Fespaco 2023 / 2 : le féminin dans les cinémas d’Afrique

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Le Fespaco est une vitrine biennale de l’état du cinéma en Afrique. Nous avons vu dans un premier article comment il est aussi une « affaire d’Etat » ainsi que la façon dont les cinéastes traitent le danger terroriste. Nous tentons d’analyser dans la suite de cette série d’articles critiques ce que nous disent les autres films du temps présent et comment ils s’y prennent. En commençant ici par les déterminations féminines.

Pour se poser la question du féminin dans les films sélectionnés au Fespaco 2023, nous aurions pu ne prendre que les nombreux films réalisés par les femmes et tenter de discerner cette stratégie esthétique qu’Iris Brey appelle « le regard féminin »[1] par opposition au male gaze[2]. Si cela ne sera pas forcément absent, nous avons préféré ici considérer les films ayant notamment les femmes pour sujet ou traitant du regard sur les femmes, lesquels sont souvent réalisés par des hommes. Nous partons ainsi du principe, d’ailleurs également énoncé par Iris Brey, que le regard féminin n’est pas exclusivement féminin, sachant qu’il s’agit aussi de questionner le regard masculin.

Déstabiliser l’ordre patriarcal

Le cinéma continue d’alerter sur la condition féminine, dans l’espoir de faire évoluer un patriarcat décidemment bien ancré. A cet égard, Choisis-moi (Amchilini) (compétition long métrage documentaire) est passionnant : le Tchadien Kader Allamine se glisse dans les réunions de notables de son village, aux confins du désert, et capte la parole des hommes qui s’inquiètent de l’évolution des mœurs et du nombre d’enfants hors mariage. Des femmes parviennent à s’y incruster et usent d’humour et d’inventivité pour se faire entendre. C’est savoureux et surtout d’une profonde actualité. La solution des hommes est une étonnante coutume locale qui impose aux femmes de choisir un mari, ce qui n’est pas pour plaire à toutes ! Il se joue là des tensions trouvant des échos partout : comment les hommes imposent une tradition qui leur est favorable, comment les femmes trouvent ou non leur autonomie. On lira à cet égard le débat-forum avec Kader Allamine qui précise bien les choses tout en insistant sur les limites du dispositif.

Avec Sadrack (compétition Perspectives), le Camerounais Narcisse Wandji met en scène un film chargé d’émotion et bien ficelé, clairement pensé pour permettre de sentir le vécu féminin. C’est une histoire d’entrée et de sortie d’un tunnel où une jeune femme est confrontée à la difficulté d’être valorisée et de trouver un travail dans des conditions acceptables. Rachel est méprisée par sa tante chez qui elle vit : elle ne « vaut rien », ne « sait rien faire » et devrait plutôt se trouver un homme que de « guérir l’inguérissable ». Rachel doit en effet trouver d’urgence les fonds pour se faire opérer. Elle accepte un job d’aide ménagère auprès d’un vieux particulièrement grognon et aura droit à toutes les humiliations. Si Rachel finit par retourner la situation, c’est qu’elle comprend le désarroi du vieux Bayo face à la vieillesse mais aussi par rapport à son passé de combattant, contrairement à son fils Franck qui travaille pourtant sur les racines et la préservation des langues nationales.

Cette logique de l’écoute et du pardon n’a de prise que parce que Rachel est vivante, en capacité d’agir. Narcisse Wandji lui en confère la puissance, remettant ainsi en cause l’inconscient patriarcal, sans pour autant l’enfermer dans sa force de séduction ou une délicatesse féminine prétendument naturelle. Rachel puise dans son expérience vécue du perpétuel dénigrement des femmes. On sent bien que rien n’est simple : comment accéder à l’amour ou tenir le choc face à la dévalorisation de tant de phrases assassines ? C’est l’estime de soi qui est atteinte, au sens où le théorisait Gloria Steinem, une véritable « révolution intérieure » à opérer pour Rachel qui construit un autre regard, adopté par le réalisateur.

Un regard d’homme ? Pas forcément. Les hommes peuvent eux aussi déstabiliser les normes et l’héritage patriarcal. On retrouve là le paradoxe de nombreux films des premières décennies des cinémas d’Afrique : ce cinéma essentiellement fait par des hommes passe souvent par les femmes pour interroger la virilité de la société. De Finzan au Wazzou polygame, des films d’Henri Duparc à ceux de Sembène Ousmane ou Souleymane Cissé, elles se soulèvent pour refuser un ordre établi qui les réduit. « Pour réussir, il faut savoir trahir », dit Soma dans Yeelen. Par fidélité aux valeurs de leur origine, elles sont infidèles au consensus social qui détermine leur condition.

La détermination des femmes rusées

On retrouve surtout cette veine de la détermination des femmes rusées dans le superbe film d’animation Nayola du Portugais José Miguel Ribeiro (section parallèle Panorama) qui adapte une pièce de José Eduardo Águalusa et Mia Couto pour évoquer le destin de trois femmes de trois générations dans l’Histoire dramatique de l’Angola. Ribeiro crée un univers à la fois poétique et terrible, chargé d’amertume mais fascinant (cf. critique n°15592).

C’est à un personnage qui ondule lui aussi entre l’Histoire et la légende, son existence n’étant avérée que par certains historiens, que s’intéressent Damien Ounouri et Adila Bendimerad avec leur premier long métrage, La Dernière reine (compétition). La reine Zaphira est sans commune mesure avec les grandes figures historiques habituellement célébrées lorsque les hommes écrivent l’Histoire. Elle tient tête au pirate Aroudj Barberousse qui apporte son aide pour libérer Alger de la tyrannie des Espagnols en 1516 mais s’empare ensuite du pouvoir et veut la prendre pour femme. La mise en scène et le montage alertes dans les batailles et les actions cherchent à équilibrer le poids des dialogues et de la complexité des personnages et des intrigues où se mêlent l’intime et l’Histoire. Tout se passe au palais, dans le cercle royal, et comme dans bien des films historiques, le peuple manque, même si des coutumes sont évoquées qui lui ouvrent le palais. Indocile, Zaphira s’oppose par tous les moyens à la place qu’on lui impose, avec pour seul but de sauver son fils qui se trouve être le seul héritier du trône. Elle dit le faire « pour Alger ». Le film met ainsi en parallèle et en interaction les deux thèmes : l’instinct maternel et la nécessité politique, à travers cette figure féminine qui brille par sa détermination tout en ayant la vulnérabilité d’une femme délaissée par le roi avant d’être adulée pour son nationalisme, rebelle envers sa famille, politiquement intransigeante malgré elle et finalement au centre d’un projet suicidaire. Les costumes et les décors, somptueux, contribuent à faire de son destin une épopée tragique.

Restaurer la rupture opérée par de telles figures féminines n’est pas inutile dans un pays qui a toujours minimisé l’apport des femmes dans la lutte de libération pour ne pas leur accorder l’égalité (cf. Sous les pieds des femmes de Rachida Krim, 1997, ou 10949 femmes de Nassima Guessoum, 2014). On est loin ici de l’académisme qui affadissait Fadma n’Soumeur, consacré par Belkacem Hadjadj à l’héroïne kabyle de la résistance populaire face à l’occupation française (Etalon d’argent au Fespaco 2015). D’abord enfermée dans un harem, la deuxième reine Zaphira est tout sauf consensuelle. Adila Bendimerad l’incarne elle-même avec tension et sensualité. C’est cette corporéité qui importe pour que nous saisissions la contemporanéité de cet épisode historique théâtralisé en cinq actes, laquelle tient dans la fragilité de Zaphira, qui va évoluer dans sa conscience politique, surprenante anti-héroïne qui doit faire face avec ce qu’elle a. Avec la première reine Chegga, qui dirige la rébellion contre le pirate sanguinaire, et Astrid la Scandinave, qui est supposée le servir, elles partagent cependant le même courage.

Face à la violence

Le scénario des figures de courage aux parcours emblématiques est plus rare dans les films récents, notamment de ce Fespaco. Si les hommes prennent aujourd’hui pour sujet la condition des femmes, c’est pour rappeler la violence à laquelle elles sont soumises, celle des hommes bien entendu. Et donc insister combien elle est systémique. La jeune mère célibataire que l’Algérien Salah Issaad met en scène dans Soula (compétition Perspectives, Prix Oumarou Ganda) se retrouve à la rue. Commence alors un engrenage infernal dont le film fait une chronique crue et minutée. Enfermée dans le regard des hommes, elle ne peut leur échapper. Devenu roadmovie sur une nuit entre Batma et Annaba, le film égrène le mépris et les pièges, alors que l’alcool et la drogue désinhibe ces messieurs. « Comment tu fais pour supporter cette vie de merde ? », demande le cousin Sofiane, fraîchement débarqué de France. « Je fais tout pour que ma fille ne la vive pas », lui répond Soula. La fin ne peut être que dramatique.

On retrouve ce pessimisme en noir et blanc sur les rapports de domination avec le conducteur de poids lourd Abu Saddam du film de l’Egyptienne Nadine Khan (compétition longs métrages, meilleur montage au palmarès). Ici encore la bêtise virile au volant, d’un énorme camion cette fois, méticuleusement soigné, rutilant avec ses décos dans la nuit : le mythe du poids lourd est là. Entre l’apprenti Hassan qui tente de lui piquer son fric dans son dos et sa femme Karima qui se tire car il la frappe, Abu Saddam ne sait que s’énerver ou fabuler sur les femmes. Le film orchestre la montée en puissance de cette virilité lorsqu’elle s’exerce contre une voiture qui veut le dépasser. Le parallèle avec Duel, premier long métrage sorti en salles de Steven Spielberg (1971), est flagrant : c’est l’engrenage de la rage au volant. Mais ici, c’est une conductrice, ce qui nous vaut les blagues graveleuses et les coups bas. Et lorsqu’Abu Saddam embarque une prostituée, il lui demande si c’était bien. Elle lui répond que les hommes veulent toujours entendre qu’ils sont des lions, ce qui le rend à nouveau furibond. Autant dire que ce film harassant est une charge contre le mépris masculin où l’homme se fait autant machine que l’engin qu’il conduit.

Pessimisme

C’est pourtant un des seuls films sur la condition féminine réalisé par une femme. Un autre est Astel (Fespaco shorts 1, 24′) de la Sénégalaise Ramata-Toulaye Sy (dont le premier long métrage Banel et Adama est en compétition officielle au festival de Cannes 2023), où une jeune bergère doit rentrer dans le rang des filles à marier. Nous avions dit dans notre compte-rendu de Dakar-court 2021 notre distance avec ce film d’esthétique très léchée et qui semble se résigner, ne concédant à Astel que de conserver son bâton de berger…

Astel est coupée dans sa vitalité, ramenée à la place qu’elle espérait pouvoir transgresser. Ces deux films fort différents ont en commun leur pessimisme face à un patriarcat sans appel. Il s’agit bien sûr de sensibiliser sur l’expérience féminine. On cherche cependant dans ces deux films la capacité d’agir des femmes, une question qui se pose bien sûr aussi dans les films réalisés par les hommes.

Elle est certes pétrie de courage, cette femme qui s’escrime et se blesse à ramasser et transporter du bois de chauffe pour nourrir ses enfants dans Jours de printemps du Marocain Imad Badi (Fespaco shorts 1, 18′). Son fils adolescent s’y oppose, la voyant trimer comme une bête, jusqu’à comprendre son dévouement. Car là est le destin des femmes seules.

C’est aussi celui des jeunes femmes que les familles pauvres envoient comme domestiques dans des familles aisées au Maroc. Avec Fatima, une vie courte (compétition documentaire long métrage), Hakim El Hachoumi mène l’enquête auprès de ses proches, de ceux qui l’on côtoyée et d’activistes : cela démarre sur la tombe de Fatima et nous apprendrons peu à peu qu’elle a été victime de sévices et d’un innommable mépris tandis que ses patrons la déclaraient sous un faux nom. Depuis, sous la pression médiatique et des associations, une loi limite l’âge des domestiques à 16 ans, fixe leur salaire à un minimum de 160 €/mois et leur travail à huit heures par jour maximum…

« Le monde où nous circulons est nettoyé par des femmes racisées et surexploitées », écrit Françoise Vergès[3] Le cinéma s’emploie souvent à dénoncer cette situation, pour ne pas relâcher la pression. L’enjeu est un changement juridique car le changement de mentalités ne suit pas, lequel « repose sur une conception idéaliste des rapports sociaux », écrit encore Françoise Vergès[4]. Il s’agit dès lors de remettre en cause les structures sociales mais aussi, pour le cinéma notamment, d’aller plus loin en interrogeant intimement ce qui rend possible le changement, car chez l’humain rien n’est simple : il faut aussi explorer la part d’ombre en chacun plutôt que de poser des dualités normatives qui ne fonctionnent pas.

Sortir de la dualité

La femme qui dans Uje du Rwandais Jean-Luc Mitana (Fespaco shorts 1, 19′) recueille un enfant perdu désespère d’en avoir un, mais l’enfant recueilli lance des pierres, ce qui énerve son mari. Le couple chancelle… Le désir d’enfant sera-t-il partagé ou bien n’est-il qu’une histoire maternelle ? Sur quelle détermination s’appuyer ?

Cette sortie de la dualité est également choisie par un autre Rwandais, Philbert Aimé Mbabazi Sharangabo, dans Twin Lakes Haven (Fespaco shorts 1, 24′), film d’un homme qui ose traiter de la sororité. Il le fait avec beaucoup de délicatesse. Un couple passe quelques jours dans une maison qui donne sur les lacs jumeaux et parle justement de gémellité comme alternative à la solitude. Jeni hésite à se séparer de Manzi car elle se sent seule dans le couple, mais ne sait si c’est le bon moment pour lui. Arrive Nina à qui Jeni se livre. Elles communiquent même sans parler et Jeni lui lit un poème relatif au courage. En plus du bois et de la nuit, nombreux sont les symboles naturels ou artistiques évoquant le mystère de la relation, le dépassement de la peur et le dédoublement intérieur, le film se faisant davantage méditation que récit.

Centrée dans l’écran, Nina regarde la caméra, nous regarde, nous laissant indécis, participants. Elle est silencieuse comme l’avaient été les regards-caméras d’Harriet Andersson dans Monika d’Ingmar Bergman ou de Giulietta Massina dans Les Nuits de Cabiria de Federico Fellini. Khadiga (Fespaco shorts 1, 20′) aurait aussi pu se terminer ainsi, mais Morad Mostafa[5] préfère la faire regarder au loin, elle qui a opté pour l’enfer. Il ne la quitte pas des yeux en caméra portée, au plus près de son visage. Nous n’en sommes pas moins mobilisés, car Khadiga, 17 ans, silencieuse, est, comme Soula, profondément tragique. Elle est seule avec son bébé, son mari étant parti travailler au loin. Elle n’en peut plus…

Le viol

Déjà dans Soula, le viol est présent, perpétré comme une normalité de la domination. Il est souvent familial et très commun, ce qui pose la question du rôle du cinéma : comment empêcher les hommes de violer ? Dans les films dont nous allons parler, il n’est heureusement jamais filmé comme un spectacle. La jeune Awa est violée par son cousin Atoumane dans Xalé, les blessures de l’enfance du Sénégalais Moussa Sene Absa (compétition, Prix spécial UEMOA). Elle se venge dix ans après, lorsqu’il revient de l’étranger où l’avait exilé en représailles la communauté. Clairement, Atoumane, pourtant amoureux de sa cousine Fatou qui se refuse à lui malgré la volonté de sa mère, ne domine pas ses instincts. Faut-il l’éliminer ? La vengeance libère, déclare Awa face caméra après avoir décrit son traumatisme. C’est ce que semble accepter le tribunal « du peuple » qui la juge. Comment empêcher les hommes de violer ? Par l’éducation, répond Moussa Sene Absa dans le débat-forum sur le film. Ni le film ni le réalisateur n’évoquent la peur de la sentence que devrait exercer le système judiciaire. Est-ce parce que la justice est faible et sans moyens dans ce domaine ?

Moussa Sene Absa est connu pour la force et l’engagement de ses films, notamment les deux autres opus de cette trilogie, Tableau Ferraille (1997) et Madame Brouette (2002), où il s’exprime par le chœur auquel il participe lui-même, ce qui n’est pas sans une certaine beauté. Mais dans ce film, il nous étonne par ses positions. Il y a le chœur des hommes (en bleu) et le chœur des femmes (en rouge). Le chœur des hommes est moralisateur mais non dénué d’ambiguïté – comme les hommes : il rackette ainsi Atoumane dans son taxi. L’argent joue d’ailleurs un grand rôle dans le film sans que cela soit critiqué, notamment celui de Mandité, patron exigeant, qui offre un salon de coiffure à Awa, laquelle s’empresse de signaler qu’elle sera « radicale » avec ses employées.

Le chœur des femmes est intégrant : « Homme, je ne te demande rien d’autre que ta présence. Je serai la bête offerte en offrande sur un lit d’amour », ce que le vieux sage Jogoy salue en regardant les spectateurs : « Que du bonheur, quand la paix rassemble deux êtres sur un lit d’amour ».

Ambiguïté aussi du côté de la mère d’Adama qui lui donne l’argent nécessaire à l’émigration clandestine tout en essayant de le dissuader. La mère craque par amour pour son enfant, image de faiblesse coupable puisqu’il aurait pu y laisser la vie. Le chœur n’y trouve rien à redire et chante « C’est le réveil du bonheur » quand celui-ci envoie de l’argent.

Le film se voudrait féministe mais la vision de la femme reste problématique : Mandité pourvoie pour Fatou soumise qu’il protège, Awa réussit en adoptant ses méthodes de management et se fait justice elle-même. Retrouve-t-elle alors une capacité d’agir en se réappropriant des mécanismes de violence masculine ? C’est ce que préconisaient les films du genre Rape and Revenge.

Awa et Adama : Eve et Adam. Cette référence à la Genèse n’est pas fortuite, mais ce n’est pas parce qu’on magnifie la pureté sacrale originelle de l’enfant (signification de Xalé) qu’on empêche les hommes de violer. Les hommes de Soula en sont les preuves : ils violent sans hésitation et sans morale. Leur seul frein est la peur de la prison, et donc de la police qu’ils arrivent finalement à bluffer par un clin d’œil machiste, évoquant la protection à exercer sur celle qu’ils présentent comme leur sœur. Même dans les familles, le viol est fréquent. Convoquer la religion ou les valeurs traditionnelles reste sans effet : il faut que les hommes craignent la dénonciation et la sentence pour qu’ils se retiennent !

Face caméra, en une scène émouvante, Awa parle du traumatisme qui ne la quitte pas. Le viol fait basculer une vie. Dans Reste debout (Stay up), un documentaire d’Aïssata Ouarma (moyen métrage dans la section Burkina, issu du programme Génération Africa visible sur Arte), Mariam, une jeune Malienne enceinte, participe à un atelier chorégraphique au Burkina Faso où elle s’est réfugiée pour digérer le traumatisme d’agressions sexuelles successives par un voisin ou des membres de sa famille. La danse est thérapeutique en lui permettant d’affronter son douloureux passé. Elle lui rend son corps et en la montrant dans sa beauté et son éclat, la caméra lui rend sa chair, sa subjectivité.

Un tel film s’inscrit dans la dynamique enclenchée par les mouvements MeToo ou Times’ Up d’un dévoilement des agressions et de libération de la parole pour juguler l’impunité. Sans doute est-ce dans cet élan que s’inscrit, également dans la section Burkina, L’Innocence, court métrage de Thomas Hénoc Ouedraogo où Agathe se confronte à son frère qui l’agresse sexuellement depuis sa tendre enfance. Agathe en a une fille dont le handicap provient de leur consanguinité. Elle tente de la protéger des pulsions de son frère. Cette sombre histoire est malheureusement trop maladroitement menée pour remplir pleinement son rôle d’alerte.

Violée, Germania l’a été à 7 ans par un cousin. Dans Louvri pou mwen (Ouvre pour moi) du Haïtien Jess Di Pierro Obert (Fespaco shorts 2, 17′), elle témoigne combien cela la hante. Asthme, peur quand on frappe à la porte… Et pourtant, elle mène des activités sociales dans le ghetto où les gangs ont pris le dessus. Jah Love est mentalement perturbée depuis le tremblement de terre mais à force de travail sur soi, elle poursuit son travail d’éducation à la paix dans les communautés marginalisées. Deux femmes qui se battent, dans un film qui leur laisse la parole…

La puissance des femmes

Rachel, Nayola, Zaphira, Fatou, Awa, Mariam, Germania, Jah Love sont des femmes puissantes. Soula et Khadiga aussi, comme l’est Laurence Coly dans Saint Omer d’Alice Diop, qui plaide non-coupable bien qu’ayant commis l’irréparable : « je ne suis pas sûre d’être la vraie responsable ».

Comme l’explique l’Angolais Ery Claver dans le débat-forum sur Our Lady of the Chinese Shop (compétition, Meilleure musique au palmarès), la maladie du mari de Domingas, homme de pouvoir, inverse la situation : cette femme masochiste qui subit sa domination aurait pu le chasser plus tôt mais voulait expérimenter le pouvoir à son tour. Elle n’est donc pas, contrairement aux apparences, une femme souffrante au service de son mari dans une maison qui prend l’eau.

Par contre, elle achète comme les autres une statue de la Vierge chez le marchand chinois : la croyance est un système de pouvoir. Avec une infinie ironie, par la voix d’un observateur chinois distancié mais pertinent, le film pose un regard acerbe sur la société angolaise.

« Vous ne voyez pas plus loin que vos yeux », est-il dit dans Mami Wata (compétition, meilleure image et meilleur décor au palmarès, Prix de la critique africaine Paulin Soumanou Vieyra). Interrogé lors du débat-forum, C.J. « Fiery » Obasi a affirmé qu’il croyait à cette légende, ajoutant : « le dieu que nous voyons, c’est nous ». Prisca est très moderne mais elle croit dans les traditions. Là réside sa puissance. Le film est d’une grande force plastique : noir et blanc, visages et corps décorés, utilisation permanente des contrastes de lumière, musique engageante. Le pouvoir de la mère guérisseuse Mama Efe est remis en cause et ses deux filles Prisca et Zinwe doivent ruser contre un tyran pour sauver le village et restaurer la gloire de Mami Wata.

Emmanuelle est elle aussi une femme forte dans Bantu Mama d’Ivan Herrera (République dominicaine, compétition). Cela commence comme un thriller : Emma prend des risques sur commande, est arrêtée, s’échappe miraculeusement et se retrouve à la merci de trois jeunes qui vivent sans parents dans le quartier le plus dangereux de Saint-Domingue. Franco-sénégalaise, on la prend pour une Haïtienne. Avec les jeunes, elle prend peu à peu le rôle de la mère absente. C’est trop beau pour être vrai : le film est séduisant mais tellement improbable que son fond idéologique plaqué ne passe pas.

Alors terminons sur une vraie femme puissante : Hasna El Becharia, pionnière des artistes Gnawas féminines et artiste sexagénaire analphabète, dans La Rockeuse du désert de l’Algérienne Sara Nacer (compétition Perspectives). Il a fallu cinq ans pour étudier vingt ans d’archives sur toute sa carrière et la suivre dans différents pays : Canada, Algérie, Maroc et France. Sara Nacer l’a produite sur le plan musical avant de pouvoir la filmer et d’entrer dans l’intimité de sa maison à Béchar, dans le sud-ouest algérien. Il est vrai que cette intimité est palpable dans le film, à commencer par ces moments où l’artiste raconte combien elle était incomprise et rejetée car elle osait jouer une musique d’hommes. On est allé jusqu’à lui lancer des pierres…

Elle est issue de famille pauvre. Son père, qui jouait pour faire la quête, ne voulait pas qu’elle joue du guembri, l’instrument de musique à cordes pincées des Gnawas. Elle l’apprendra en le regardant jouer. Son jeu se démarque de celui des hommes par une douceur dont la force tranquille est liée à la poésie mystique. Dédié « à Hasna et à toutes les femmes qui nous permettent de rêver », ce documentaire met en valeur la puissance d’émancipation de cette femme, en accord avec la profondeur de sa musique.

Car c’est dans cette créativité autant que dans cette indocilité que se construisent la justice et la liberté.

 

[1] Cf. Iris Brey, Le regard féminin – une révolution à l’écran, Ed. de l’Olivier, 2020, 250p.

[2] Pour reprendre l’expression initialement introduite par Laura Mulvey dans Visual Pleasure and Narrative Cinema, Screen, vol.16, n°3, automne 1975. Traduit en français : Au-delà du plaisir visuel, éd. Mimésis, 2017.

[3] Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, Ed. La Fabrique, Paris 2019, p. 8.

[4] Ibid, p. 82.

[5] Comme dans ses précédents courts métrages (Henet Ward / Ward et la fête du henné ; What we don’t Know about Mariam), le réalisateur égyptien prend le rapport aux femmes comme angle d’analyse des problèmes de sa société après la révolution.

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