Extraits de la table ronde organisée lors du TOMA 2001 à La Chapelle du Verbe Incarné

Dans le cadre des Petits matins du T.O.M.A. / Africultures

Avec Tobie Nathan, Isabelle Stengers, Lucien Hounkpatin
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Professeur de psychologie clinique à l’université de Paris VIII, Tobie Nathan est également l’auteur de romans policiers à succès, notamment Saraka Bô et dernièrement 613, paru chez Odile Jacob. Isabelle Stengers est professeur de philosophie à l’Université Libre de Bruxelles et membre du conseil d’administration de la Ligue des droits de l’homme, elle a publié avec Tobie Nathan en 1995 : Médecins et sorciers. Lucien Hounkpatin exerce comme psychologue clinicien au CHS Maison Blanche à Neuilly-sur-Marne ; il enseigne également à Paris VIII et a publié avec Tobie Nathan La Guérison yoruba chez Odile Jacob en 1998.

Vous qui êtes tous trois des scientifiques, universitaires de surcroît. Comment avez-vous été amenés à écrire pour la scène ?
Isabelle Stengers : Je crois que l’aventure a commencé à l’occasion de rencontres à Châteauvallon à Toulon qui s’appelaient « Théâtre de la science ». (…) Au cours des débats est apparue l’idée que l’on devrait pouvoir créer un vrai théâtre, une vraie théâtralisation d’enjeux de savoirs, d’histoire de savoirs, de conflits de savoirs. Dès cette époque on savait que le sujet concernerait les thérapies de l’âme et on s’amusait avec un nom de code : « Les controverses de Châteauvallon » en référence à la fameuse controverse de Valliadolid qui pose la question : « Les indiens ont-ils une âme ? » (…)
Peut-on parler d’une démarche un peu pédagogique ?
Isabelle Stengers : Tout dépend ce que l’on entend par pédagogique. En un sens oui. Malheureusement souvent quand on parle d’oeuvre pédagogique, ça suppose initier le public à un savoir bon en soi, comme s’il était ignorant et devait être amené à partager le bien commun de ceux qui savent. Or ici, il ne s’agit pas d’initier, d’emmener le spectateur au bon endroit. Il s’agit surtout de l’emmener à l’endroit où les savoirs se cherchent pour lui faire partager les disputes de savoirs. Il ne s’agit pas de faire partager au public le sentiment de son ignorance. Il s’agit de le faire penser non pas comme des scientifiques, mais avec eux, contre eux. Car la pensée scientifique est une pensée qui se débat.
Il s’agit donc de mettre en somme le public au coeur de la polémique. (…)
Lucien Houkpatine : Mon approche n’est pas différente. Ce qui m’a motivé dans cette aventure, c’est l’envie d’aller chatouiller les profondeurs, car c’est en chatouillant les profondeurs que l’on parvient à les infiltrer. Et le théâtre nous offre un outil qui permet de chatouiller.
Tobie Nathan : Je partage entièrement ce qu’a dit Isabelle. D’ailleurs Isabelle est mon maître, je ne dis pas ma maîtresse parce que cela pourrait prêter à confusion. Je rajouterais juste une chose : j’aime écrire des romans policiers, parce que la vie est noire, la vie est triste et la littérature sait mieux rendre compte de la noirceur de la vie et des terreurs qui nous traversent. C’est ce que j’ai essayé de mettre au service de la philosophie, puisque la philosophie n’a pas voulu de moi. La philosophie est toujours optimiste, elle est convaincue que la pensée peut amener de la lumière. Isabelle est un savant, comme Lucien, mais moi je ne suis rien de tout cela. Les savants interrogent la matière, ils contraignent la matière à répondre, ils la triturent. Au fond, un écrivain de roman policier manipule un autre type de matière, il contraint le public à être le représentant de cette matière et à répondre. (…)
Comment vous est venue l’idée d’inventer une rencontre de Freud avec un tirailleur yoruba de la guerre de 14 ?
Isabelle Stengers : A part ce qui concerne Ekudi, tout le reste est authentique. En 1919, ce qui arrive à Freud, qui passe d’une aventure de chercheur, avec Ferenczi notamment, à une situation de maître, maître d’une Institution liée plutôt à Ernest Jones, est véridique. Le fait qu’Anna Freud semblait pouvoir avoir alors une vie propre, le découragement de Freud après la guerre, tout ceci est vrai. Ce genre de fiction implique, si on se place en tant qu’historien, qu’on trouve dans l’histoire qui intéresse un moment sensible, un moment où tout un ensemble de choses se retournent. Il y a des explications, mais on peut en rajouter, on peut les multiplier parce que ce qui se passe est très grave, on ajoute du sens à ce point tournant, on l’enrichit, on en fait vivre les multiples enjeux. La fiction que l’on a rajoutée et qui met en scène Ekudi, est une fiction qui intervient en toute loyauté avec l’histoire. De fait, à ce moment-là, la psychanalyse prend le tournant vers l’institution internationale qui aura à partir de là l’autorité qu’on lui connaît. (…)
Tobie Nathan : Tout est absolument vrai. Les historiens travaillent à partir de documents, personne aujourd’hui à part quelques vieillards déments n’est en mesure de témoigner de cette époque. Il ne nous reste donc pour raconter l’histoire aujourd’hui que des documents et des réflexions. Quelqu’un comme Freud, dont on dit qu’il a été l’homme le plus intelligent du XXe siècle et c’est d’ailleurs comme cela qu’il souhaitait qu’on le présente, ne pouvait pas ne pas s’être posé ces questions. Nous sommes en 1920, l’Allemagne a perdu la guerre, elle vient de perdre le Cameroun et le Togo, Vienne est en train de s’écrouler… Comment donc un homme aussi intelligent aurait-il pu passer à côté de ces événements sans se poser la question de savoir quelle est la pensée des Africains, comment ils réagissent ? C’est absurde ! C’est nous qui détenons la vraie histoire, même si on ne la raconte pas dans les livres. Nous sommes donc allés chercher la vraie histoire.
Et vous Lucien Hounkpatin, que dites vous de cette « vraie fausse invention » ?
Lucien Hounkpatin : C’est un travail de construction, de complexification des choses et non pas une simplification. Une complexification qui fait avancer. (…)
Tobie Nathan : L’histoire du Togo est fondamentale dans cette affaire, le Togo tombe en 1916, on ne sait pas encore s’il sera français ou anglais, à côté il y a le Ghana qui sera anglais et le Dahomey qui va rester français. Or, à ce moment-là, Freud pense ou ne pense pas ? Moi, je ne peux pas accepter que mon ancêtre psychanalyste ne pense pas. Je fais donc le pari qu’il pense et qu’il se dit qu’il a besoin de savoir ce qu’il se passe à Lomé où ses enfants auraient pu se battre puisqu’un de ses fils est allé à la guerre : c’était le front Russe mais il aurait pu partir pour Lomé. Pourquoi un tirailleur yoruba ? Vous vous dites, c’est parce qu’on a rencontré Lucien. Mais non. C’est l’Histoire qui nous a envoyé Lucien pour nous éclairer. En fait, la psychanalyse même la plus lacanienne est infiltrée depuis longtemps par la pensée yoruba. Il faut le savoir.
Lucien Hounkpatin, vous seriez donc un espion ?
Lucien Hounkpatin : En effet, qu’est-ce que l’on fait des noyaux durs qui circulent ?
Tobie Nathan : On ne peut pas les avaler, on ne peut pas les cracher non plus. (…)
Quel est l’enjeu d’une telle pièce ?
Isabelle Stengers : Pour chacun c’est différent. Pour moi, un enjeu sort de l’écheveau, car si on a un seul enjeu autant écrire un article académique. Mon problème comme philosophe ce sont les pratiques de savoir. Quand les sciences occidentales sont fortes parce qu’elles ressemblent à la physique ou à la chimie, cela ne veut pas dire qu’elles ont trouvé l’ouvre-boîte universel. On peut se dire que dans certains domaines de production de savoir, si elles ne larguent pas les amarres avec ce qui a fait leur force, elles risquent de payer le prix. Et dans notre histoire occidentale, le modèle des sciences positives est relativement hégémonique. Avant de rencontrer Tobie et Lucien, j’avais l’intuition que dans le domaine de la psychothérapie, la question de qu’est-ce qu’une science a un prix catastrophique. Pour moi, cette rencontre Freud / Ekudi, c’est la rencontre entre, d’un côté, quelqu’un qui croit enfin faire converger l’art de guérir et la recherche scientifique au sens où l’entend la physique et la chimie et de l’autre un maître en formation venu d’ailleurs. Qu’est-ce que guérir ? Voilà la question qui les rapproche. Quand on s’éloigne des sciences dites expérimentales, on voit que le modèle qui prospère, repris dans d’autres domaines de production de savoir, se transforme en poison.
Tobie Nathan : Moi j’avais deux enjeux. D’abord une passion amoureuse pour Freud. Depuis l’adolescence, parce qu’il a accompagné ma sexualité adolescente, comme beaucoup de jeune gens de ces années-là, j’ai fait un transfert amoureux. J’aime Freud. Et aimant Freud, j’ai voulu le sauver. La Damnation de Freud est une tentative de sauver Freud de deux problèmes où il a perdu son âme. Le premier, c’est qu’il croit que les Blancs pensent, ce qui est déjà discutable, mais surtout il est convaincu que les Blancs sont les seuls à penser. Et il fallait que je le sauve de cela, sinon je ne pouvais continuer à l’aimer. Pour moi, ce n’est pas par bêtise, mais par décision stratégique qu’il se met à défendre cela. Mais si vous dites que Freud s’est laissé berner pas la pensée ambiante vous cassez mon idole, et vous sapez ma sexualité par la même occasion. (Rires) Le deuxième enjeu, c’est le judaïsme de Freud qui écrit dans Totem et tabou « Je suis juif et je ne sais pas pourquoi. » Ce qui est terrible. Comment un Juif peut-il dire cela ? Alors là, il fallait absolument que je le sauve une deuxième fois. Je me suis donc retroussé les manches. J’espère que j’y suis parvenu et que l’on m’en saura gré dans la famille de Freud et dans la famille psychanalytique.
Et vous Lucien, s’agissait-il de planter les fameux noyaux ?
Lucien Hounkpatin : Il y a pour moi aussi deux enjeux. Si on revient à mon histoire de noyaux, il s’agissait d’interroger l’existence du multiple. Y-a-t-il une multiplicité ? Et l’autre enjeu : comment la rendre possible ? La pièce est un objet fabriqué pour penser à l’espace des possibles. (…)

///Article N° : 1910

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