Présenté en première mondiale à la Berlinale le 15 février 2022 et en sortie le 11 janvier 2023 sur les écrans français, ce documentaire d’Alain Gomis réalisé à partir d’archives télévisuelles est une sorte de prolégomènes à son film à venir, travail sur Thelonious Monk, et offre un commentaire signifiant sur le respect envers l’artiste que l’on met en scène, et l’écoute de sa résilience.
Alain Gomis travaille sur un film de fiction sur Thelonious Monk. Au cours de ses recherches, il découvre deux heures de rushs d’une émission de télévision, Portrait de jazz : Thelonious Monk, enregistrée le 15 décembre 1969 à Paris. Ces rushs (d’une qualité correspondant aux tournages télévisuels de l’époque) révèlent à la fois de rares scènes avec Monk et sa femme Nellie,[1] dans la voiture ou au bar, de magnifiques moments au piano mais aussi sa résistance face à une mise en scène médiatique insupportable.
Rewind et play : ce sont les noms des boutons d’un magnétoscope. Il s’agit donc de revenir en arrière et de rejouer de façon à ce que puisse se révéler la création médiatique d’une émission renommée et tout ce qu’elle met en jeu. Le journaliste, en fait Henri Renaud, un pianiste de jazz, fait du zèle en monologuant sur ses précédentes rencontres avec Monk, se met en avant, tente d’arracher des confirmations de ses propres dires ou des révélations intimes à un Monk fatigué par des mois de tournée. Renaud, qui a un récit dans la tête, veut mettre Monk à la place de l’artiste incompris, mais lui n’a rien à dire, et reste silencieux, comme les fameux vides de ses compositions. Pour Monk, la musique parle d’elle-même. Elle suffit. Et de toute façon, quand il s’essaye à répondre, c’est aussitôt mis de côté comme hors de propos.
Lorsque Renaud le laisse tranquille, il joue merveilleusement dans ce style si personnel à quatre temps où syncopes et résonnances bousculent autant l’harmonie que le rythme. Etonnamment intrusive, presque taxinomique, la caméra se rapproche tant qu’elle isole en très gros plans le front ruisselant de sueur, les yeux, la bouche, les mains sur le clavier.
Entre interrogatoire inquisiteur et poids de la caméra, Monk accueille la demande avec douceur, souriant au départ, mais exprime son désir d’écourter. Conscient du cirque à l’œuvre, il résiste à sa manière, autant par l’intranquilité de sa musique[2] que par les titres qu’il choisit de jouer : I should care, Thelonious, Crepuscule With Nellie, Ugly Beauty, Don’t blame me et Coming on the Hudson… L’acharnement continue alors qu’il est manifestement épuisé mais aussi égaré, bredouillant parfois des réponses (il sera diagnostiqué bipolaire trois ans plus tard et se retirera peu à peu de la scène).
Nous naviguons ainsi entre la fascination pour l’artiste et le choc devant l’obstination du commentateur qui veut tout déterminer, y compris la musique jouée. Puisque l’archive est brute, c’est bien sûr dans le montage que se joue le travail d’Alain Gomis, qui ramène les deux heures de rushs à une heure percutante, organisant parfois des superpositions de voix ou des saccades d’images du journaliste, révélant ses échanges avec le réalisateur sur le dos de Monk, coupant brusquement ou ajoutant le souffle du musicien ou des dissonances, mais conservant aussi de magiques moments d’interprétation au piano.
C’est un peu comme si avec cette mise en abyme, préambule au film à venir, Gomis réfléchissait avec nous sur sa manière d’aborder un film où Thelonious Monk puisse être présent tel qu’en lui-même, à la fois géant du jazz et dévoré par la fatigue des tournées et la tyrannie médiatique, terrifiante dans les stéréotypes de sa bonne intention autant que dans son mépris pour l’humain. Des prolégomènes en somme pour poser la question du respect d’un artiste généreux, à la fois puissant et fragile. Et en cela une interrogation du regard.
[1] On retrouve des moments d’intimité avec Thelonious Monk et sa femme Nelly dans Straight, no Chaser, réalisé par Charlotte Zwerin (1990) et produit par Clint Eastwood, à partir de 14 heures d’archives tournées par les documentaristes allemands Michael et Christian Blackwood.
[2] « La claudication de la syncope comme résistance à la cadence, celle du labeur forcé, du temps mesuré qui appartient au maître, du temps contraint » (Sylvie Chalaye, in : Agir Jazz, Passage(s), 2020, p. 174).