Grand yeux bouche ouverte, Yacine regarde le monde qui l’entoure, éternel étonné, plutôt clown. Mais lorsqu’un homme est agressé dans le métro, il a du mal à être présent. « Roi de l’espace », il ne s’attache pas. Son chez lui est une caravane – « comme les Tziganes », lui reproche sa mère qui vit elle-même dans une cité de banlieue. Son errance est au travail comme en amour : rien ne dure, même s’il sait vivre l’intensité du moment, même s’il est ouvert à la rencontre et la richesse de l’instant, même s’il sait sauter sur sa proie. La marge l’attire, parce qu’elle est au-dessus du temps, mais il ne s’y complaît pas non plus. Ses expériences sont multiples, ses blessures sous-jacentes, ses références puisées dans la résistance de Lumumba ou de Tommie Smith et John Carlos, ces coureurs noirs-américains du 200 mètres qui brandirent le poing aux jeux olympiques de 68, images de mémoire dont il tapisse les murs de sa caravane, mais aucune n’est fondatrice d’une place.
Il est fasciné par cette femme qui lui montre son endroit, mais il n’y reste pas dîner. Il est de l’espace et de l’errance, du déplacement permanent. La retrouvaille avec Djibril, un copain d’enfance, la visite à ses potes de la Cité avec qui il faisait les 400 coups ou à sa famille font resurgir les frustrations et les exclusions vécues. Il est l’homme déstructuré qui court à perdre haleine, un Sweet Bad Ass qui ne se fixe pas.
Il n’y a pas que lui qui bataille avec la mémoire. Un homme raconte l’avoir perdu sur fond de statue de la République. C’est la société française qui ne se souvient pas, et qui laisse ses déchets coloniaux ou autres sur la route, bons pour la soupe populaire des soirs de gel. Il lui faut contourner les obstacles, faire uvre d’astuce, improviser des feintes, comme lorsque Pelé contournait le gardien de but pour marquer en rattrapant le ballon.
Son grain de folie le rapproche des illuminés. Il est comme un derviche qui tourne sans fin, à la recherche d’une extase qui ne vient pas. Sa quête d’un état qui le relie au monde le confronte au mystique : il se laissera guider vers les terres inconnues d’Andalousie où il retrouve son incandescence, comme si Le Greco lui avait tiré le portrait. De procession en solitude, il expérimente alors physiquement cet état de suspension, cet état de nimbes, d’entre-deux qui est aujourd’hui celui de ceux qui naviguent entre les mondes et les cultures de par leurs appartenances multiples.
En prendre conscience et la revendiquer est une voie obligée pour dépasser ses frustrations. Sans doute est-ce pourquoi Alain Gomis part à la recherche artistique de cet état dès son premier court métrage en 2003, Tourbillons, sur le tiraillement d’un étudiant sénégalais à Paris, étranger dans le pays d’accueil comme dans son pays d’origine. Il a développé avec brio cette quête dans L’Afrance où El Hadj (l’excellent Djolof Mbengue que l’on retrouve avec bonheur en Djibril dans Andalucia), devenu par inadvertance sans papiers, voit se déliter son image de lui-même, poussé à faire des choses qu’il n’aurait jamais imaginé. Mais L’Afrance affirmait que l’hybridité n’est pas mortifère, contrairement au suicide programmé par L’Aventure ambiguë, le roman de Cheick Hamidou Kane auquel il fait référence. Elle n’est pas un reniement, et ce n’est pas le Yacine d’Andalucia qui dirait le contraire, lui qui avale goulûment la vie, ou les femmes qu’il dévore de ses yeux. Cette quête d’expression d’une position identitaire aussi instable que dynamique est d’autant plus délicate à définir qu’elle ne s’appuie ni sur des certitudes ni sur un territoire.
L’exercice est difficile, pour ne pas dire casse-gueule, tant cette mise en avant passe dans Andalucia par une déconstruction du récit pour capter le puzzle auquel est confronté tout membre de ce qu’on appelle les minorités visibles. Le risque serait de rester impressif et vain, et que l’alignement de connotations et de signifiants ne détruise l’émotion que peuvent induire les situations.
Le détachement de Yacine entraîne-t-il celui du spectateur ? Il reste à juste distance, grands yeux bouche ouverte lui aussi ! Si cette distance est juste, c’est parce que ce recul l’ouvre à la réflexion et qu’il est sans cesse mobilisé pour comprendre ce personnage impalpable, inattendu et dérangeant qu’est Yacine. Il est vrai qu’Andalucia ne développe pas les grands moments d’émotion que nous offre par exemple Kechiche dans La Graine et le mulet. Il joue sur la surprise et le suspens pour relancer l’attention mais sans faire beaucoup de cadeaux au spectateur. Gomis développe cependant avec finesse cette écriture de l’intime qui s’annonçait avant mais trouve sa voie depuis son court métrage Petite Lumière : inspirée du blues, centrée sur les couleurs et les lumières, proche des corps, attentive aux apports de la musique et des sons, rythmée mais prenant le temps d’une réelle poésie – une écriture de l’immédiat et de la tension, du contrepoint et de l’impro, vibrante du désir d’être au monde à une place enfin dégagée des préjugés des autres et des fixations de soi.
C’est bien sûr ce qui réjouit au plus haut point dans Andalucia. Un réalisateur métis franco-sénégalais met en scène un Maghrébin (Samir Guesmi, qui sert magnifiquement son personnage) pour revendiquer une place d’être humain, dans une société qui retrouverait la mémoire. La réussite du film est de nous convaincre que c’est possible, et que lorsque Yacine dévore sa proie des yeux, il est capable de la manger.
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