Hassan Musa est un artiste soudanais à plusieurs facettes. Peintre, calligraphe, graveur, illustrateur de livres pour enfants, enseignant, il se définit plus volontiers comme un « faiseur d’images ». Nous l’avons rencontré chez lui, dans le sud de la France, et il nous a ouvert les portes de son art et de ses pensées.
Pour l’exposition collective Africa Remix, l’art d’un continent, il a présenté en août dernier deux oeuvres au Centre Pompidou. L’occasion de découvrir le travail de cet homme généreux et engagé qui ne manque pas de nous faire réfléchir.
Vous avez grandi dans une ville de l’Ouest du Soudan, et vous vivez en France depuis de nombreuses années où vous créez et enseignez ; comment composez-vous avec vos deux cultures en tant qu’individu et artiste ?
HM- Je ne dirais pas que j’ai deux cultures, je n’en ai qu’une ! Elle est complexe car c’est la même que tout le monde partage : il s’agit de la culture de marché, celle d’une société de consommation qui a construit ses repères dans la logique du marché capitaliste international, avec quelques éléments de la tradition méditerranéenne, chrétienne, etc., ce qu’on appelle l’Occident. Le cliché habituel, c’est dire que j’ai d’un côté une culture arabo-musulmane, orientale ou africaine et de l’autre, une culture occidentale. Je pense que c’est une aberration de penser les cultures comme ça car il n’y a qu’une seule culture qui a dominé et vampirisé toutes les autres. Sauf que cette culture-là est d’une très grande complexité. Quand je prends une piste de côté, soit une référence arabo-orientale ou africaine, je suis toujours dans cette culture qui a intégré tout le monde et toutes choses à l’intérieur de son ventre. Je fais définitivement partie de ce monde-là. Il n’y a pas d’autres mondes, pas d’autres cultures. Là-dedans, nous sommes tous partenaires et nous devons en principe être conscient de la complexité de notre culture. C’est ce que j’essaye de faire dans mon travail.
Votre pratique artistique touche de nombreux domaines, vous vous définissez d’ailleurs comme un » faiseur d’images « . Quel a été votre parcours ?
HM- J’étais fasciné par les images depuis mon enfance. Et je me suis inscrit au fur et à mesure dans la tradition européenne de l’image car ces images m’ont toujours intrigué. Je les voyais dans les livres scolaires, dans les revues et les publications, sur les cartes postales, toutes les reproductions de peintures. J’ai donc voulu faire ces images-là car elles révélaient un monde extraordinaire. Plus tard, à l’école de Khartoum, j’ai appris les techniques de fabrication de l’image et j’ai essayé de m’approprier les images de la tradition européenne. Aujourd’hui, en tant que créateur d’images, ou lorsque j’en parle, je m’inscris dans l’histoire de l’art européen. Je m’approprie cette tradition et je m’en sens parfaitement héritier même si je le suis également d’autres histoires que les Européens de ma génération ignorent peut-être. Je fonctionne comme quelqu’un qui a des tiroirs : il y a le tiroir de la calligraphie arabe, le tiroir de la peinture européenne, le tiroir de l’aquarelle chinoise et ainsi de suite. Je vis de tout cet assemblage. Ces tiroirs me donnent une sorte de boîte à outils qui me permet de faire ce dont j’ai envie avec mes images.
C’est comme si vous établissiez des ponts avec les différentes zones de votre personne. Est-ce que le conte et l’imagerie animalière de votre travail pour le public enfant est-il un moyen de faire le pont avec votre enfance ?
HM- Les images dont vous parlez se trouvent dans mes livres illustrés. Ce sont officiellement des livres pour enfants mais je les pense d’abord comme des livres d’images. Je ne les qualifie pas d' » illustrations « . Ce sont avant tout des images qui me plaisent. On parle de livres pour enfants mais ce sont souvent les parents qui font le choix des livres. Ces livres s’adressent souvent aux parents pour leur dire » ça, c’est bon pour vos enfants « .
Mais au-delà du regard des parents, je pense que les enfants d’aujourd’hui ont un avoir visuel extraordinaire, une expérience visuelle très complexe et très développée. Pour prendre un exemple, un enfant de dix ans aujourd’hui devant son écran de jeu électronique est obligé de gérer trois foyers d’actions dans le cadre de l’écran. Il a donc trois choses à voir en même temps, et encore il faut qu’il manipule le jeu avec les doigts !
C’est une expérience visuelle d’une complexité qui dépasse la capacité de pas mal d’adultes d’aujourd’hui.
Lorsque je m’adresse aux enfants à travers les imageries de mes livres, je suis dans un terrain où le regard est très exigeant. C’est pour cette raison que je pense que l’exigence du regard des enfants va bouleverser les manières de faire des images dans les années à venir. Un certain nombre d’images ne passeront plus.
A l’occasion de l’exposition Africa Remix, vous présentez deux tableaux : Worship Objects et Great American Nude. Le support de vos peintures est un assemblage de tissus cousus ensemble, pourquoi ce choix ?
HM : Travailler sur des tissus fait partie de mon attitude de chercheur d’images. A un moment, j’ai été confronté au problème du support, à ce qu’on appelle la toile vierge. Et ça me semblait un peu faux de parler de toile vierge car la toile blanche n’est pas vide, c’est de la blancheur. Quand je démarre sur une toile blanche, je dois composer avec cette blancheur, et cela m’a amené à réfléchir à » quand » commence l’image. En fait, l’image ne commence pas sur le tableau mais dans la tête, et après elle se projette sur le support. De la même manière, cette question se pose quant à la fin de l’image. Car le commencement et la fin sont des idées religieuses qui permettent aux gens de construire un monde entre les deux et de fixer le jour d’un jugement dernier. Je pense que l’image est dans notre tête et, à un moment donné, on lui trouve le support approprié pour la révéler et la partager avec les autres. Une fois qu’elle est captée dans le support, cela ne signifie pas qu’elle est finie, on la voit dans sa tête et il faut toujours la travailler, l’améliorer.
Confronté à la question du commencement au niveau du support, j’ai travaillé au début sur du papier peint. C’est un support qui porte ses traces et ses motifs, qui a sa propre histoire à raconter, et qui prétend être un travail fini. J’ai donc procédé comme quelqu’un qui joue avec la personne qui a construit ce discours visuel sur le papier peint. J’ai cherché la faille dans son système pour m’introduire dedans et y installer mon monde à moi, afin de m’approprier le tout. Je rentre dedans, j’installe mes trucs et j’y suis. Ainsi, je suis devenu attentif à la qualité du support. A un moment, j’ai pris de vieux draps imprimés et j’ai essayé d’intégrer ma manière de construire l’image. Donc, je vois mes images comme un complément de ce qui existe déjà. Tout comme ma présence dans le monde est un complément de ce qui existe déjà.
Je pense qu’il y a pas mal d’artistes qui se comportent comme ça. Certains peintres le font d’une manière consciente, d’autres le font de manière inconsciente.
Un tissu est un objet trouvé qui fonctionne, par sa propre nature, comme tissu d’événements symboliques et techniques, il m’ouvre une piste d’exploration esthétique inattendue. Ainsi le tissu imprimé avec des motifs de tournesols me guide vers un Van Gogh tout comme celui avec les bananes m’oriente vers Joséphine Baker ; je ne peux pas l’éviter !
Pour Worship Objects, qu’on peut traduire par » objet de culte « , le jour où j’ai trouvé le tissu avec des objets du XIXème siècle, ça m’a semblé un monde assez particulier, qui ressemblait au monde des objets de musée. A cette époque, j’étais préoccupée par l’image de Sarah Bartman, celle qu’on appelle » la Vénus hottentote « . Son destin et ce qu’elle représente dans l’imaginaire contemporain m’ont interpellé.
Cette jeune fille africaine a été emmenée en Europe au XIXème siècle pour être montrée comme un animal, comme un phénomène de foire. Le monde venait la voir comme au cirque.
Elle était considérée comme une représentante de la personne africaine. Et après sa mort, en France on a récupéré son corps et décidé de conserver son cerveau et ses organes dans des bocaux que l’on pouvait encore voir au Musée de l’Homme jusqu’à il n’y a pas si longtemps.
C’est une icône de ce grand malentendu africain de notre temps qu’on n’a pas encore reconnue.
L’image que j’ai utilisée est celle d’un plâtre moulé sur son corps. Les gens qui ont fait cette image ont voulu la donner à voir telle qu’elle était, c’est-à-dire son ventre, ses organes génitaux
avec la mission de montrer la vérité de ce corps-là.
C’est une image d’une très grande agressivité, d’une très grande violence quand je l’ai vue. J’ai voulu rendre ça.
J’ai introduit dans mon tableau le corps de Bartman comme un objet de regards, un objet de musée car c’est ce qu’elle a été toute sa vie, en étant exposée après sa mort dans des bocaux dans un grand musée parisien.
Je l’ai donc insérée parmi les objets de musée qui sont imprimés sur le tissu. Puis, à un moment donné, j’ai introduit une figure d’ange gardien et j’ai décidé que ce serait mon autoportrait. Mon intention était de l’entourer d’une escorte d’autoportraits en anges gardiens. Ca me semblait être une manière de rendre hommage à cette femme.
Dans une logique de transmission, il s’agit pour moi de rendre au monde ses images. Les images c’est comme des coups : on en reçoit, on les rend. On transmet aussi des choses violentes car on les reçoit comme ça. C’est pareil dans d’autres cas aussi : j’étais récemment à Londres avec des africanistes savants qui se demandaient si l’art peut changer le monde. Moi, je n’ai pas envie de changer le monde ! Changer le monde, et en quoi ? On sait très bien ce que ça a donné quand certaines personnes ont voulu changer le monde. Je ne veux pas changer le monde et je ne veux pas que le monde me change. George Bush et Madame Rice veulent changer le monde, ils envoient des troupes pour installer la démocratie, changer les sociétés, mais à quel prix ?
Et donc, quand le monde m’envoie des images complètement pourries et violentes, je lui renvoie ces images-là. C’est une façon de survivre, mes images c’est ma ligne de défense.
La composition de Worship Objects, en forme de crucifixion, rappelle les retables d’églises. On y retrouve aussi le thème du » mémento mori » des sculptures funéraires
HM : Je revendique complètement ma parenté avec les artistes de la Renaissance, des XVIème et XVIIème siècles. Mes images sont construites sur ces références-là d’une manière délibérée.
Dans cette tradition, je reprends ces images qui sont aujourd’hui des images de musée. Elles sont mortes, elles sont empaillées et ce sont des objets pour les historiens d’art, des objets de culte. Mais, quand je les prends dans mes thèmes, je leur fais subir un traitement nouveau. Je les ressuscite, je réactive leur énergie enfouie pour déclencher la réflexion sur mes propos. Donc, oui, c’est comme si on allait à la morgue, on récupère les corps et on les ressuscite ! Si j’arrive alors à ressusciter les cadavres des grandes images qui ont marqué notre histoire, c’est un pouvoir extraordinaire !
Je pense que, d’une manière générale, les images sont fortes à condition que le sens qu’on a voulu leur donner reste intact. Et ça pose un vrai problème car une image, dans le fond, c’est comme une bouteille à la mer. Moi, j’écris un message que je mets dans une bouteille, que je lance à la mer. Elle peut arriver chez quelqu’un qui ne peut pas lire mon écriture ou chez quelqu’un qui me lit mais qui ne comprend rien à ce que je lui dis.
Je marque toujours le titre en grand, comme ça, on ne s’y trompe pas. Mais ce n’est pas parce que j’ai pris toutes ces précautions que les gens vont saisir le sens de mon image. Quelque part, faire figurer le texte qui cadre, c’est un geste complètement désespéré par rapport aux images ! Mais parfois ça marche
Et quand ça marche à fonds, alors, quelle satisfaction !
Worship Objects est-elle une uvre qui parle de la sacralisation de l’art contemporain ?
HM : Je pense que l’uvre d’art aujourd’hui est un objet de culte. Si on demande à quelqu’un dans un musée ou au théâtre : » est-ce que vous croyez en Dieu ? » On risque d’avoir une majorité de non. Mais si on demande : » est-ce que vous croyez en l’Art ? » Les gens vont dire oui. L’art est devenu une sorte de croyance religieuse. Les objets d’art sont déjà des objets de culte, les artistes sont les producteurs. Ce sont des prophètes intégrés dans un système, c’est-à-dire qu’ils sont contrôlés par le pouvoir, par les curators, par le marché de l’art, les critiques et les historiens d’art.
Mais il y a une croyance du sacré dans le monde de l’art, je pense que c’est le dernier des sacrés. L’art semble occuper l’espace vide entre la mort d’une ancienne religion et l’invention d’une nouvelle.
Le fait que des pouvoirs politiques et économiques s’intéressent à l’art et dépensent beaucoup d’argent dans ce domaine, révèle la force qui est derrière l’art. Je pense que cela doit avoir un lien avec une croyance centrale dans le monothéisme du marché, celle de la propriété privée des biens de notre monde.
L’art est un sacré qui justifie la propriété privée de l’uvre de l’artiste, uvre qui est, par définition, un bien commun car elle n’a pas de raison d’être en dehors de l’entente commune des bénéficiaires parmi lesquels l’artiste évolue. Nous parlons de l’artiste comme d’une figure prophétique mais les prophètes n’ont pas droit aux Droits d’Auteur que le marché détermine pour les propriétaires légaux.
C’est le sacré qui justifie que le prophète est propriétaire de la révélation. C’est une idée extraordinaire et c’est toute l’essence de notre société contemporaine. Le patron est propriétaire de ses ouvriers, de ses outils, de toutes les sources d’énergie dans son domaine. Actuellement, le débat sur le brevet du vivant est confiné entre les représentants des industriels de la santé et les représentants des institutions religieuses. C’est un débat sans dangers tant qu’il se limite aux fondements moraux de la culture européenne, voire catholique. Mais on peut comprendre l’ampleur du problème quand on l’examine à la lumière du conflit qui a opposé les pays pauvres aux industriels de la santé à propos de la fabrication du vaccin contre le sida. C’est peut-être là le lien entre la vie, le marché et le sacré de l’art. Il y a une connexion entre ces deux mondes et je pense que c’est en train de se faire aujourd’hui. Il y a une connexion, je ne sais pas encore laquelle, il faudra se pencher dessus !
Dans votre tableau Great American Nude, que signifie la figure de Ben Laden ?
HM : Cette image est une sorte de raccourcis du point de vue de l’histoire de l’art. Cela me permet de lier une image du peintre Boucher, qui était déjà scandaleuse, avec le travail de l’artiste pop art Wesselmann qui a fait des séries de Great American Nude. A cela s’ajoute un état du monde d’aujourd’hui avec Ben Laden qui est une icône aussi. Je fais ainsi un raccourci entre l’histoire de l’art et le monde actuel. C’est donc un travail sur les icônes de l’histoire, notamment modernes.
Je pose la question : d’où sort Ben Laden ? C’est en fait un scandale américain. Ils l’ont fabriqué, c’est une sorte de Frankenstein ! On l’a armé pour qu’il fasse la guerre contre le grand méchant loup de l’époque, qu’il a gagnée, et après il s’est retourné contre ses fabricants.
Ce qui m’intéressait, c’est que Ben Laden est avant tout une figure américaine. Il sort de la logique américaine de gérer le monde. Donc, je l’ai construit dans ce sens-là.
Et il y a aussi le drapeau américain du fond. Ce drapeau est aussi une icône de notre siècle. C’est une icône extraordinaire. J’ai encore le souvenir des premières manifestations au Soudan qui impliquait les Etats-Unis. J’avais 10 ou 11 ans, c’était à l’occasion d’une visite de Nixon, ou quelque chose comme ça. Les gens criaient : » Down USA down down USA « . C’étaient des étudiants et moi, je ne comprenais même pas ce que ça signifiait ! Après j’ai appris que c’était » à bas les Etats-Unis « . A un moment donné, ils ont brûlé un drapeau américain, qui était dessiné d’une manière vraiment maladroite, devant la Mission américaine. A 10 ans, j’ai retenu que le drapeau était au centre de la Manifestation : il était devenu en quelque sorte le corps du Mal. Plus tard, j’ai assisté à d’autres manifestations où on a brûlé des drapeaux américains pendant la guerre du Vietnam ou le conflit au Proche Orient. Le drapeau américain est une icône d’une force exceptionnelle. Plus tard, j’ai découvert Jasper Johns bien sûr et d’autres artistes qui travaillent sur le drapeau américain. Il s’agit d’une icône clé.
Tout ça, ce sont des images qui se retrouvent ensemble d’une manière très spontanée. Elles sont attirées les unes par les autres comme des aimants et se retrouvent pour former un nouveau tableau.
Je travaille sur des morceaux de tissus rafistolés, cousus, mal cousus même. Bien sûr car moi je ne sais pas bien coudre à la machine. J’essaie d’ailleurs de mal coudre, d’accentuer ma maladresse car c’est la seule façon d’échapper au manque de savoir-faire technique.
Ca revient au bricolage. C’est une ruse car cela fonctionne pour créer une image qui me ressemble. Les choses que je sais faire, je les montre et les choses que je ne sais pas faire, je les montre aussi ! Mon travail est l’ensemble de tout ça.
En plus de votre pratique artistique, vous vous exprimez en tant que critique dans des articles ou lors de conférences. Comment cette démarche s’est-elle imposée à vous ?
HM : C’est la volonté de corriger des choses car parfois on s’exprime et on se rend compte que les gens ont compris autrement. Je suis critique par rapport à ce qui m’arrive, par rapport au regard que les gens posent sur moi. Je suis donc devenu critique par la force des choses.
Je suis quelqu’un qui produit des mots soit pour cadrer mes images, soit pour corriger un propos qui me concerne, soit pour réagir contre des situations qui nécessitent mon intervention.
Votre peinture est peuplée de grandes figures mythiques, tel que Saint Sébastien, que vous ouvrez à un grand champ de significations artistiques et politiques. Comment utilisez-vous ces références ?
HM : Saint Sébastien est une figure biblique et je m’intéresse à la Bible car c’est le livre du vainqueur. La modernité capitaliste s’est installée un peu partout dans le monde sur les bases de la société européenne chrétienne, avec la Bible et les missionnaires. Aujourd’hui les gens vont un peu moins à l’église mais les principes du christianisme sont dilués dans l’air ambiant. Qu’on soit bouddhiste, musulman ou juif, on est christianisé d’une manière ou d’une autre.
C’est par ce biais-là que je m’intéresse à la Bible car j’y trouve des échos un peu partout, dans les textes musulmans ou dans les pratiques de tous les jours, et même des gens qui se disent athées. Moi-même je suis musulman mais je ne suis pas croyant, je sens que la Bible est là.
Mais c’est aussi un héritage de l’humanité, » un butin de guerre « , comme disait Kateb Yacine. A l’époque de mes études en histoire de l’art, je me suis rendu compte que si on ne lit pas la Bible, on ne comprend pas la moitié de l’histoire de la peinture européenne car c’est une peinture qui a évolué au service des institutions religieuses. Saint Sébastien, Saint George, la Vierge Marie ou Jésus, ce sont des figures qui font partie de mon expérience de peintre.
Je vais prendre Saint Sébastien car c’est pour moi un support exceptionnel pour créer des images complexes et qui correspondent au message que je veux transmettre. Saint Sébastien, c’est le gars qui savait très bien qu’il allait mourir mais qui décide d’aller vers sa mort, autrement sa vie n’a pas de sens. Des figures comme ça, on en a dans la vie de tous les jours. C’est pour ça que j’ai fait un Saint Sébastien qui est un portrait de Van Gogh ou de Che Guevara. Même les gens ordinaires autour de nous peuvent être des Saint Sébastien.
J’agis de même avec la figure de Saint George tuant le dragon. C’est une des rares figures bibliques qui fonctionne avec tant de violence. Il est intéressant dans son élan. Le Saint George d’aujourd’hui va tuer le dragon et détruire le musée de Bagdad. Un peu comme des Saint George maladroits qui détruisent tout autour
Voilà les aberrations, transposées dans notre vie, que révèlent ces figures bibliques.
En regardant votre tableau de Saint-George, on pense à l’image musulmane d’Al buraq, la monture du prophète
HM : Quand je choisis des figures, je les choisis en fonction des gens à qui je m’adresse, car je sais très bien quel effet ces images vont produire. Cela fait une vingtaine d’années que je vis en France. Peut-être que si j’étais au Soudan, j’aurais pu utiliser des figures mythiques non chrétiennes.
Par exemple, Al buraq est une figure merveilleuse qui emmène Mahomet dans le ciel, en passant par Jérusalem. Elle fonctionne à merveille dans une société musulmane. Mais ici, elle n’est pas assez efficace. Je pourrais construire une telle image, mais ça passerait ici pour une image exotique, et ça ne m’intéresse pas.
Vos images donnent l’impression qu’elles répondent à deux mouvements : d’une part, un mouvement qui incorpore l’histoire de l’art occidentale et, d’autre part, un mouvement de résistance issu de cet univers syncrétique. Qu’y a-t-il de résistant dans votre uvre ?
HM : La résistance est peut-être une idée centrale, et pas seulement dans mon travail. On essaie de résister, de monter des barricades mais parfois on n’a pas le choix, on cède. Le plus difficile est de définir une ligne de retraite quand la situation est intenable.
Je me souviens d’une histoire qui m’est arrivée il y a une dizaine d’années dans un cours de danse de jazz moderne. Dans ce cours, j’étais le seul Africain. A un moment donné, il fallait faire un certain mouvement en traversant la salle et j’étais parmi les gens qui ont réussi à le faire. La personne qui animait le cours m’a pris comme exemple, en disant : » vous voyez Hassan, comme il est Africain, il fait ça de manière très spontanée ! « . Moi, à l’époque, je n’ai pas osé dire que je venais d’un coin d’Afrique où les hommes ne dansent pas car c’est mal. On danse quand on est petit, après c’est l’affaire des filles et des femmes. Mais je n’ai pas osé car j’ai bien aimé le regard posé sur moi. On me regardait comme le danseur africain qui a ça dans le sang, qui n’a même pas besoin de se fatiguer. Alors que je me suis fatigué pour faire ça ! J’ai fait un grand effort pour apprendre ces mouvements. Et en même temps ça me semblait un peu compliqué de l’expliquer à ces gens.
Bon, là j’ai cédé, je n’ai pas pu résister. J’ai accepté cette aura de danseur africain alors que c’était complètement contre ma façon d’être.
Mais parfois on peut quand même résister. Comme je disais tout à l’heure, je ne veux pas changer le monde, mais je ne veux pas qu’on me change. Et c’est ça qui est difficile. Parfois même le fait de continuer à peindre, ça me semble être un effort de résistance car parfois, d’autres choses s’opposent, la peinture est moins urgente, on est attiré par d’autres choses.
Vous résistez à la notion d’artiste africain dans laquelle les professionnels de l’art contemporain peuvent vous enfermer ? Vous parlez à ce propos d' » artafricanisme « . Qu’entendez-vous par-là ?
HM : L’artafricanisme est une dynamique inventée par les institutions qui ne correspond pas à une réalité sociologique des Africains. C’est un art qu’on suppose que les Africains produisent ; c’est un art qui est pensé en Europe par les Européens pour les Africains. Cet art, exposé lors de manifestations autour de la culture africaine, s’adresse à un public européen. Tout se fait ici : le mécénat est européen, les artistes vivent souvent en Europe et, s’ils vivent en Afrique, leur regard est tourné vers l’Europe, etc. Donc l’artafricanisme fait partie de cette machine d’exclusion qui a conscience que les artistes nés en Afrique font partie de cette scène contemporaine mais ne peut pas les accepter sur cette scène, même s’ils sont parfois très inventifs. On les met alors dans une sorte de réserve pour les arts extra-européens.
L’artafricanisme est une invention qui a plusieurs fonctions, mais qui n’a rien à voir avec l’art ou avec les réalités de l’Afrique. Et dans ce sens-là on adhère ou non, mais j’en souligne les conséquences.
Je pense que c’est le produit d’une certaine géopolitique euro-africaine. Les Africains n’ont la plupart du temps pas assez d’argent pour organiser ce genre de manifestations, donc les financements sont forcément européens ou nord américains, et viennent d’institutions et d’entreprises qui ont des intérêts stratégiques en Afrique.
A ce propos, quel regard portez-vous sur le mécène de l’exposition Africa Remix au Centre Pompidou, qui n’est autre que Total ?
HM : Il faut un prince pour l’art. C’est dans la tradition européenne : à la Renaissance, c’étaient des vrais princes, puis des Rois, puis sous la république française des présidents
Aujourd’hui, à l’ère de la globalisation, le prince est remplacé par de grandes entreprises qui gèrent tout. Dans ce sens-là, si Total, Microsoft ou Mobil peuvent agir pour l’art, autant qu’ils le fassent à visage découvert. Comme ça, on sait exactement où on se trouve, au lieu de se cacher derrière une association humanitaire.
Bien sûr, une fois qu’on a dit ça, on va se poser d’autres questions : pourquoi telle entreprise a intérêt à soutenir l’art africain ? Quel type d’art africain ? Existe-t-il dans cette entreprise une autorité intellectuelle qui décide du destin des artistes ? Avec quelle méthode ? Voilà des questions tout à fait légitimes.
Ensuite, est-ce que moi, en tant qu’artiste, j’ai intérêt à adhérer à ce projet ? Et si je n’y adhère pas, quelles sont les conséquences ?
Ce sont des questions qu’il faut que tout le monde se pose, et d’abord les artistes, les curators et les mécènes.
Enfin, quelles sont les conséquences à la longue de ce genre de mécénat ?
Vous participez pourtant à ces manifestations. Comment expliquez-vous votre engagement ?
HM : Tout le monde sait ce que je pense. Je passe parfois pour l’emmerdeur de service ! A chaque fois qu’il y a un rassemblement d’artistes africains, je dis que l’art africain c’est un gros mensonge. Mais j’y suis quand même. Car si je n’y suis pas, je ne serai nulle part : c’est le seul endroit qui me permet de montrer ce que je fais.
Mais, même si un jour j’ai d’autres tribunes pour montrer mon travail, je continuerai à venir sur ce terrain de l’art africain parce que ce n’est pas seulement un terrain d’art, c’est un terrain d’action politique.
Et tous les gens qui sont dedans, commissaires d’exposition et mécènes, ont tout à fait conscience de la qualité politique de cette action. Mais il y a peut-être une partie des artistes africains qui n’ont pas conscience de cette implication politique.
Dans ce sens-là, je pense que c’est un terrain politique très précieux car, du moment où on en comprend le fonctionnement, on peut détourner la manifestation tout entière.
Il ne faut pas laisser entièrement le contrôle aux organisateurs de ces manifestations.
Ne pensez-vous pas que votre discours a tendance à servir les curators et les institutions en leur donnant plus de profondeur, plus de poids ?
HM : Non, je pars d’un principe très simple : les gens sont intelligents ! Lors d’une grande exposition où environ 60 000 personnes passent dans une semaine, on doit avoir un certain nombre de spectateurs qui ont assez de finesse pour comprendre les doubles discours qui sont diffusés, et récupérer ce qui est valable.
Je pense que les gens sont intelligents car ils doivent survivre dans un monde qui évolue à une vitesse extraordinaire. C’est-à-dire qu’il y a trente ans, personne n’imaginait que le mur de Berlin allait un jour tomber, que l’Union Soviétique allait s’écrouler, personne n’imaginait que l’Apartheid allait se terminer.
Et je pense que dans quelques années tout le monde va rigoler du fait qu’un jour on rassemblait des artistes noirs, on les mettait ensemble en leur disant » vous êtes des artistes africains « .
Comme lorsque nous repensons aujourd’hui qu’il y a un siècle on a mis des Africains dans un zoo, ici à Paris, que les gens venaient regarder. Africa Remix, ou Africa 05 et toutes ces célébrations de l’art africain, ce sont les zoos d’aujourd’hui. Peut-être que dans cinquante ans, ou dans trente ans, les gens diront : comment ça se fait qu’on ait pu organiser une chose pareille !
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