La 10e édition du Festival des cinémas d’Afrique du pays d’Apt s’est déroulée du 8 au 14 novembre 2012, confirmant la qualité et la force d’attraction d’un festival qui se veut occasion à la fois de rencontres et de découvertes en mobilisant d’une part une sélection soignée et de nombreux professionnels et d’autre part un public fidèle et une grande panoplie de séances scolaires.
Dans le contexte d’une baisse du nombre de fictions de qualité liée à la baisse des financements, concocter chaque année pour un public local une programmation exigeante de films d’Afrique n’est pas une sinécure. C’est le pari gagné du festival d’Apt qui mobilise de plus en plus les documentaires et les courts métrages pour offrir à son public de nouvelles propositions de cinéma qui rendent compte du réel et des imaginaires d’ascendance africaine. Les salles étaient si pleines d’habitude qu’il avait fallu systématiser les rediffusions des films pour ne pas frustrer ceux qui ne pouvaient entrer. Mais cette année, une baisse de fréquentation a été enregistrée. Elle est certes liée à la crise qui réduit les dépenses mais aussi aux vacances scolaires qui ont fait que les projections pour le lycée et le collège étaient situées en fin de festival, ne pouvant plus avoir l’effet d’entraînement habituel envers des parents qui entendent leurs enfants parler des films et viennent les voir pour en discuter avec eux. Mais sans doute aussi à la dominante maghrébine qui s’affirme depuis deux éditions du fait du peu de fictions d’Afrique noire : une partie du public ne trouve plus dans le festival ce « supplément d’âme » qu’il pense trouver dans les films du Sud du Sahara. On se heurte là à l’enfermement de l’Afrique du Nord dans la négativité des stéréotypes persistants (islamisme/terrorisme). L’accent mis sur l’Algérie à l’occasion du cinquantenaire de l’Indépendance en rajoutait une couche, et la traditionnelle table ronde du dimanche matin fut consacrée à un passionnant et très vif état des lieux du cinéma algérien opposant les anciens et les nouveaux ([article n° 11245]) tandis que Merzak Allouache répondait aux questions de Tahar Chikhaoui pour sa leçon de cinéma (transcription en cours). Un pré-festival sur trois jours était entièrement consacré du 19 au 21 octobre à une rétrospective de grands films de l’Histoire du cinéma algérien, qui rendit un hommage à Boudjemaâ Karèche, directeur historique de la Cinémathèque d’Alger.
Si donc la programmation « charmait » moins le public, cela n’a pas empêché la plupart des séances d’être bien fréquentées et les débats d’être passionnants. Comme toujours, pas de palmarès ni de prix, si ce n’est ceux du jury lycéen, encadré cette année par le cinéaste et directeur du festival des films d’Afrique et des îles de la Réunion, Mohamed Saïd Ouma. Ce jury a attribué une mention à Le Repenti de Merzak Allouache et son prix fiction à Rengaine de Rachid Djaïdani, qui a fait l’unanimité du festival. Côté documentaires, c’est La Vierge, les coptes et moi de Namir Abdel Messeeh qui a emporté son adhésion. Non sans une mention à La Parade de Taos de Nazim Djemaï, c’est à Brûleurs de Farid Bentoumi qu’il a décerné son prix pour les courts métrages, couronnant ainsi par deux fois les films présentés par les Rencontres cinématographiques de Bejaïa (Algérie) qui disposaient d’une carte blanche au festival.
Brûleurs méritait bien son prix. Il part d’une belle idée : Amine achète une caméra pour documenter son passage clandestin vers l’Europe. Il va d’abord faire des images de sa ville, puis de sa copine, offrant là une des plus belles scènes de l’ensemble de la programmation, lorsqu’il demande à la jeune femme d’enlever son foulard et qu’à la faveur de ses longs cheveux blonds et bouclés, elle apparaît dans toute sa beauté. Cette caméra sera aussi sur le bateau, durant la tempête, caméra amateure qui sait capter le drame et l’angoisse, mais pas si amateure que ça ! L’il du cinéaste se fait donc l’il d’Amine et c’est là tout la force de cette caméra subjective qui devient à la fois objet et moteur du film. Il se joue là quelque chose d’essentiel entre le réalisateur et le spectateur qui rompt le triptyque habituel du cinéma (la caméra/réalisateur décode le réel pour le spectateur) : l’introduction d’un autre regard, celui du sujet lui-même, regard incertain, métonymique, mais vision qui s’affirme comme telle, soucieuse de mémoire, autrement plus convaincante que n’aurait été la caméra du réalisateur captant les scènes d’un il extérieur. Car c’est justement cet artifice qui permet à Farid Bentoumi d’être aussi proche de son sujet, d’être au cur de la folie de ces brûleurs et de leur projet insensé. C’est ainsi qu’il peut dès lors nous transmettre ce qu’il comprend de ce chaos, de ces désirs et de ces risques, sans pathos ni ce traitement épique qui en fausse si souvent l’approche. Le drame est là, mais nous ne le partageons pas comme un spectacle émouvant : nous ne sommes pas immergés mais participants, acteurs en échange de regard, dans un constant va-et-vient. Les brûleurs cessent dès lors d’être un phénomène : ils sont cette partie de nous-même qui voudrait enfoncer les murs et ruer dans les brancards, ils sont notre grain de folie qui voudrait entrer en résistance. Du coup, nous ne les voyons plus sous le même il : ce sont des autres semblables qu’il s’agirait d’accueillir et d’écouter. Et c’est ainsi que ce cinéma construit l’hospitalité.
La Parade de Taos de Nazim Djemaï, tourné en noir et blanc, semble un partage de mélancolie entre le réalisateur et son actrice, Amal Kateb : cette femme, Taos, retrouve régulièrement un homme au zoo mais reste à distance, laissant au temps les jeux du désir. Harcelée par des gamins, elle met un hijab mais l’homme ne revient pas, semble aller avec une autre
Elle observe alors les amoureux du jardin, deux homosexuels, une femme qui parle à un arbre
Tout en subtilité, le film fascine par son regard épuré qui, là encore, mêle celui du réalisateur et du personnage filmé en une méditation distanciée sur l’impossibilité de vivre son amour en liberté.
Amal Kateb habite le film d’une étonnante présence-absence. Elle est elle-même réalisatrice et avait déjà présenté au festival le très beau On ne mourra pas. Elle revenait cette année avec Petites empreintes de lutte, deux petits bijoux tournés à l’époque des manifestations d’Oran. Plutôt qu’un slogan, elle préfère le hors-champ. Meeting autorisé s’amuse de vieux militants qui montrent aux jeunes comment coller des affiches avant qu’un dernier plan ne suive un homme qui s’éloigne pour le faire. Des encarts sur fond noir nous apprennent alors qu’il a été assassiné. Le film lui est dédié. La trivialité très humaine de ce qui précède, dans ces moments de transmission ludique que la cinéaste choisit plutôt que les discussions de ce groupe engagé, renforce grandement l’émotion. L’écran noir s’installe, où s’inscrit le déroulement funèbre des événements. Cette absence d’images est ainsi comme un cri poussé dans le gouffre de la mémoire, plus fort que n’importe quelle évocation. Allez les filles se déroule entièrement dans l’espace clos d’une voiture : images tronquées de ce qu’on ne peut filmer puis insolente chanson d’une femme qui invite à poursuivre le combat, témoignage d’une lutte bien concrète même si elle n’apparaît pas dans les médias. C’est cette Algérie qui bouge en tous sens (mais dont les émeutes et grèves quotidiennes n’arrivent pas à se faire entendre et à faire mouvement sous la chape de plomb du pouvoir) que captent les courts-métragistes. L’intime et l’autobiographie s’imposent alors pour témoigner et entraîner, comme dans le beau long-métrage Demande à ton ombre de Lamine Ammar-Khodja, témoignage très personnel et bourré d’humour et d’idées de la quête du réalisateur lors d’un retour au pays natal. (cf. critique n°11306). Dans les courts, c’est celui de Drifa Mezenner qui s’apparente le plus à cette introspection. Ancrée dans son milieu familial qu’elle nous fait partager en réalisant J’ai habité l’absence deux fois, elle y mêle les lettres de son frère Sofiane parti vingt ans plus tôt à son vécu de l’histoire algérienne pour décrire l’impasse actuelle : « une vie est passée et je ne ressens rien ». Elle évoque de façon sensible ce terrible vide de l’exil intérieur qui pousse tant de jeunes à partir coûte que coûte.
Il y a là une violence qui fait écho à celle du machisme que Yanis Koussim capte d’édifiante façon dans Khouya (mon frère). Trois surs sont terrorisées par un frère violent jusqu’à ce qu’un drame ne se noue. Efficacement tourné, jouant sur le choc qu’il orchestre, le film dresse un réquisitoire sans appel (et donc logiquement largement primé dans les festivals) tandis que la fin ouvre le propos par un beau quiproquo. On préférera l’incertitude de Djoûu de Djamil Beloucif où deux rescapés de passeurs sans scrupule (mais pas clichés pour un sou, à l’image de tout le film qui joue en permanence sur l’inattendu) se retrouvent et arrivent à communiquer sans parler la langue de l’autre. C’est bien sûr ainsi autant entre eux qu’à nous qu’ils s’adressent, nous incluant sur cet échange à égalité entre étrangers. Il n’est donc pas besoin de sous-titrer cette complicité : leur gestuelle parle d’elle-même et élargit la signification mais aussi l’humanité des personnages. Comme le dit Beloucif, « le cinéma relève du mouvement, sinon on ferait de la radio ».
Il arrive pourtant que l’image fixe soit mouvement, comme le prouve Brahim Fritah dans son dernier court-métrage, Une si belle inquiétude : clairement expérimental, le film emporte dans une expérience sensorielle composée de photos issues de quinze ans de voyages, « mises en son » avec une impressionnante poésie. « L’ange est là, à côté des étoiles, et je l’entends faire éclater les yeux de bonheur » : cette voix d’enfant introduit un conte sur un homme qui résiste au soleil, aux paradis artificiels – une belle résistance présentée en introduction à son long-métrage métrage Chroniques d’une cour de récré qui retravaille ses souvenirs d’enfance de magnifique façon (cf. critique n°11295 et entretien avec le réalisateur cf. entretien n°11298),.
L’enfance est aussi au centre de Sur la route du paradis d’Uda Benyamina, un moyen-métrage d’une grande force tant esthétique que narrative, sur les traces de la clandestine Leïla et de ses deux enfants dont le mari est réfugié en Angleterre et qui cherche à le rejoindre sans que lui ne l’aide en ce sens. Elle est hébergée avec ses enfants par des Roms hauts en couleur et magnifiquement humains, et le mélange d’humour et de tension sont merveilleusement maîtrisés pour conduire vers un final émouvant. Du beau cinéma, vibrant tant à l’image qu’entre les personnages d’une grande énergie et de cet étonnement qui génère l’intérêt et conduit à cette émotion, passage obligé pour nous ouvrir ici encore à cette qualité rare et pourtant essentielle : l’hospitalité.
N’est-ce pas là une des grandes fonctions du cinéma que de nous aider à dépasser nos replis et nos peurs pour accueillir l’Autre, dans ce qu’on partage d’humanité mais aussi dans son irréductible altérité, son opacité ?
Il faut pour cela que le film prenne de l’ampleur, élargir en somme le temps court du film vers un temps qui ne se compte pas puisqu’il est le temps de la relation humaine et de la complexité. C’est cet élargissement du temps que réussissent les 43 minutes du film d’Uda Benyamina : la petite histoire d’amour entre Sarah, la fille de Leïla, et Mathieu, élève de l’école dont il lui faudra partir pour échapper à la police, a le temps de l’éternité des amours humaines ; de même que les colères de Leïla, ou que cet espoir de s’en sortir malgré tous les obstacles. Si bien que le bout d’histoire limité temporellement que nous raconte le film nous touche au plus profond. « L’esthétique du court est celle du diamant, l’esthétique du long est celle de la pièce montée », disait Luc Moullet. La force du diamant, c’est d’élargir le temps.
Les mésaventures de Yassine, jeune cinéaste en herbe de Fais Croquer du Marocain Yassine Qnia, pourraient sembler anecdotiques voire cliché si elles ne prenaient au fur et à mesure de ses frustrations une dimension qui le dépassent : au-delà de l’humour caustique de ces péripéties banlieusardes, au-delà du langage débridé qui frise le rituel, c’est le processus même de création qui est en cause, comment les acteurs s’approprient le film au point de s’y inventer un rôle ou de décider du casting, comment le réalisateur est condamné à suivre le mouvement jusqu’à la dépossession totale. Là encore, le temps du film s’amplifie tandis que Yassine devient de plus en plus touchant, jeune guerrier de l’imaginaire qui pensait pouvoir maîtriser un processus condamné à lui échapper. Une belle réussite à faire circuler, à la fois hilarante et émouvante.
Connu pour ses excellents courts-métrages précédents, Le Cuirassé Abdelkrim et Condamnations, le Tunisien Walid Mattar présentait à Apt Offrande, un court drolatique sur une famille qui ne peut se payer le mouton de l’Aïd. Le gamin a la honte face aux copains, la mère est prise de haut par ses voisines, le père finit par craquer sur une publicité pour une télévision qui offre un mouton en cadeau ! Tourné avec la même intensité distanciée, Offrande réjouit par la pertinence de sa critique de ces publicités qui récupèrent les actes les plus intimes ou religieux de la vie de famille. Le solide humour de Walid Mattar fait mouche et transforme un sympathique clin d’il en une fable culturellement très ancrée mais à valeur universelle sur la dérive des normes sociales.
Mine de rien, cet humour est éminemment subversif. Cette description au vitriol de la cellule familiale scotchée à l’écran de télévision déstabilise tout spectateur sensible aux oripeaux publicitaires. Sur un autre registre mais pas moins pertinent, la féroce démystification qu’opère Meriem Amari de l’obligatoire amour d’une mère pour ses enfants dans Mon enfant s’attaque à un tabou absolu. Le noir et blanc sert ici la distanciation, non bien sûr pour appeler à déresponsabiliser les mamans mais pour sortir d’une vision idéelle de la mère dont les éventuelles faiblesses seront dès lors diabolisées. Quand il s’agit de faire évoluer un concept aussi ancré, une certaine violence est nécessaire, ou plutôt une cruauté, au sens d’Antonin Artaud. Le film y parvient avec humour et maîtrise.
La distance, le cinéma d’animation la cultive joyeusement : en s’enfonçant dans l’irréel, il s’en rapproche au même titre que le symbole, élargissant les significations et les connotations. Les personnages stylisés et les traits marqués des films de Nadia Raïs (L’Ambouba et L’Mrayet/les lunettes) captent avec bonheur l’absurde du quotidien en société de dictature. Des lunettes marquent dès lors les limites du regard sur le monde tandis que les aiguilles d’une horloge qui tourne de plus en plus vite évoquent la dilution du temps. L’animation ouvre à la poésie, elle-même dernier rempart contre l’aliénation.
Une belle définition du court-métrage, en somme !
Concocter une programmation de qualité n’est pas une mince affaire pour l’équipe artistique d’un festival. C’est un travail quotidien durant toute l’année : repérer les films, les faire venir, les visionner, confronter ses points de vue, asseoir peu à peu un programme équilibré mariant à la fois la diversité des cultures et celle des approches
Cet article s’est concentré sur les courts métrages mais nombreux étaient les longs métrages de fiction et documentaires à Apt, de vrais bijoux sur lesquels nous reviendrons aussi vite que possible quand nous ne les avons pas encore couverts. Chacun mérite son article, sa critique. Certains seront accompagnés d’entretiens avec le réalisateur.
En ouvrant avec Aujourd’hui d’Alain Gomis, le festival annonçait délibérément son intention de poursuivre l’exploration des nouvelles voies et des nouvelles voix des cinémas d’Afrique. Chacun des films d’Alain Gomis est à la fois un manifeste de cinéma et un manifeste de positionnement pour ces cinématographies. Celui-ci y ajoute une grande beauté si l’on veut bien en accepter l’étonnant parti-pris narratif (cf. [critique n° 11069]).
En clôturant avec La Pirogue de Moussa Touré, le festival rendait un hommage à tous ceux qui ont le courage certes insensé et terrible de prendre la mer en dépit des risques. Pourquoi leur rendre hommage ? Parce que ce sont ces héros sans visages des temps modernes, qui par leur folie remuent les consciences et avertissent du drame qui menace cette communauté que le début du film représente à travers la lutte traditionnelle, le jeu qu’elle s’est choisi pour se rassembler et affirmer ses valeurs narratif (cf. [critique n° 11078]). Certes, nous préférons cet autre court métrage également montré au festival : Atlantiques, de Mati Diop, qui saisit avec tant de pertinence l’imaginaire à l’uvre dans ce drame (cf. [critique n° 9402]). Mais c’est dans la diversité que se réalise ce à quoi uvre ce festival dans la libre réception de chaque spectateur : construire un regard.
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