Entretien avec Negash Abdurahman à propos de Cuba en Afrique

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Présenté au FESPACO 2023, où il a obtenu le prix Thomas Sankara, Cuba en Afrique offre de façon concise un résumé de l’engagement cubain dans les luttes de libération et contre l’apartheid. Son réalisateur répond à nos questions.

Olivier Barlet : Quel était votre objectif en réalisant ce film ?

Negash Abdurahman : En tant qu’Africain né et élevé en Afrique qui a vécu la plus grande partie de sa vie aux États-Unis, je ne connaissais pas cette Histoire, je suis tombé dessus par accident. J’étais allé en vacances en Afrique du Sud avec un ami new-yorkais, juste après son indépendance. On visitait différents lieux, on discutait avec des gens et nous étions frappés par le grand nombre de Cubains, pratiquement un demi-million de personnes. J’ai vu le film de Jihan El-Tahri, Cuba, l’Odyssée africaine, un grand film. Mais je voulais aussi raconter leur histoire dans une perspective africaine, en portant le focus sur la dimension humaine : qui étaient ces gens, que défendaient-ils ? J’ai interviewé un tas de personnes pour avoir différentes opinions sur ce que cela signifiait pour elles d’être déployées en Angola, de se battre pour un pays dont ils ne savaient rien. Je voulais montrer ce à quoi ces personnes ont contribué.

Comment avez-vous eu accès à toutes ces archives ?

Les Cubains ne veulent pas raconter cette histoire. Je les ai suppliés pendant cinq ans. Ils ne répondent pas à ces questions. Finalement, j’ai interviewé un professeur qui avait écrit deux livres « autorisés » sur le rôle des Cubains en Afrique, mais on parle seulement de 1600 pages. C’est un Italien qui a passé pratiquement vingt ans à étudier ce sujet. Il a eu accès à des documents américains déclassifiés et  aux archives cubaines. Je lui ai demandé s’il pouvait m’aider lors d’une interview de plus de trois heures et il m’a ouvert des portes, il connaissait du monde. En 2014, j’y suis enfin arrivé.

Pourquoi les Cubains étaient réticents ?

J’ai été confronté au problème de la confiance, en particulier vis-à-vis des États-Unis qui les a maltraités.

Et cela malgré votre origine éthiopienne ?

Quand vous venez des États-Unis, ils sont très prudents. Ils étaient méfiants et je ne peux pas leur reprocher ! Et puis, ils ne se mettent pas en avant : ils vous raconteront bataille après bataille, comme une série diffusée à la télévision cubaine, mais ce n’était pas ce qui m’intéressait.

Le film entremêle effectivement une dimension très humaine et l’autre plus ‘officielle’ avec les archives.

On me demande effectivement parfois pourquoi je montre tant ce que disaient les Cubains. Pour moi, c’était parce qu’ils pensaient ce qu’ils disaient. C’était difficile à filmer. Je craignais la propagande. J’ai lu plus de 40 livres sur le sujet et ai consulté environ 200 heures d’archives. Après la révolution, ils ont commencé à réfléchir sur ce qu’ils pouvaient faire en Afrique. Ils ont tenu leur parole. C’est la seule puissance au monde qui est venue en Afrique sans en attendre quoi que ce soit. La seule chose qu’ils ont laissée en Afrique, ce sont les corps des soldats morts au combat. Même quand ils avaient une pénurie de carburant, ils n’ont pas demandé d’aide à l’Angola. Cela me fascinait.

Parce que cela semble inconcevable dans le monde d’aujourd’hui ?

Oui. Pourquoi faisaient-ils ça ? Les Américains évoquent aussi la présence de Russes sur place. Mes recherches ont démontré que les Russes ne voulaient pas être là et qu’ils privilégiaient les négociations. Les documents déclassifiés américains l’ont confirmé. Les Cubains ont pris leurs propres décisions à ce sujet. Les Russes ne les ont aidés que plus tard.

Mais leurs armes ne venaient-elles pas de Russie ?

Elles venaient de Russie. Imaginez un instant cette petite île transportée dans la guerre contre les États-Unis. Donc, en effet, plus tard les Russes leurs ont fourni des armes et les Cubains les ont amenées en Angola.

Comment avez-vous financé le film ?

En majorité de ma propre poche alors que je ne suis pas riche ! J’ai approché toutes les institutions américaines sans succès. Seuls les Cubains ont dit avoir aimé mon histoire car j’ai donné une bonne image de Cuba et de Fidel Castro !

Est-ce encore un problème aux États-Unis ?

C’est un gros problème. Personne ne veut s’y frotter. J’ai mis tout l’argent de mes retraites là-dedans. On avait beaucoup de travail, d’images et d’archives. À l’origine, ça devait être un long-métrage de 2 heures. On a eu un petit soutien de 15 000 $ mais c’est le seul soutien extérieur que nous ayons eu. Et on a dépensé pratiquement 350 000 $ !

Qu’en pensent les Cubains vivant aux États-Unis ?

Si je le montre à Miami, ils seront tous sur mon dos ! J’ai dit à plusieurs Cubains avec qui j’ai discuté qu’ils devaient être fiers de cette histoire en tant que Cubains, quelque soit leur penchant politique. Ces gens se sont sacrifiés. Ils ont vécu dans des lieux dangereux et inconfortables durant toute cette guerre en Afrique. C’était assez similaire à la Première guerre mondiale, mais dans la jungle !

Pensez-vous que Fidel Castro était conscient de la gravité de la situation dès le début ?

Je ne sais pas s’il était conscient d’une telle difficulté. Alors qu’il envoyait le premier groupe de parachutistes, il a déclaré : Je suis désolé, je ne viens pas avec vous. Je vous envoie à une mort certaine. Je me sens vraiment mal. Il leur a dit qu’ils devaient se battre jusqu’au bout, ils ne pouvaient pas se retirer et devaient donc mettre tout ce qu’ils avaient dans ce combat. Je pense que Cuba n’aurait pas survécu s’ils avaient perdu.

Finalement, tout tourne autour de la déclaration de Nelson Mandela à la fin du film sur l’extrême importance de leur combat dans la lutte contre l’apartheid.

En Occident, la plupart des gens pensent que l’apartheid a échoué à cause des manifestations à New York, Paris, Londres, etc. Seul 10 % connaissent la vérité. Dans les discours officiels sur l’apartheid, le fait que certains ont dû sacrifier leurs vies est passé sous silence. On sait que l’Afrique du Sud était très puissante, elle aurait pu faire ce qu’elle voulait en Afrique. L’aspect militaire à lui seul est incroyable. Pour répondre à votre question, les Cubains n’ont peut-être pas anticipé le niveau de difficulté mais une fois engagés, ils ont tout donné et Fidel Castro suivait chaque seconde du conflit.

N’est-ce pas dommage que le film ne dure finalement que 22 minutes après toutes vos recherches ?

Si, mais le problème c’était le financement… Cependant, les 22 minutes sont précisément ce que je voulais raconter. C’était un défi de tout rentrer dans seulement 22 minutes !

Cette durée correspond-elle à un format adapté pour la télévision ?

Oui, il est possible d’être à la télévision aux Etats-Unis, mais cela ne rapporte pas d’argent. J’aimerais que le film soit vu par beaucoup d’Africains car ils ne connaissent pas cette histoire. Il faudrait que les jeunes la comprennent. J’ai également envie que le reste du monde le regarde.

Avez-vous eu des  contacts au Fespaco pour vous rapprocher des télévisions africaines ?

Pas vraiment. Vivant aux États-Unis, je ne connais pas le paysage africain. J’ai parlé à plusieurs personnes mais je n’ai pas créé de liens. Je me suis rapproché de la SABC (South African Broadcasting Corporation) mais ils étaient réticents à payer les frais de diffusion. J’ai aussi une version sous-titrée en français.

Beaucoup aux Etats-Unis voulaient que je change l’histoire, pas de façon négative mais dans une perspective américaine. Le point de vue américain retire l’oxygène de l’Histoire. Je savais exactement ce que je voulais raconter. Je voulais faire venir les Américains qui ont un point de vue différent sur l’Histoire devant la caméra, mais je ne voulais pas américaniser cette histoire.

Est-ce que des voix s’étaient élevées à Cuba contre l’intervention en Afrique ?

Oui, et l’idée était de leur donner une voix. Les dissidents cubains dénonçaient les pertes humaines car ils ne comprenaient pas pourquoi on dépensait ainsi les fonds du pays et pourquoi ils devaient se sacrifier. C’est un point de vue légitime et je pensais qu’il fallait qu’il soit dans le film. Mais à ce stade, pratiquement toutes les organisations me tournaient le dos pour le financement. J’ai donc pris la décision de ne pas attendre suffisamment de soutien financier et de payer le film de ma propre poche, avec ce que j’avais.

Il est indiqué dans un document que 381 462 soldats et officiers ont été envoyés en Afrique en provenance de Cuba et que ‘seulement’ 2077 ont perdu la vie en Angola et 2400 en Afrique du Sud. Est-ce correct ?

Honnêtement, je ne le sais pas. Pensez-vous que les chiffres sont minorés ?

En comparaison des pertes dans la guerre en Ukraine, cela paraît un faible pourcentage… !

Oui, le pourcentage est sûrement supérieur. Je n’étais pas concentré sur cela. Jihan pense que le pourcentage est erroné et qu’il devrait être supérieur. Mais ce que je voulais montrer c’est que ces personnes ont sacrifié leurs vies et même celles de leurs enfants, et ont lutté contre l’apartheid et ont gagné. C’est l’histoire principale.

Les Cubains parlent espagnol alors que l’Angola est de colonisation portugaise. Comment cela a-t-il pu fonctionner ? S’ils se battaient ensemble, ils devaient se comprendre…

Très bonne question. En fait, le premier groupe de Cubains envoyé en Afrique a appris le swahili, suivant le Che. Ensuite, ils sont allés en Angola et ont commencé à apprendre le portugais. Cependant, à l’extérieur des murs de Luanda, les gens ne parlaient pas portugais, alors les Cubains ont appris les différentes langues locales ! Paradoxalement, les Cubains ont fini par enseigner le portugais au reste de l’Angola ! Il y avait beaucoup de problèmes d’appropriation linguistique et culturelle.

L’Angola a été plus tard impliqué par intérêt dans les conflits congolais par exemple. Cela ressemble au revers de la médaille, au ‘côté obscur’ de l’Histoire…

Les Cubains répondent : On ne peut pas décider ce que l’Angola fait dans son pays. Regardez d’où ils viennent. Quand les Cubains sont arrivés à Luanda en 1975, le pays n’avait aucun chauffeur de camions. Ils étaient tous portugais. Pour décharger l’aide qui leur était envoyée par bateau, ils avaient besoin des chauffeurs cubains. L’Angola colonial manquait de compétences. Aujourd’hui, il y a plusieurs universités, des écoles de médecine, des hôpitaux, etc. Ce pays est allé très loin. En espagnol, les Cubains disent “valió la pena”, ce qui signifie que les sacrifices en valaient la peine. Mais il n’y a pas une seule famille cubaine qui n’ait pas été affectée. Si les États-Unis entraient dans une guerre de la sorte, on parlerait de l’équivalent de 30 millions de personnes déployées outre-mer !

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