On peut mourir violemment, par accident, d’un coup, sans le temps de repenser sa vie. Mais c’est plutôt rare. La mort est un moment qui dure. Il arrive qu’on la mette en scène comme c’était le cas de Samuel Fuller qui avait demandé à Wim Wenders de l’accompagner dans le très beau Nick’s movie. On devinait que sa vie défilait devant lui, en flashs aléatoires – dans cet état d’acédie qui caractérise la transition vers la mort autant que l’éveil du nouveau né à la vie, celui-là même qu’Yves Vandeweerd montrait de poétique façon derrière des voiles ou en clair-obscur lorsqu’il filmait les derniers moments de sa mère dans Les Dormants.
Cet état, ne serait-ce pas celui de notre monde en perte de repères ? Cet état d’entre-deux, de vacillement, de malaise et d’inquiétude, ces limbes d’un monde qui se demande ce que sera l’avenir après la crise économique autant qu’écologique dans laquelle il est plongé ? Cet état, les Africains le connaissent bien, eux qui ne purent depuis cinq siècles maîtriser leur avenir, même après des Indépendances bien incertaines. Sans doute devrions-nous écouter aujourd’hui leur expérience de l’incertain, nous qui avons tant peur de l’imprévisible !
C’est donc ce moment qui dure qu’Alain Gomis filme de magnifique façon dans Aujourd’hui. Le film porte bien son titre : une journée, au présent. Cet homme, Satché, qui revient au pays pour y mourir, sait, comme tous ceux qui l’entourent, qu’il n’a plus qu’une journée à vivre. De tout le film, il ne dira pratiquement rien car c’est les autres qui parlent pour lui, c’est sa vie qui remonte comme un film, qui vient à sa rencontre. Tous sont là pour un dernier adieu. C’est à la fois une fête et une introspection douce-amère, le film changeant de rythme en fonction des étapes de ce trajet de vie. Ce n’est surtout pas une biographie (le récit linéaire sur le lit de mort qu’aurait fait Hollywood), c’est une intimité. Elle est nappée de mystère, car de la vie d’un homme, on ne dévoile justement que des bribes si l’on veut ne pas l’enfermer dans son passé. Aujourd’hui : c’est au-delà de Satché le présent d’un peuple face à la mort. Le film est situé à Dakar et ce sera donc les Sénégalais qui manifestent contre la vie chère ou entourent celui qui va mourir. Mais au-delà du Sénégal, c’est un être humain qui revoit sa vie, et forcément, en fait le bilan.
Il n’en fait pas un discours : le film s’en charge avec une impressionnante poésie, mettant en scène les rencontres avec une musicalité extrême, convoquant par l’ampleur d’un travelling arrière dans une rue ou les angles de caméra dans une pièce des références allant de la comédie musicale aux films de gangsters ou aux chorégraphies amoureuses. C’est là que se loge l’émotion, lorsque de ce mystère surgit le lien qui s’opère avec ce qui nous fait vivre. Ce personnage silencieux et énigmatique nous fait parler sur notre propre vie, nos peurs et nos courages, nos « sales petits secrets » comme disait Deleuze autant que nos grandeurs. C’est le spectateur que ce mystère mobilise, dans son propre présent.
S’il y a une trajectoire dans le cinéma d’Alain Gomis, cela pourrait être celle-là : des personnages en équilibre instable dans un monde imprévisible se construisent peu à peu le courage d’y être présents. El Hadj, l’étudiant sénégalais soudain privé de carte de séjour dans L’Afrance (2001) se retrouve au bord du gouffre, jusqu’à ce qu’il sache que sa patrie, c’est là où il a les pieds. Yacine dans Andalucia (2007), grands yeux bouche ouverte, regarde le monde qui l’entoure en éternel étonné. « Roi de l’espace », il ne s’attache pas, étranger à ce monde qu’il regarde sans illusion. Il lui faudra aller jusqu’en Andalousie pour comprendre que sa quête de soi ne peut s’appuyer ni sur des certitudes ni sur un territoire. Gomis y développe une écriture de l’immédiat et de la tension, du contrepoint et de l’improvisation, vibrante du désir d’être au monde à une place enfin dégagée des préjugés des autres et des fixations de soi. Comme El Hadj et Yacine, Satché est un équilibriste, un funambule sur la corde de la vie. Comme déjà Djolof Mbengue et Samir Guesmi, Saul Williams, célèbre slameur américain, confère au personnage cette présence qui n’a pas besoin des mots. C’est par ses yeux que débute le film, c’est en caméra subjective (donc son regard et le nôtre) qu’il découvre que tous ses proches sont là pour l’accompagner à la mort, et c’est ensuite lui qui sera en permanence à l’écran pour nous permettre d’être présents à son monde, avec le recul nécessaire pour que nous puissions extrapoler vers le nôtre.
Ce jeu de présence-distance compose la fugue qu’est Aujourd’hui. Il y a là du grand cinéma : un film dans la lignée des visions oniriques de Djibril Diop Mambéty, dans son jeu de contrastes et de contrepoints, mêlant comédiens confirmés et non-professionnels, tissant entre douleur et douceur une toile subtile et sensorielle des tremblements du présent de notre monde.
Lire les entretiens avec Alain Gomis :
– Stéphane Delorme, L’Afrique, la France, Cahiers du cinéma, n° 665, mars 2011, p. 35.
– Claire Diao, « La qualité du cinéma, c’est d’apprendre des choses sur soi », sur clapnoir.org, article 829.///Article N° : 11069