Créer pour résister – résister pour créer

Table-ronde au festival de Lausanne 2022

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Que peut l’art cinématographique contre les maux qui minent le continent ? Que peut-il contre l’émigration, la mauvaise gouvernance des Etats, la corruption ? Des créateurs et des créatrices pour une nouvelle Afrique ? C’est autour de ces thèmes que se sont réunis au 16ème festival cinémas  d’Afrique de Lausanne (Suisse) le 20 août 2022 les cinéastes Moussa Sene Absa (rétrospective), Nantenaina Lova (Aza Kivy), Evelyne Agli (La Villa Reynette) et Khalid Shamis (The Colonel’s Stray Dogs) – une table-ronde animée par Alex Moussa Sawadogo et Olivier Barlet.

Introduction par Olivier Barlet : Comment faire pour que le cinéma ne soit pas seulement des images qui bougent mais des images qui font bouger ? Elles seront politiques car le cinéma nous aide à construire les possibles, notamment en nous montrant des figures de courage. « Résister c’est créer », c’était le slogan choisi par Stéphane Hessel dans son livre devenu culte Indignez-vous ! (2010). Mais c’était aussi le titre d’un livre de Florence Aubenas et Miguel Benasayag paru en 2002 aux Editions La Découverte. Ils ne faisaient d’ailleurs que reprendre une expression de Gilles Deleuze, dans son Abécédaire ! C’est à ces auteurs que nous emprunterons les quelques réflexions qui suivent.

De gauche à droite : Olivier Barlet, Alex Moussa Sawadogo, Moussa Sene Absa, Evelyne Agli, Khalid Shamis et sa traductrice, Nantenaina Lova – photo : Ager Oueslati

Car résister, c’est quoi ? Il y a tant de fausses pistes ! Le mot est commode : il permet de ne pas se prononcer sur la suite des événements. « Etre contre » réunit plus sûrement qu' »être pour », mais alors, c’est l’ennemi qui nous définit. Le danger est d’avoir confiance dans sa propre supériorité : ce serait nous qui avons la pureté, ce qui conduit au manichéisme et à la logique d’affrontement.

Pour Marx, seule la violence est accoucheuse de changement : « la sage femme de toute société nouvelle ». Cela suppose une avant-garde éclairée (ou armée : les Black Panthers) pour lutter, vaincre, écraser ou sinon convaincre pour négocier, mais cela revient toujours à faire le bonheur du peuple, parfois malgré lui.

Selon quelle légitimité ? Le courant post-moderne affirme que l’homme subit l’Histoire, sous le poids des structures, et qu’il s’agit donc de s’opposer au mythe de la modernité en instaurant une distance critique avec le progrès comme moteur de développement, science, universalisme, civilisation. On s’insurge donc contre le discours optimiste de la modernité qui s’avère dominatrice, destructrice, irrationnelle.

La croyance était qu’il était possible d’orienter le cours de l’Histoire vers une société préconçue (un paradis à venir). La rupture est, comme le dit Alice Diop, de faire vaciller les certitudes et donc faire émerger l’incertitude, à l’inverse d’Aristote pour qui dans le bloc de marbre préexiste la statue, c’est-à-dire que c’est le rôle du sculpteur de donner la forme.

On se méfie donc de l’embrigadement, des partis, et l’on remet en cause les grandes figures qui ont dit non, les leaders, les héros dressés contre leur sort. Il faut au contraire se chercher soi-même, son identité, mais cela se résume souvent à ce que Deleuze appelle « les sales petits secrets » ! On tente de corriger les erreurs et limiter les dégâts, de vivre différemment en établissant des liens entre nous.

Mais qui pense encore que le meilleur est à venir ? La tristesse est diffuse, le brouillard installé, les votes extrémistes prennent le dessus et nous versons dans la culpabilité et la crise. Il faudrait dès lors prendre conscience que nous ne maîtrisons rien et qu’il faut juste habiter le présent : résister en situation sans garantie d’en connaître le résultat, sachant qu’il n’y a pas de combat perdu. Contre une Histoire des rois et des puissants, imposons la multiplicité plutôt que la centralisation : le pouvoir n’est ni le lieu ni le moteur depuis lesquels se modifie la société car changer le monde ne peut être l’apanage de spécialistes.

Il n’est ainsi pas étonnant de constater l’affirmation de l’importance du documentaire : « la conscience ne détermine pas la vie, c’est la vie qui détermine la conscience » (Aubenas/Benasayag, p. 48). Plutôt que le « devoir être », on retrouve le « devoir faire » de Deleuze : accumuler les expériences car la liberté est tout entière dans l’expérience de la liberté elle-même. Ce serait donc plutôt dans l’au-delà du capitalisme et non dans la seule confrontation avec lui que se situe la nouvelle radicalité. Se désaliéner d’un futur illusoire, messianique, nous permet d’assumer un avenir concret qui se construit à chaque moment d’un présent qui s’est ré-épaissi : ce qui se passe ici se décide ici. Créons nos propres réseaux, vivons nos affinités électives.

Mais attention : le slogan « agir local, penser global » comporte la tentation d’une domination. C’est une impasse : le changement d’hégémonie ne peut pas être pensé comme but. Remplaçons-le donc par « agir local, penser local » ! Il ne s’agit pas d’opposer des idées à des pratiques, mais des pratiques à des pratiques. Local et global ne s’opposent pas : ils sont de nature différente. C’est dans la singularité que surgit l’universalité concrète (le réel de la vie). Les contre-pouvoirs ne sont ainsi pas des tremplins pour le pouvoir mais des formes puissantes qui construisent ici et maintenant de nouvelles valeurs.

En termes de cinéma, le livre Images (à suivre) de Marie-José Mondzain est une source pour rendre son pouvoir au peuple des spectateurs. Elle en célèbre sa puissance d’émancipation. Pour elle, réaliser n’est pas transcrire le réel mais écrire le possible (p. 283). Le cinéma prend en charge la redistribution des places (ou devrait le faire). Il n’y a communauté qu’à partir des croyances partagées (« fictions constituantes ») : le cinéma documentaire filme les sujets dans le tissu conjoint de leur réel et de leurs fictions. Il revient au documentariste de trouver la place la plus juste pour accueillir ce qui constitue le régime de croyance des sujets filmés au cœur des expériences réelles qu’ils traversent. Dans Nous, Alice Diop filme des sujets irremplaçables. Eisenstein mettait en exergue la singularité de chacun dans une foule. Au contraire, Leni Riefensthal, la cinéaste d’Hitler, dépeuplait le monde.

Dans Yoolé, Moussa Sene Absa commence dès le début du film par faire des portraits de ses protagonistes : il les singularise. C’est une démarche de cinéma autant qu’une démarche humaine. Et il fait le parallèle avec les discours présidentiels : le discours du pouvoir. Là est toute l’actualité de son cinéma. Les flash-back et la rupture avec le récit linéaire obligent le spectateur à rester éveillé, en rupture avec la tradition du progrès moderne.

Alex Moussa Sawadogo : Moussa, il y a effectivement dans tes films ces formes de résistance qu’Olivier a brossé.

Moussa Sene Absa : Oui, toute création est une forme de résistance face à un ordre établi, un postulat commun ou une perspective finale. Je pense que la résistance est le moteur de la création. C’est en résistant qu’on se pose la question de son humanité, de son intégrité, mais qu’on projette aussi son être sur l’autre. Sommes-nous dans un monde unipolaire ? Si je m’oublie au détriment de l’Autre car il est puissant, je fais son jeu. Je n’ai pas intérêt à me taire. L’Autre est un élément de contradiction par rapport à moi, Africain, Sénégalais, ancien colonisé, ancienne base d’esclavagisme, ancien peuple pillé. Je suis un être périphérique par rapport à un monde unipolaire qui dit « marche ou crève ». Avez-vous vu un de mes quatre longs métrages dans un circuit de distribution en Suisse ? Vous ne voyez pas non plus les films des autres. Sans résistance, on disparaît, et si on ne crée pas, on disparaît aussi. Etre de mon temps veut dire poser les questions fondamentales qui permettraient au monde de me regarder, non comme un sujet d’étude mais comme une force motrice chargée d’un changement possible. Le monde marche avec un seul pied : il y a un pied qui manque, celui de l’humanisme, du partage, du commun, de l’ubuntu, de l’Afrique ! Je n’existe que par la communauté sans que cela m’empêche d’exister comme individu. Le groupe définit une philosophie de vie commune. Le monde à perdu la capacité de regarder l’Autre comme soi. Pourquoi la colonisation a été facile ? Parce que l’Africain s’ouvre à l’Autre. C’est ce qu’on appelle au Sénégal teranga. Le monde clopine.

Quand j’étais petit et que je faisais une bêtise, n’importe quel adulte du quartier me flanquait une baffe ! Et si je me plaignais à ma mère, elle en rajoutait une ! Nous avons perdu beaucoup de notre humanité, notre capacité à partager le monde. Kouroukan Fouga (la charte de l’Empire Mandingue du début du XIIIe siècle) parle de vivre en harmonie. 44 articles pour gérer le monde. L’écologie était déjà pensée. L’Afrique n’a pas de voix au Conseil de sécurité. Si vous acceptez que je sois faible, que je n’ai pas droit au chapitre, je dois résister ! On m’oblige à la résistance et après la création.

Alex Moussa Sawadogo : Comment un mouvement comme Y’en a marre t’inspire-t-il ? Et que faire quand chaque fois qu’on propose à ceux qui animent ce type de mouvements d’intégrer un processus de décision, ils répondent : « je suis artiste » ?

Moussa Sene Absa : Tu poses là une question fondamentale. Le monde est à l’abandon. Les gens cherchent l’argent. On nous pousse à la peur. L’autorité politique en a profité pour amasser. Les créateurs ne veulent plus se taire. Y’en a marre s’est engagé sur le terrain politique, pas seulement citoyen. Leur parole est une résistance avant d’être un geste de création. Ils ont fait tomber Abdoulaye Wade.

Alex Moussa Sawadogo : On voit les créateurs intégrés dans les gouvernements (Cheick Oumar Sissoko, Mahamat Saleh Haroun, Raoul Peck, etc.). Cela ne dure pas et semble conduire à un échec.

Moussa Sene Absa : Youssou N’Dour a été ministre de la Culture en 2012. Les politiques sont habiles pour passer la pommade. Ces créateurs n’avaient aucun pouvoir. C’est du marketing politique. L’artiste est plus accessible en tant que tel.

Alex Moussa Sawadogo : Allons vers Cotonou avec Evelyne Agli.

Evelyne Agli : La résistance des femmes est une pratique quotidienne, à petite échelle. Ma ligne éditoriale personnelle est de documenter tout ce qui se passe pour conserver la mémoire car cela peut nous aider pour la suite.

Olivier Barlet : Dans Villa Reynette, une femme est exclue de chez elle. Elle dit que les murs ne tiennent que grâce à elle. C’est donc en quelque sorte la tuer. On la déplace de force, la ville de Porto Novo restaurant la maison pour en faire un centre municipal sans lui demander son avis. On a là, même pour une bonne cause, un comportement du pouvoir problématique que vous documentez.

Evelyne Agli : Oui, et au-delà de ça, lorsque nous filmions les travaux, une dame s’est approchée qui a dit qu’il était important d’avoir des archives car dans quelques années, on croira que c’est ça la maison initiale, gommant ainsi toute son Histoire emblématique de l’Histoire du Bénin. Si on ne laisse pas de trace de ceux qui avaient résisté, on écrit une autre Histoire. On crée des statues sur les Amazones mais préserve-t-on les maisons historiques ? Que transmettons-nous à nos enfants sans mémoire collective solide ? On célèbre le retour d’objets d’art des musées occidentaux qui ont été « volés », mais reconnaissons-nous le soin qu’ils leur ont apporté en les conservant ? Que saurons nos enfants de nous ?

Olivier Barlet : La force du personnage de Villa Reynette est d’incarner ce patrimoine…

Evelyne Agli : On retrouve ce style architectural tout au long de la côte jusqu’en Côte d’Ivoire. L’Histoire s’étiole et on perd notre identité.

Alex Moussa Sawadogo : On a du mal à conserver ce qu’on a déjà… Quelles actions mettez-vous en place ?

Evelyne Agli : Je suis journaliste avant tout. L’activisme politique au Bénin est en train de disparaître. Les meilleurs ont eu des postes haut placés. Des jeunes émergent qui n’ont pas droit à la parole.

Alex Moussa Sawadogo : Avec The Colonel’s Stray Dogs, c’est Khadafi qu’aborde Khalid Shamis à travers son rapport à son père activiste, exilé depuis 45 ans, avec la question de comment sortir de l’engrenage d’une résistance qui ne débouche pas.

Khalid Shamis : Je travaille au Cap en Afrique du Sud, un espace blanc mais aussi une ville africaine. On fait des films africains mais devons toujours chercher un financement du Nord. Je pense que c’est bien qu’on puisse en prendre l’argent mais se pose aussi la question de la façon dont on raconte nos histoires. En tant que réalisateur et monteur, je suis le seul non-Blanc du Cap. Il est important pour moi d’aider les jeunes réalisateurs noirs à raconter leurs histoires. Cette idée de résistance est toujours présente. Cette dépendance est surtout sensible au moment du montage car le Nord a son idée de comment il doit être. C’est une dépendance néo-coloniale. Il faut trouver un équilibre, mais il est difficile de résister à cette dichotomie. Pour le public du Nord, il faut tout contextualiser, expliquer à ceux qui ne connaissent pas. Cela oblige à y consacrer du temps dans le film. Nous prenons l’argent dans une perspective de réparation : il faudrait ne pas avoir à tout contextualiser et qu’on nous laisse dire nos histoires comme on veut. Ces contraintes font que nos films ne sont pas ceux qu’on voulait faire. Et de plus, ils se retrouvent catégorisés dans une section africaine marginalisée.

Olivier Barlet : En traitant de l’Histoire de la Lybie d’une façon aussi personnelle dans ton film, est-ce que tu ne détournes pas la demande du Nord ? Et va bien au-delà de ce que pouvait être la commande ?

Khalid Shamis : Exactement. Tous les films tournent autour du personnage de Khadafi et dans mon film, c’est un personnage secondaire.

Alex Moussa Sawadogo : Nantenaina, avec Aza Kivy (L’Etoile du matin), tu nous livres le vécu de gens qui résistent.

Nantenaina Lova : Je crois que notre forme de résistance est dans la culture, celle de ces pêcheurs ou celle de ces forestiers qui luttent contre un gros projet minier australien. Ils s’opposent à une vision univoque du monde. Il nous faut préserver cette multiplicité de regards sur le monde. Quand on a la chance d’avoir une caméra, on raconte aussi notre vision du monde. Madagascar, à 11 heures de vol d’ici, cette virgule sur la carte africaine, a une spiritualité remarquable. Pour faire ce film, on a dû demander l’autorisation des ancêtres. On y entend une musique de transe propre à cette région. Notre résistance se situe dans l’affirmation de notre culture pour ne pas disparaître. Nous consommons dix fois moins que les Américains et ne brûlons donc pas tant les ressources de la planète. Il est important de le rappeler pour questionner l’extérieur qui s’impose à nous.

Olivier Barlet : Remets-tu parfois en cause la pertinence des sujets que tu filmes ?

Nantenaina Lova : Quand je filme, je filme tout et après, je me pose la question. J’ai tout ce qu’il me faut pour le montage. Le réel nous arrive : on essaye d’être là au bon moment. Ce genre de question arrive à la deuxième écriture qu’est le montage. Pour ce film, je me sentais synchrone avec leur vision du monde. Mais je vis à 900 km de là, je suis un citadin. Ce qui m’a frappé est leur conscience des enjeux. Dans la capitale, ils sont considérés comme régressifs, contre le développement et ne voulant pas faire travailler les jeunes de leur région. Ils sont venus à Antananarivo, la capitale, pour rappeler leur opposition contre le projet, lequel distribue de l’argent pour monter les communautés contre les autres. Ils sont conscients de la guerre informationnelle. Leur mode de vie questionne ma façon de vivre.

Question de la salle : Le cinéaste africain doit résister, il doit, il doit… N’est-ce pas une façon d’enfermer l’Africain ?

Moussa Sene Absa : Certes, le tigre n’a pas besoin de crier sa trigitude, disait Wole Soyinka, mais on ne s’est pas enfermés, on nous enferme. Nous ne travaillons pas à notre économie d’échelle. Nos cinémas sont devenus des supermarchés. Les autres continents tracent mais nous, nous n’avons pas de débouchés. Quand j’étais petit, il y avait 29 salles de cinéma à Dakar ! On nous a enlevé l’habitude d’aller au cinéma. Il nous faut déconstruire les idées reçues pour revenir à nos envies.

Alex Moussa Sawadogo : N’y a-t-il pas une manière d’écrire qui ne serait pas que dramatique ? Boubakar Diallo fait salle comble chez nous. Il nous faut une diversité de productions.

Moussa Sene Absa : J’ai regardé des films hindous toute ma jeunesse. Je comprenais l’histoire sans comprendre la langue. Je fais des films pour le monde, mais j’aimerais tellement que mes films soient vus au Sénégal ! Quand Bal Poussière est sorti au cinéma Le Paris, la queue faisait le tour de la place de l’Indépendance ! Nous aimons nos histoires. Il faudrait que nos films circulent entre les pays africains, à commencer par l’Afrique de l’Ouest, mais il manque une billetterie dans les salles !

Alex Moussa Sawadogo : En conclusion, montrer des films africains est une forme de résistance !

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