça, c’est ça… Dégage !  »
J’ai aussitôt tourné les talons, c’est alors que j’ai reçu un coup de poing sur le nez et un violent coup de matraque sur le côté gauche de la tête. Je suis tombé à la renverse sur des grilles renversées. On m’a relevé, la tête en sang et j’ai dû perdre momentanément conscience.
J’ai été soutenu par deux personnes qui m’ont emmené m’asseoir au café le plus proche où l’on a épongé le sang qui m’aveuglait et appelé les pompiers qui m’ont emmené à l’Hôpital de Montreuil avec ma femme.
Premier bilan : une côte cassée, la paupière gauche recousue, fractures du nez et multiples.
Tout ça ne serait pas grave.
Et pourtant !
Si je porte plainte, les instances du Ministère de l’Intérieur se retourneront contre moi. On pourra prouver que moi, homme à cheveux blancs âgé de 68 ans et invalide à 80 %, j’ai sauvagement agressé d’honnêtes gardiens de la paix dans l’exercice de leur devoir. Un travail comme un autre. Au point que certains d’entre eux bénéficieront probablement d’arrêts de travail pour l’occasion.
Pour ma défense, en garantie de moralité, je ne pourrais que faire état de ma douteuse qualité de cinéaste et écrivain, mentionnant, entre autres travaux, ma modeste contribution à Dupont-Lajoie l’un des films qui attira l’attention de mes concitoyens sur la recrudescence du racisme dans la doulce France. De toute façon, cela ne pourrait avoir qu’un faible impact : les machines à décerveler étant aux mains du Pouvoir, celui-ci sera vite digéré.
Aussi prenez garde.
En 1942, après avoir traqué les Juifs, la police française s’en était pris aux autres. En 2005, après les personnes à la peau bronzée, viendra notre tour. Faut-il absolument que la farce sinistre se répète ?
Mais c’est déjà commencé, je crois vous l’avoir montré.
Rappelons-nous toujours les mots du pasteur allemand Niemöller :
 » Quand on est venu arrêter les catholiques, je n’ai rien dit, parce que je n’étais pas catholique. Quand on est venu arrêter les juifs, je n’ai rien dit parce que je n’étais pas juif. Quand on est venu arrêter les communistes, je n’ai rien dit parce que je n’étais pas communiste. Quand on est venu arrêter les socialistes, je n’ai rien dit parce que je n’étais pas socialiste. Quand on est venu me chercher, il n’y avait plus personne pour me défendre.  »
Pour notre ministre de l’Intérieur, fils d’émigré de fraîche date, il n’est pas bon être étranger. Chaque semaine, de nouveaux charters s’envolent à tire-d’aile pour évacuer Africains, Maghrébins, Skri-lankais et autres sujets à peau bronzée. Pour l’adepte du Karcher, qu’importe si ceux qui restent vivent avec leurs enfants dans la terreur, dans l’angoisse d’une rafle et à la merci d’employeurs indélicats. Nous attendons l’aurore d’une nouvelle Résistance. Quelques Français se sont déjà levés. Ils savent que s’ils ne font pas, ce pourrait être bientôt leur tour.
Ça l’est déjà.

///Article N° : 4095

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