Comment les dramaturgies contemporaines africaines présentent-elles et interrogent-elles la figure du journaliste et plus largement la parole médiatique ? Sylvie Chalaye revisite quelques pièces théâtrales et chorégraphiques phares.
« Car la vraie tragédie n’est-elle pas la nôtre ? Nous à qui l’Histoire n’a assigné qu’un strapontin de voyeur derrière le judas de l’horreur. Nous qui, par la force des choses, sommes réduits à n’être que les touristes de la Besogne. » (1)
Le reporter est une figure récurrente des dramaturgies contemporaines d’Afrique noire. Journaliste ou présentateur, ce personnage convoque en scène le monde médiatique et il a dramaturgiquement une fonction de transmission qui s’apparente à celle d’un chur ou d’un griot. Il commente et traduit littéralement ce qui se passe en scène, donnant à la réalité scénique une autre portée. La parole médiatique fait basculer le réel dans une autre dimension. La parole du reporter est une parole sans fond, sans mémoire qui jaillit dans l’ici et maintenant sans ramification avec le passé ou l’avenir, c’est une parole d’opportunisme, comme le dénonce Koulsy Lamko dans Tout bas
si bas, une parole frelatée qui se jette sur les intentions avant même qu’elles ne soient réalité.
Le reporter déboule dans le quartier des accroupis dès que la gamine annonce la naissance du bébé, impossible ensuite de s’en débarrasser :
La fillette : Il n’y a pas de mythique naissance ici. Va-t-en vadrouiller où le vent te mène. Je ne te demande aucun commentaire. Surtout pas de tenir la torche. Mêle-toi de ce qui te regarde
Le reporter : C’est que tout me regarde, ma petite dame. Et j’ai toujours pensé que je suis né pour tenir la torche, le flambeau qui éclaire l’orgasme de ceux qui copulent au milieu de l’aveugle désastre. Je suis reporter. Je ne suis pas un nom, mais un visage dessiné dans les visages de tous les gens sans nom. Je parle pour les autres.
La parole médiatique est une parole mensonge qui invente le réel et lui substitue du vide, comme dans Récupérations de Kossi Efoui, où le réel cède la place aux visions fantasmatiques de la télévision, média auquel se confient les personnages au point de s’y abandonner complètement. Le théâtre contemporain africain dénonce le danger de cette parole qui évide les consciences et n’y laisse que manque et désir.
L’Afrique est doublement victime de la médiatisation, qui distille dans le monde cette pollution mentale et déforme son image extérieure, en ne livrant d’elle que des représentations négatives pétries de misérabilisme, de désorganisation, d’épidémies en tout genre, tout en projetant une identité fantôme
d’autant plus dangereuse auprès d’un peuple que la colonisation a acculturé et qui n’a pas eu le temps de retrouver son identité avant de se confronter aux médias. Tout se passe un peu comme si l’identité du peuple africain lui était imposée en dehors de lui-même, comme si l’Afrique devait construire son destin et bâtir son bonheur en suivant le scénario qui a été défini par les médias. Le théâtre dénonce en somme cette colonisation nouvelle qui hante encore l’Afrique par des moyens tentaculaires et diffus qui participent de la mondialisation.
L’illusion dénoncée dans Cette vieille magie noire de Koffi Kwahulé, illusion dont est victime la communauté noire, est de croire en ce mythe fabriqué par le reporter, espèce de griot diabolique et manipulateur qui vend du rêve et de la magie. Mais l’histoire de l’invincible Shorty ne sort pas la communauté du marasme : « Shorty boxe pour les petits enfants dont on a écrasé les rêves comme une cigarette », dit la chanson, mais ce rêve ne sauve pas la communauté. Shorty doit accepter de redescendre sur terre et de retrouver sa réalité humaine pour sauver son peuple. Il nous faut l’Amérique, un autre texte de Koffi Kwahulé, avec cette femme enceinte miraculeuse qui se met à pisser du pétrole, dénonce encore une manipulation médiatique qui parasite les rêves de l’humanité et les détourne du vrai bonheur au nom d’un consumérisme sans borne. Badi Badi se métamorphose en relique, jusqu’à prendre l’apparence prodigieuse d’une orchidée aux bras de pain, mais la promesse de bébé qui arrondissait son ventre disparaît au fur et à mesure qu’elle fournit le précieux liquide morbide et c’est la fuite en avant pour avoir toujours plus
finalement la vie se perd et la madone pétrolifère est crucifiée sur l’autel de l’envie et d’un rêve nourri d’images de Las Vegas.
Cette porosité identitaire résulte de ce que l’anthropologue Marc Augé définit comme la surmodernité, accélération du temps et rétrécissement de l’espace, un phénomène dont les peuples colonisés, dans leur relation contrainte à l’altérité, ont été les premiers à faire l’expérience et qui est marqué par une triple exacerbation : « un excès d’événements qui rend l’histoire difficilement pensable, un excès d’images et de références spatiales dont l’effet para-doxal est de refermer sur nous l’espace du monde et un excès de références individuelles mettant en crise les grands systèmes d’interprétation. » (2)
Cette dénonciation de la porosité identitaire, emportée dans le flux de la mondialisation, on la retrouve chez les artistes de la diaspora comme l’auteur haïtien, Guy Régis Junior qui en fait la tragédie même de Ida. Cette baraque de bidonville qu’est devenue Haïti, baraque qui fuit de partout, qui n’a plus de consistance pour résister aux orages de désirs qui l’assaille, plus de force pour affronter l’avenir et qui devient une auberge espagnole ne peut même plus retenir l’amour et son propre devenir lui échappe : Ida est partie.
Ce n’est pas un hasard non plus si l’artiste congolais, Faustin Linyekula, se réfère constamment à ce moment déterminant de sa vie où il a entendu à la radio que son pays avait changé de nom et que lui-même pouvait à présent porter le prénom de Faustin, alors que jusque là il s’était appelé Linyekula Ngoye. Cette relation curieuse de l’identité au filtre médiatique en dit long sur l’aliénation d’un peuple dont l’identité a été portée en dehors de lui-même et lui a été imposée par une autorité extérieure. C’est bien cette dévitalisation identitaire que stigmatise Koulsy Lamko à travers la course médiatique qu’évoque Tout bas
si bas : « Tu cours te pointer chez un photographe qui t’insulte en te fardant d’un blême sur le visage. Tu acceptes quand même la photo, ce visage entre tes mains, en essayant de le comparer au souvenir que tu as du tien. C’est bien ton visage. Mais il ne te convient pas, ce visage de demandeur d’emploi qui ressemble à celui d’un mort vivant, d’un fantôme » (3)
Dans Rwanda 94, les fantômes qui viennent hanter les écrans de télévision occidentaux, ces ombres de neige qui surgissent et parasitent les images disent une Afrique fantôme qui n’est plus celle de Leiris, mais l’Afrique virtuelle du discours médiatique, une Afrique de spectres qui convoque la mort, sans pourtant en enterrer les dépouilles, sans faire aucun travail de deuil. Dans les médias, les tragédies d’Afrique ne sont que des matériaux fugaces et spectatoriels, dévitalisé rapidement pour laisser place à d’autres informations. Aucun travail de deuil et de mémoire n’est fait, c’est ce que dénonçait Jacques Delcuvellerie dans le spectacle du Groupov sur le génocide rwandais, et en même temps le spectacle tentait d’accomplir cet accompagnement mortuaire, le spectacle tout entier se faisait cérémonie de funérailles.
Si cette dénonciation du danger méphistophélique des médias qui volent les âmes et évide la mémoire est aussi présente au théâtre, c’est précisément parce que le théâtre est un des derniers arts qui par nature travaillent sur la présence charnelle et la mémoire. Il apprend à accepter l’éphémère, la disparition et la mort en sachant trouver en soi la force de ramener dans l’espace des vivants ce qui a disparu. Cet enjeu du théâtre est l’essence même de l’oralité qui a construit les cultures africaines et sauvé celles de la diaspora : porter en soi la mémoire ancestrale et faire d’abord confiance aux humains et à leur réalité charnelle et pourtant mortelle pour transmettre son patrimoine. C’est ce paradoxe qui fait la force de l’oralité et que les artistes africains convoquent au théâtre.
Dans le monde contemporain, le théâtre s’impose comme un espace cérémoniel du travail de deuil. Voilà tout l’enjeu de la création de Faustin Linyekula, Dinozord : the dialogue serie III, qu’il a présentée au festival d’Avignon en juillet dernier. Le spectacle se veut une sépulture qu’il offre à son ami Kabako, mort de la peste en territoire étranger. Si les artistes africains choisissent le théâtre, c’est aussi pour tenter de ressaisir la mémoire, de construire un rituel de reconquête identitaire qui tourne le dos aux images médiatiques et convoque l’identité hybride qu’ils ont envie de défendre et dans laquelle ils se reconnaissent.
Le théâtre afro-caribéen aujourd’hui s’inscrit en faux contre les médias pour se faire monumentum. Le Petit-Frère du rameur, comme l’a très bien analysé Laurence Barbolosi (4), dénonce cette impuissance face à l’événement tragique noyé dans le flux médiatique. Le théâtre devient le réel espace d’enterrement, l’espace où l’on « lève le corps ». Ni les nouvelles que traque Maguy dans les journaux, ni le cinéma et ses images, ni la fourgonnette qui emporte le corps n’accompagnent le travail de deuil. En revanche, la veillée que représente la pièce elle-même prend en charge le monumentum de Kari et défend la mémoire contre l’immédiateté médiatique consumériste, car le rituel intrinsèque au théâtre dit avant tout l’éternel retour. Le théâtre lutte contre la mort parce qu’il est art éphémère et en même temps recommencement. Le discours médiatique au contraire entre en péremption au moment même de son énonciation et relève d’une logique consumériste qui ne laisse aucune matière à l’ensemencement mémoriel. Le tourbillon médiatique amène à se perdre, à perdre la relation aux disparus, car il évacue toute dimension d’au-delà, et essuie en somme la surface mémorielle jusqu’à disparition complète. La scène ouvre en revanche un espace d’au-delà qui relève de la présence physique de l’acteur et du conteur.
Les dramaturges africains contemporains abordent ainsi le théâtre comme espace de sépulture mémorielle par opposition à la dissémination, la vaporisation médiatique, c’est pourquoi Faustin Linyekula pose son spectacle comme un requiem. Le théâtre est le seul moyen pour lui d’enterrer son histoire, autrement dit de faire le deuil d’un passé colonial et post-colonial qui hante le présent et dont il faut se défaire pour aller de l’avant. Le théâtre devient l’espace de ce rituel mémoriel libératoire en rupture avec la dilapidation médiatique, dans laquelle le Zaïre, tour à tour Congo belge, État Indépendant du Congo, République Démocratique du Congo, a perdu son âme au profit d’images superficielles et trompeuses. Si le théâtre a ce pouvoir face aux médias qui dématérialisent au contraire la mémoire, c’est que le théâtre convoque des corps et amène le spectateur au partage réel d’un pan tangible d’existence, partage mémoriel palpable où le vivant déploie toute sa charge et exacerbe le sens de la mort.
1. Koffi Kwahulé, Le Masque boiteux, théâtrales, 2003, p. 30.
2. Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, coll. « Champs », Paris, Flammarion, 1994, p. 145.
3. Koulsy Lamko, Tout bas
si bas, Lansman, pp. 11-12.
4. Laurence Barbolosi, « Les avatars de la figure du messager dans les nouvelles dramaturgies africaines « , in Nouvelles dramaturgies d’Afrique noire francophone, PUR, 2004.///Article N° : 7114