Avec la série Femme de combat/combat de femme, Africultures vous propose des portraits choisis de femmes. Elles utilisent leur art ou tout simplement leur voix, pour parler, montrer, décrire la place de la femme dans la société. L’occasion pour Africultures de compléter la thématique de son magazine interculturel Afriscope, consacrée en janvier et février à la question du féminisme.
Dès le début de sa formation artistique, Berni Searle (née en 1964, à Cape Town) explore des problématiques associées aux concepts d’identités : genre, couleur, classe. Des notions à la fois personnelles et collectives qu’elle interroge par le biais de son propre corps qui se fait le filtre et l’écran d’une pensée critique et sensible. Portrait.
Allongée nue sur le sol, le corps de l’artiste est rendu vulnérable, en proie aux attaques extérieures. Il est recouvert de trois poudres colorées, proches des pigments, la matière première du peintre. Pourtant, il s’agit ici d’épices : le rouge vif du paprika, le jaune éclatant du curcuma et le brun du clou de girofle. Trois couleurs qui font non seulement échos aux trois catégories établies par l’Apartheid (Les Noirs, les Blancs et les Métis), mais aussi à l’histoire coloniale de Cape Town, la ville natale de l’artiste. Les Européens ont dès le XVe siècle construit la ville de manière à ce qu’elle devienne un point stratégique de la voie commerciale entre l’Europe et l’Asie. Une voie maritime grâce à laquelle les colons se sont enrichis avec, entre autres, le commerce des épices, au détriment des populations indigènes (les Khoisans) victimes de massacres et d’exploitations. Le projet vidéo et photographique Colour Me (1998-2000) apparaît comme une synthèse des préoccupations d’une artiste profondément engagée.
Elle développe ainsi une pratique protéiforme en utilisant aussi bien la photographie, la vidéo, la performance et l’installation. Différents médiums grâce auxquels elle met en uvre son propre corps. Reconnue en Afrique du Sud et sur la scène internationale, elle s’est fait connaître du public en 2001 lors de la Biennale de Venise où elle a présenté une installation photographique intitulée Still. (1) L’uvre est formée d’extraits d’uvres vidéo antérieures comme Colour Me et Snow White. Deux pièces emblématiques de son travail qui démontrent son attachement à la sculpture, médium auquel elle se destinait au départ. Snow White est sa première uvre vidéo, elle s’y présente agenouillée dans un espace sombre et apparemment infini, l’artiste est totalement nue, elle est impassible au flot de farine qui recouvre peu à peu son corps. Elle débarrasse ensuite sa peau des particules blanches et pétrit une boule de pain disposée devant elle. Elle prépare un pain spécifique, le rôti, un pain indien dont la recette lui a été transmise par sa mère et sa grand-mère. Le rôti apparaît alors comme un élément survivant de son héritage à la fois maternel et métis. L’uvre souligne un plan personnel en faisant référence à ses origines métisses, et parallèlement un plan collectif en signifiant la complexité des rapports raciaux en Afrique du Sud.
Elle a ainsi poursuivi un cheminement théorique et plastique qui l’a conduite vers des terrains plus complexes et plus ambigus comme les rapports communautaires, la représentation du corps (notamment celui des femmes à travers une pratique essentiellement autobiographique qui génère la formulation de questions féministes), le patriarcat et les inégalités sociales engendrées par un système capitaliste aveugle. Au moyen d’une esthétique fascinante et d’un attrait mystique, elle extrait visuellement et physiquement les fragments d’une construction personnelle structurée par les mailles d’une histoire coloniale extrêmement violente à travers lesquelles elle a grandi, ainsi qu’un héritage (culturel et familial) qu’elle ne cesse de fouiller.
Plus récemment, elle a présenté en 2011 un triptyque vidéo intitulé Interlaced. Réalisé à Bruges, dans la chambre gothique de la mairie de la ville, ainsi que dans la salle du théâtre Biekorf, le film montre l’artiste avançant d’abord vêtue d’un long voile doré, puis d’un long voile noir. Ses mains sont couvertes de feuilles d’or. Le symbole de la richesse et celui de la mort dialoguent au creux d’une performance qui vient raviver l’histoire coloniale belge. Berni Searle dénonce l’enrichissement personnel du roi Léopold II et rend hommage aux victimes congolaises. Elle exécute alors une marche et des gestuelles qui s’apparentent à un rite spirituel pour que les atrocités du système colonial ne tombent pas dans l’oubli. Son corps est le vecteur d’une mémoire collective douloureuse, mais aussi d’une formidable résistance face au formatage de l’Histoire.
Au moyen d’une introspection physique et mémorielle de son expérience personnelle, d’une attention sensible et critique à l’autre, mais aussi à travers l’histoire coloniale en Afrique, elle examine plus particulièrement les ravages de l’Apartheid (1948-1991) sur la société sud-africaine, mais aussi les moyens politiques mis en uvres suite à l’abolition d’un système traumatisant et persistant dans les consciences de tout un pays. Une politique coloniale qui a, entre autres, affecté la condition des femmes (noires et métisses) et par extension leur représentation. À travers le prisme de son corps, elle pointe du doigt les inégalités, les oublis et les conséquences palpables d’une histoire dont les plaies ne sont pas cicatrisées. Elle analyse également les écarts qui existent entre la théorie (le discours politique et législatif) et la réalité sud-africaine : une réalité multiple et complexe où les discriminations liées à la race, à la classe et au genre perdurent. Un quotidien instable qui amène Berni Searle à s’attaquer aux barrières sociales et raciales dressées entre les individus. Pour cela, elle met en uvre des symboles, des concepts et des temporalités dichotomiques qui, toujours relayés par son corps, exposent les contradictions contemporaines.
1. Berni Searle est représentée par la galerie Marc Stevenson à Cape Town, elle expose régulièrement en Afrique du Sud et présente son travail à travers le monde. Depuis le début des années 1990, elle a reçu une dizaine de prix et récompenses, signe de l’importance et de la reconnaissance de son uvre et de son engagement.///Article N° : 11243