Il s’agit dans notre série d’articles sur les films du Fespaco 2023 de comprendre les tendances actuelles des cinémas d’Afrique. Après avoir abordé la question du terrorisme, le féminin et la politique, nous abordons ici l’Histoire et ses représentations avant de conclure avec « Comment habiter ce monde ? ».
Il n’est intéressant d’évoquer le passé que pour parler du présent. Pour comprendre comment on en est arrivés là, éclairer les drames actuels à la lumière de ceux du passé, et voir qu’aucun combat n’est vain, même perdu…
A quoi bon faire un film sur une reine oubliée (et possiblement légendaire) du 16ème siècle, la reine Zaphira qui tint tête au pirate Aroudj Barberousse, lequel avait libéré Alger de la tyrannie des Espagnols mais y avait pris le pouvoir ? Nous avons abondamment évoqué La Dernière reine de Damien Ounouri et Adila Bendimerad (compétition longs métrages) dans notre article sur le féminin, mais ce qui nous intéresse ici est le rapport à l’Histoire. Le reproche fait à ce drame shakespearien mêlant eros et thanatos est que, pour reprendre la célèbre expression de Deleuze, « le peuple manque« .[1] Il est effectivement peu présent dans le palais, mais est-il vraiment absent du récit ? Car c’est bien de la résistance d’une femme qu’il nous parle, désespérée certes mais bien présente, parfaitement singulière, dont les blessures s’étagent comme celles de son pays. Loin de nous l’idée qu’il faille n’y voir que cette banale métaphore alors même que son « Pour Alger » n’est pas très convaincant, mais plutôt la vitalité du défi qu’elle ne cesse de poser au pouvoir masculin et son emprise, si bien que dans sa singularité, elle cristallise un enjeu qui échappe à sa seule époque et touche aussi notre présent. Au-delà de la théâtralisation de sa fragilité, l’anti-héroïne Zaphira a dans sa quête émancipatrice les contradictions et, peu à peu, la fougue d’aujourd’hui.
Comment l’intervention cubaine en Angola échappe-t-elle à sa seule époque ? C’est en définitive à cette question que Nagosh Abdourahman essaye de répondre dans Cuba en Afrique (Fespaco shorts 2 : documentaires courts métrages). Le film ne fait que 22 minutes, faute de moyens, beaucoup trop court étant donnée l’immense recherche opérée par le réalisateur. Il est effectivement riche en archives, mais pas seulement : centré sur la parole des Cubains, il montre le désintéressement, l’engagement solidaire de ces combattants envoyés au bout du monde lutter pour la victoire des progressistes. Leur Histoire est cependant difficile à mettre aujourd’hui en avant, pas assez dissidente. Il y a là un impensé de taille, qui ressemble à tant d’autres chaque fois qu’on se heurte au récit historique officiel d’un camp ou de l’autre. A lire notre entretien avec le réalisateur qui détaille ce qui l’a frappé dans ces paroles recueillies après bien des déboires.
Eux aussi furent essentiels durant la lutte contre l’apartheid mais une fois le pouvoir conquis, leur radicalité dérangeait : l’Histoire n’est pas tendre pour ces anciens combattants et combattantes abandonnés, en mal de reconnaissance, de la branche militaire de l’ANC fondée et dirigée par Nelson Mandela, uMkhonto weSizwe. MK, l’armée secrète de Mandela (section documentaires longs métrages) de la Camerounaise Osvalde Lewat, est à cet égard salutaire : il restaure à la fois une mémoire et ce questionnement pour le présent. Ce n’est pas seulement le défi de raconter l’histoire du point de vue du lion et non du chasseur : il s’agit ici de restituer la vérité en sortant de l’image policée de Nelson Mandela. Fondamental est également l’accent porté par la réalisatrice sur ce groupe qui continue de se voir et se soutenir, et de chanter et danser ensemble les paroles et rythmes qui les réunissaient. Il est là aussi le peuple résistant : c’est dans cette solidarité que, malgré le désenchantement, les anciens MK trouvent leur place dans une société sud-africaine gangrenée par les inégalités, la corruption et la violence. Lire le débat-forum avec Osvalde Lewat au Fespaco 2023.
C’est ainsi qu’un tel film rend visible et partage ce qui reste méconnu ou caché, mais le fait en convoquant le collectif qui permet cette visibilité. C’est le même geste qui anime Alassane Diago dans Maayo Wonaa Keerol (Le fleuve n’est pas une frontière, Panorama longs métrages) : il réunit une quarantaine de témoins et de victimes des massacres de 1989 qui ont endeuillé bergers Mauritaniens et paysans Sénégalais de part et d’autre du fleuve Sénégal. Il fallait ce dialogue pour comprendre cette escalade de violence raciste qui a opposé les deux pays. Des milliers de morts et des dizaines de milliers de réfugiés ne s’oublient pas en un jour. En documenter le souvenir et les traces à travers ce qu’en disent ceux qui ont vécu ces abominations revient à recréer du lien, condition sur le chemin de la réconciliation. Cette parole intime est tout le contraire de garder tout en soi, pour soi : l’intime est un partage et non un effacement. Cela nécessite bien sûr une image hospitalière, sobre, sans jugement, sans parti-pris, dans l’accueil de la fragilité et dans le temps nécessaire à l’énonciation (le chef opérateur est ici le documentariste expérimenté Michel K. Zongo). Ces paroles résonnent car nous avalons toutes et tous des douleurs qui se figent dans leur exil intérieur quand elles ne peuvent s’exprimer et être reconnues.
Cela passe par la convocation de l’Histoire (royaumes, islamisation forcée, colonisation, heurts, exodes, appropriation des biens…), pour comprendre ce qui a mené à l’épuration ethno-raciale. Comme toujours, les extrémismes ont exacerbé les tensions. Comme toujours, les fautifs se taisent de peur d’être jugés, alors que rompre le silence peut permettre de progresser face à ce passé qui ne passe pas. Il fallait pour cela l’implication d’Alassane pour convoquer les témoins : une mise en relation organisée sur le bord du fleuve et la discipline proposée d’une écoute ainsi qu’une caméra non-intrusive (non seulement respectueuse de la dignité de tous mais aussi avec un dispositif technique minimal) permettant d’en rendre compte à la collectivité.
Intéressante est ici l’absolue absence d’archives dans le film. Les faits historiques et les événements récents sont évoqués au sens où ils sont racontés, avec la subjectivité des témoins. Lorsque la philosophe Marie-José Mondzain, écrit : « sans images, sans fantômes, nous sommes privés de la mémoire des morts et de notre propre mortalité« ,[2] c’est la prise en compte des traces et des souvenirs qu’elle appelle, voire même leurs réminiscences dans nos rêves, ces fantômes qui nous permettent de vivre sans évacuer la mort. C’est alors que « Filmer, c’est construire le chemin des regards en parcourant l’espace des routes et des rues que les humains dévalent en courant derrière l’objet transitoire de leur désir et en échappant à l’objet de leur terreur. C’est souvent le même. »[3] C’est de notre condition humaine que nous parlent des films comme ceux d’Alassane Diago (c’est aussi vrai de ses autres documentaires : Les Larmes de l’émigration, La Vie n’est pas immobile et Rencontrer mon père).
« Ce que j’écris n’est pas magique, excessif ou baroque« , indique le Mozambicain Mia Couto, connu pour la beauté de ses écrits souvent décrits sous le vocable « réalisme magique » (cf. article n°10439). Il refuse ainsi les catégories étriquées, mais son style n’a pas d’égal. Transposé au cinéma, il prend une extraordinaire force. Avec l’Angolais José Eduardo Águalusa, ils sont marqués par les guerres civiles qui ont suivi l’indépendance de leurs pays et ont écrit ensemble la pièce de théâtre A Caixa Preta (La Boîte noire). Fasciné, le Portugais José Miguel Ribeiro en a fait un film d’animation, Nayola (panorama longs métrages), et le résultat est magnifique, à la fois tragique et d’une grande beauté, en tout cas d’une impressionnante richesse et toujours étonnant (cf. notre critique n°15592). Il alterne entre 1995, en pleine guerre civile, et 2011, où le retour à la paix ne signifie pas la liberté d’expression. C’est toute la violence et la guerre que vomit Nayola dans son fascinant voyage. A travers le destin de trois femmes, l’Histoire de l’Angola est brossée, dans une temporalité propre à chaque personnage mais qu’aucune ne peut maîtriser. L’amertume qui étreint le film réveille les idéaux défendus par les combattants et la dure réalité du retour à la paix où les jeunes furent réprimés lorsqu’ils voulurent se rebeller.
Fresque historique musicale d’envergure tournée à Tiko, au sud-ouest du Cameroun, tant chantée que mobilisant de nombreux figurants, La Plantation du planteur, du Camerounais anglophone Dingha Eystein Young (compétition longs métrages) s’attaque au néocolonialisme à travers l’histoire d’Enanga qui s’efforce de préserver une plantation léguée à son père du temps de la colonie. Elle se bat contre sa famille autant que contre « les affairistes » qui ne tardent pas à revenir après l’indépendance, le film se déroulant dans les années 60. « Elle devient la force du peuple« , précise le réalisateur. Mais pour lui, le fond du problème, ce sont « les familles qui se battent les unes contre les autres et qui ont donné une chance au néo-colonialisme d’exister et de prospérer« . La partition du Cameroun en est le prolongement (à lire : le débat-forum au Fespaco avec les actrices Stéphanie Tum et Irène Nangi ainsi que le réalisateur Eystein Dingha Young : article n°15707). Cependant, au-delà du constat, le réalisateur en appelle à prendre les problèmes à bras le corps dans un esprit panafricain : « Je veux que nous revenions en arrière, que nous nous rendions compte de ce qu’on a mal fait et que nous le corrigions. C’est l’heure du changement ! » (idem). En somme de remettre en cause la possession des terres par ceux qui exploitent le peuple. Comme le précise Achille Mbembe, la Terre est à la fois « une chair, une peau et un corps d’ancêtre« .[4] Son accaparement va à l’encontre de la circulation de la vie et du vivant, c’est-à-dire de ce qui est sans prix. Le film témoigne de la brutalité du régime Ahidjo, qui ne pouvait le comprendre.
Tourné au Cap en afrikaans et en anglais, la comédie policière The Umbrella Men (Les Hommes-parapluies) du Sud-Africain John Barker (panorama longs métrages) suit une bande de musiciens amateurs qui, pour sauver leur boîte de nuit, veulent braquer une banque corrompue en profitant du chaos du carnaval, donc un palpitant compte-à-rebours. Une animation retrace l’histoire du quartier que le régime d’apartheid avait détruit car il était subversif. Le projet est donc pour Jérôme de rebâtir le Goema club de son père, ce qui revient à réparer la communauté. Evoquant le Cape Town Minstrel Carnival, seul jour de congé des esclaves de l’année, l’ambition performative est de se servir des différentes couches du passé pour éclairer le présent de cette communauté marginalisée, historiquement représentée comme des voleurs, des ivrognes et des vagabonds, mais qui se bat les uns pour les autres. En tant qu’affirmation culturelle, la musique des Cape Malay bands fait intimement partie de ce travail de remémoration et de cette solidarité. Le tout frise avec le burlesque, et se laisse bien regarder tout en restant très parlé. Le succès du film, qui a mis 14 ans à émerger depuis l’idée originale, a déjà généré une suite : The Umbrella Men : Escape From Robben Island, où, signe des temps, les personnages féminins ont davantage le devant de la scène, aidant les hommes à s’échapper de la prison.
Rewind and play : ce sont les touches d’un magnétoscope. Il s’agit donc de revenir en arrière et de rejouer de façon à ce que puisse se révéler la création médiatique d’une émission renommée et tout ce qu’elle met en jeu. Ce retour vers le passé est celui d’Alain Gomis dans son documentaire sur Thelonious Monk interviewé pour l’émission Portrait de jazz en décembre 1969 à Paris (panorama longs métrages). Ses recherches pour son film consacré au musicien l’ont mis sur la piste des rushes de cette émotion, témoignage d’un incroyable broyage médiatique mais aussi de la résistance exercée par un homme pourtant épuisé. C’est édifiant et passionnant, d’autant que Monk interprète dans les intermèdes de magnifiques morceaux. Nous naviguons ainsi entre la fascination pour l’artiste et le choc devant l’obstination du commentateur qui veut tout déterminer. Ici, le travail de cinéma est au niveau du montage pour dévoiler le broyage à l’œuvre. Etonnamment intrusive, presque taxinomique, la caméra se rapproche tant qu’elle isole en très gros plans le front ruisselant de sueur, les yeux, la bouche, les mains sur le clavier… (cf. critique n°15329).
Car on ne peut interroger l’histoire sans interroger la représentation des corps, sans en proposer d’une manière ou d’une autre l’expérience. La mise en abyme révèle en quoi c’est le présent qui est en cause alors qu’on convoque la mémoire. Le passé est forcément une interrogation du regard dans le présent. Là est l’actualité du retour en arrière. Lorsqu’Ananias Leki Dago propose dans Je reste photographe un portrait du photographe Paul Kodjo (1939-2021), qui a magnifiquement documenté la Côte d’Ivoire nouvellement indépendante, il le fait à partir de sa propre expérience de photographe, également célèbre. Un legs, une malle qui contient le travail de toute une vie : comment rendre compte à la fois de la démarche du photographe disparu et de l’acuité de son regard ? En s’impliquant lui-même. Le film se fait à la première personne, au point de faire un portrait croisé : fascination pour un pionnier et la modernité de sa vision singulière, empathie pour un battant, témoignages, œuvres essentielles… et du côté d’Ananias résonnances avec ses propres photos, sauvetage des négatifs, organisation d’expositions – une mémoire ressuscitée grâce à son carnet d’adresses, sa persévérance et son travail de fourmi.
« Il est difficile de bâtir une sculpture sociale sans le socle du passé« , déclare le Congolais Fransix Tenda Lomba au début de Kelasi (Poulain de bronze des courts métrages documentaires), qui indique avoir par ce film prolongé les cahiers de sa mère. Voici que le cahier s’anime : des archives dessinées ou photographiques font écho aux extraits sonores et aux exclamations du réalisateur : Léopold II, le pouvoir par la machette ; Kasa-Vubu, pantin ; Mobutu, menteur et papa… Et l’animation de se concentrer sur une journée d’école sous le parti-Etat, machine de manipulation de masse : « Une seule et unique pensée« . Puis viennent les Kabila et enfin Félix Tshisekedi. L’école reste dévoyée. « Quel avenir pour nos enfants ? » Amer constat historique sans appel, Kelasi laisse la question ouverte.
De la RDC également, Mulika de Maïsha Maene (courts métrages fiction) convoque lui aussi l’Histoire mais sous l’angle de l’exploitation des matières premières. Ici aussi, une voix-off omniprésente, celle d’un « afronaute » portant des plaques de métaux servant aux nouvelles technologies. Il émerge de l’épave d’un vaisseau spatial dans le cratère du volcan du Mont Nyiragongo, au-dessus de Goma, à l’Est de la RDC. A la rencontre des habitants, il comprend que là se situe la question cruciale : face au pillage du sous-sol congolais comme l’a expérimenté le père du réalisateur, il faut s’enraciner, se ressourcer, se fortifier auprès des ancêtres. C’est possible, puisque « nous sommes un peuple solaire« . Que peut mobiliser le cinéma si ce n’est de réveiller « le rêve fou des ancêtres » ?
Ce n’est pas un ancêtre mais un vieux pêcheur, Quirino, 76 ans. Il habite seul depuis plus de 30 ans dans un village abandonné entre mer et montagne. Tout le monde est parti lorsqu’un rocher a enseveli en 1983 à la fois une maison et un garçon. Rester ou partir « à la ville » chez ses proches ? Si Omi Nobu (L’Homme nouveau) du Cap-verdien Carlos Yuri Ceuninck a reçu l’Etalon d’or du documentaire long métrage, c’est par ses images d’une fulgurante beauté sur une poignante musique de ce chemin qui remonte de la mer en lacets, de cette pente inimaginable pour atteindre ce village accroché à la montagne, de ce bout du monde absolu… Mais c’est aussi grâce à cette voix qui rappelle qu’il y avait beaucoup de conteurs et que ce sont des histoires importantes à transmettre, que la vie sur terre est ainsi, entre rêve et tristesse et que la mort est la plus grande certitude. Et le film de citer le poète cap-verdien Ovidio Martins : « Nous ne craignons plus les temps de sécheresse, car nous avons compris l’origine des choses » (timecode 1:01:54).
Car il y a là une sagesse à préserver, une force vitale à retrouver face aux artifices des révolutions technologiques. Il ne s’agit pas de tomber dans le passéisme mais de reconnaître la nécessité de retrouver dans la Terre le mouvement de la vie qui nous a conduits jusqu’à ce que nous l’abîmions tant que nous ne la sentons plus. Le passé n’est pas à reproduire ni même à restaurer : il est simplement un guide pour comprendre où réside l’essentiel pour notre survie dans les temps présents.
Il mène donc à une nouvelle manière d’habiter le monde sans en disposer sans réserve, objet de notre prochain article sur les films du Fespaco 2023.
[1] Gilles Deleuze, L’Image-temps, Editions de Minuit, 1985, p. 282.
[2] Marie-José Mondzain, Images (à suivre) – de la poursuite au cinéma et ailleurs, Ed. Bayard, Paris 2011, p.65.
[3] Ibid, p. 189.
[4] Achille Mbembe, La Communauté terrestre, La Découverte, 2023, p. 71.