Le réalisateur sénégalais présentait en compétition officielle au Fespaco 2023 son film Xalé, les blessures de l’enfance. Il fut invité à en parler avec la presse et les professionnels lors des débats-forums du lendemain.
Annick Kandolo : Xalé est un film qui vous est particulièrement cher, vu votre engagement pour la cause des jeunes.
Moussa Sene Absa : Xalé est le troisième volet d’une trilogie débutée en 1997 avec Tableau ferraille, puis Madame Brouette en 2002. Ce qui me tenait à coeur était de voir la place de la femme dans une société polygame, où la maternité est fondamentale dans la mesure où une femme qui n’a pas d’enfants est regardée d’une certaine manière, mais aussi où la quête perpétuelle d’amour est plus appesantie sur le côté féminin. Madame Brouette mettait l’accent sur la solitude de la femme, une solitude compensée par un amour qui n’est pas le meilleur, puis la trahison, puis le pouvoir corrosif de la politique sur la vie des gens simples. Xalé veut dire l’enfant. Je crois que c’est Françoise Dolto qui disait que nous passons notre vie à soigner les blessures de l’enfance. C’est parti de ce constat. Ces blessures nous hantent et sont les fondamentaux de notre existence : elles définissent notre personnalité, verbalisent nos voies, définissent nos choix de vie. Une blessure peut être physique, émotionnelle, sentimentale. Elles se cicatrisent en fonction de leur degré d’intensité.
Annick Kandolo : Le viol est-il un phénomène si fréquent dans la société sénégalaise pour que vous vous en saisissiez ainsi ?
Le viol existe dans toutes les sociétés. Les gens ont du mal à en parler. J’ai constaté que les journaux en mentionnent chaque jour, qu’il s’agisse de filles ou de garçons. Pour écrire, j’écris d’abord des lignes de chansons, qui m’aident ensuite à trouver un fil narratif. Et puis j’ai fait des recherches. Le viol dans nos sociétés se passe à 90 % dans le cercle familial, du plus proche jusqu’au parent lointain qui arrive sans qu’on lui pose des questions sur sa présence. Si cela arrive, on le cache pour préserver l’honneur de la famille. Les récits que j’ai pu recueillir sont incroyables, jusqu’au viol de son propre enfant ! Ce fut le terreau de mon scénario : partir du réel. Et puis on a procédé à une lecture en équipe. Des femmes sont sorties pour pleurer en silence. Tout est dit. Ces larmes ne sont pas gratuites. Il faut l’avoir vécu pour être blessé à ce point. Finalement, des femmes m’ont dit qu’avoir travaillé dans ce film leur avait fait du bien car elles avaient vécu la même chose. C’est à la fois courant et caché, tabou. C’est la plus grande lâcheté qui existe dans nos sociétés, mais pas seulement africaines. On voit les récits qui sortent en ce moment, qui touchent aussi les Eglises, sans parler des guerres où le viol est une arme. Atoumane dit que personne ne l’aime : ce n’est pas une raison ! Il faut se débrouiller pour se faire aimer et aimer les autres !
Olivier Barlet : D’après le générique, le film est une libre adaptation du scénario Adama et Awa de Mandir Ndoye Thiaw. Pierre Magny et Ben Diogaye Bèye ont également participé au scénario. Comment s’est passée cette collaboration ?
Le scénario de Mandir se passait au sein d’un groupe de jeunes. Au fond, seul l’acte de viol m’intéressait dans cette histoire. Pierre Magny est un scénariste canadien avec qui j’ai travaillé sur Madame Brouette et il fut mon premier assistant. Ben Diogaye a une grande force d’écriture au niveau de la construction des drames. Le texte de la musique changeait parfois pour suivre ses idées. Ce fut donc une écriture plurielle avec des sources plurielles, mais avec un regard que je voulais porter sur une couche sociale blessée, oubliée, humiliée. J’ai fait des recherches sur deux volets : d’une part les assistantes sociales qui accueillent les victimes, d’autre part le monde de la nuit à Dakar. Plus je parlais aux filles de la nuit, plus elles m’avouaient avoir été violées. C’est le cas à 80 %, comme si leur activité les débarrassait de leur corps en un acte de purification. C’est pourquoi dans son texte à la fin du film, Awa dit : « Je me sens libre ». Les femmes violées rêvent de tuer le violeur.
Question de la salle : Quel est votre rapport avec la musique ?
La musique est dans tous mes films. Les trois films de la trilogie ont la même trame musicale : elle fait partie du scénario. La musique fait partie de nous-mêmes. On chante à la naissance, à la mort, au mariage, durant le travail, les libations… Elle construit une ligne narrative naturelle. Ce n’est pas quelque chose que l’Occident a apporté dans notre récit : elle est fondatrice d’un imaginaire africain, que ce soit les épopées, les chansons panégyriques, les dictons, les chants de libation, de circoncision, de mariage… Je l’utilise pour nourrir l’imaginaire à travers des musiques qui ont existé ou n’existent que dans ma tête. Mon récit est scandé, chanté, il n’est pas linéaire, il est cyclique. La linéarité n’existe pas dans le récit négro-africain. On n’aborde pas le récit de manière frontale : on prépare l’auditoire à s’imaginer ce qui se passe et donc à recevoir l’information. On passe par des raccourcis, des insinuations, des descriptifs qui ramènent à l’information qu’on veut faire passer.
La musique n’est donc pas que de la musique mais un travail de construction de l’imaginaire. Chez nous, le roi parle et son aboyeur ne redit pas forcément ce qu’il a dit. Il arrondit. Le récit n’est pas direct. Beaucoup de cinéastes ne font pas ce travail sur les fondamentaux du récit. Tous mes films commencent par la fin et ensuite je déroule l’histoire. C’est pour maintenir l’auditoire assis : il veut savoir ce qui s’est passé. Il est mort : qui, pourquoi, comment ?
Question de la salle : Le film est-il sorti à Dakar et quelle fut la réaction ?
Il est sorti cinq semaines à Dakar. Ce fut une belle surprise de voir les visages à la sortie : mon propos a eu un impact. C’est le plus grand compliment. Je vois les yeux embués, le corps lascif, le regard parti… Ils ne sont pas la même personne à l’entrée qu’à la sortie. Quelque chose s’est passé : un récit. Les femmes ont été très touchées. Beaucoup sont venues me parler de leur cas personnel.
Question de la salle : La mise en scène est très théâtrale : l’avez-vous pratiqué avant le cinéma ?
Oui, je viens du théâtre, d’où la notion de cercle autour d’un récitant, de spectacle en spirale autour du récitant et où le récitant tourne autour. On peut se parler à soi-même, à l’autre, à la foule, à Dieu. Il faut définir à qui l’on parle. C’est la base de la construction théâtrale de mon récit. Je demande à l’acteur d’où vient le texte. Il faut qu’il vienne de lui. J’attends de l’acteur qu’il me transforme la chose. Atoumane, après le verdict, se retrouve dans une forêt de baobabs avec les femmes en rouge. Je lui ai dit qu’il était seul et devait se battre avec ses propres démons. C’est là qu’il s’est contorsionné. La direction d’acteur vise à sortir des choses de façon organique et non seulement du texte.
Question de la salle : Comment avez-vous choisi les couleurs ?
Une couleur raconte une histoire. Le rouge est sacré. En Casamance chez les Diolas Jammaat, personne ne porte du rouge en dehors du roi. Qui dit royauté dit justice, sentence, obéissance, une certaine sacralité. Ce n’est pas le sang. Le bleu est une couleur de réconciliation, de fusion. Chez les Sérères, le tissu indigo est nuptial. Le blanc est la pureté, la prière. Ces couleurs ont un rôle déterminant dans le récit.
Question de la salle : Pourquoi Awa tue et Fatou ne tue pas ?
Fatou ne tue pas car sa violence est physique. Elle a un réparateur qui l’attend, prêt à faire sa vie avec elle. Awa traîne avec elle le fruit de la violence : sa fille Binta. Elle est épanouie, son business marche, la famille la supporte, mais le gars veut revenir dans sa vie ? Non, elle va l’éliminer. Ce sont deux destins différents.
Question de la salle : Comment travaillez-vous avec les acteurs ?
Je dis souvent aux acteurs : « préparez-vous au corps à corps ». Je démarre en nourrissant l’acteur, lui fait lire des livres, voir des expos, des pièces de théâtre, etc. Puis, je fais un travail de digestion : a-t-il des correspondances dans sa vie avec le récit ? S’il comprend la profondeur du mal, il peut l’intégrer. Je ne fais jamais répéter mes acteurs. J’indique le mouvement à mon chef opérateur et les déplacements aux acteurs. C’est tout, car le travail organique a été fait avant. C’est dans le jeu que j’attends qu’on me rende ma monnaie. Les acteurs et actrices le sentent. Si bien que les premières prises sont souvent les meilleures. Pour une deuxième prise, je demande à l’acteur une proposition, ou bien de calmer sa voix, de changer de timbre, d’écouter les mots prononcés et les laisser pénétrer le corps. Je leur demande de rester dignes dans tout ce qu’ils ont à dire. Le texte ne suffit pas à amener de l’émotion. Il faut que ça résonne d’abord chez l’acteur ou l’actrice.
Question de la salle : Vous teniez à parler de l’émigration ?
Le mal de ce continent est cette jeunesse qui veut partir. Le pays dès lors n’a pas de futur. J’ai fait Yolé (Le Sacrifice) sur ce sujet. C’est un suicide collectif dans l’océan, ou bien dans les pays où ils finissent comme balayeur ou ouvrier agricole alors qu’ils ont quitté leur propre terre. J’habite face à la mer mais elle devient comme un grand cimetière : je n’ai plus la même relation à elle. La jeunesse ne croit plus au politique ou à l’aide au développement. On ne leur donne aucune chance que de partir. C’est la pire violence qu’on fait à la jeunesse de leur dire qu’ils ne peuvent rien faire ici, alors que leurs parents n’ont pas bougé et ont construit une nation. Cette notion n’existe pas chez les jeunes alors que ce que nous avons, personne ne l’a. Nous resterons en sous-développement si les jeunes ne se battent pas chez eux. Le cynisme de l’Occident est terrible et cela me met en colère. C’est un mensonge quand ils nous disent qu’on est pauvres alors qu’ils nous pillent. Les artistes et les intellectuels doivent le dire. Si on continue de se taire, il n’y aura bientôt plus de Fespaco !
Olivier Barlet : En choisissant Awa et Adama, ne reviens-tu pas à la question de l’origine ?
Exactement. Ce sont des noms génériques : Adam et Eve, la pomme de la discorde, le désir… Eve est violée et Adama aussi : on lui a volé son avenir, on lui a dit qu’il ne vaut rien. On ne vend plus que des chinoiseries : c’est un esclavage volontaire. La traite a été remplacée par des jeunes qui s’endettent pour subir le même viol : de l’imaginaire, de conscience, de personnalité, sans parler de ceux qui font naufrage. Le viol est dans cette perte de balises, de contrôle.
Question de la salle : Quel type d’homme est le violeur ?
Atoumane dit : « dans cette maison, personne ne m’aime ». Son employeur Mandité ne l’aime pas, les clients l’emmerdent, sa mère remercie Gora mais pas lui. Il est dans son coin, isolé. C’est un homme martyrisé, violenté, castré par la société, par sa femme aussi, qui cherche une parcelle de pouvoir. Il cherche à affirmer une autorité qu’il n’a pas. Il n’a rien à perdre. Il lâche prise. C’est ainsi qu’il en arrive au viol. Il est aussi victime de la société.
Annick Kandolo : La violence appelle la violence.
Oui. Les anthropologues et sociologues expliquent que la violence de la société sénégalaise est de privilège. Cette société fonctionne sur ce qu’on a et qui on est pour justifier les actions. Cela date de loin. Avec la colonisation, tout le monde voulait des privilèges. Beaucoup de rois ont été exécutés en Afrique avec l’aide de leurs cousins, frères ou parents, pour des questions d’alliances. Des royaumes sont bâtis sur la trahison.
Olivier Barlet : Qu’est ce qui peut empêcher les hommes de violer ?
L’éducation. Dans le pays Tenda, les femmes, splendides, sont torse nus. C’est le regard qu’il faut éduquer : on voit le corps comme un objet sexuel alors qu’il est un objet rituel. Par groupe d’âge, elles n’ont pas le droit de se vêtir en communauté. Si elles portent du blanc, c’est qu’elles sont en puberté. Nos yeux occidentalisés nous font tomber dans l’exotisme sexuel. Donc d’abord éduquer le regard. Montrer que le corps d’une femme n’a pas vocation à être violé : il est sacré. C’est cette sacralité qu’il faut ramener au centre. Sinon on détruit une humanité, pas seulement une personne. Il faut savoir comment le regard a été modifié par l’Occident.