entretiens d’Olivier Barlet avec Moussa Sene Absa (Sénégal)

Paris, 1997
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Affirmer une vision
Il y a deux types de films : les films coup de gueule qui sont poignants et mettent les pieds dans le plat, et les films coup de coeur, films tendresse qui caressent dans le sens du poil et réconfortent les gens dans ce qu’ils sont. Depuis quelques années, je préfère les films coup de gueule qui racontent une histoire avec une volonté narrative qui ne réconforte pas les gens dans ce qu’ils considèrent comme sûr, acquis, routinier : essayer de faire réfléchir sur les enjeux de notre humanité. Il faudra bientôt faire le bilan de l’apport de chaque civilisation. J’aimerais que l’on ne verra pas uniquement en l’Afrique le sida, la misère, les guerres tribales… L’Afrique contribue à de grands mouvements comme le cubisme, la musique, la littérature, la francophonie…
Je ne ferais pas un film voyeur d’une réalité que je ne connais pas. Je suis de souche urbaine et veux donc faire du cinéma urbain, être un « griot moderne » disant par mes petites fables que dans la difficulté transperce une joie de vivre, une vision du monde, des règles nobles, une façon d’appréhender l’avenir où l’on répétera Yallah Yaana, « Dieu est grand ». Est-ce du fatalisme ? Non : chaque jour que Dieu nous donne est un jour de gagné sur la vie. C’est cette philosophie de l’oralité africaine qui m’intéresse, sans pour autant être traditionaliste.
Le conteur africain, quand il va dire des choses dures à avaler, se les attribue : – à tel point que chacun sait que ce qu’il va dire ne le concerne pas. Il porte si bien la chemise qu’elle va à tout le monde ! C’est cette démarche qui m’intéresse : pointer du doigt ce qui ne va pas tout en atténuant la pesanteur des mots et cette angoisse du lendemain que les Africains finissent par avoir par mimétisme car on leur a tant dit qu’il fallait qu’ils s’attendent au pire. C’est ainsi que la perversion et la dépendance dans la relation Nord-Sud m’intéressent.
Engagement
Il faut que le rêve soit légitime. C’est la seule chose qu’on ne peut enlever à un prisonnier. Je ne fais pas du cinéma par snobisme. C’est un jouet magnifique mais c’est aussi une bombe ! Le cinéma fait pleurer et rire, touche au plus profond… J’ai toujours voulu en faire, depuis que j’ai 14 ans. Au début, c’était le monsieur qui arrivait avec sa boîte magique qu’il ouvrait puis refermait. Puis, j’ai découvert dans Salut les copains que c’était un métier qui s’apprenait. Je suis entré dans cette démarche intellectuelle et artistique. J’ai été assistant de Djibril Diop Mambéty et acteur de théâtre. Théâtre et cinéma sont intimement liés ; la vie n’est qu’une scène de théâtre. J’aimerais remonter la pièce que j’ai monté il y a deux ans à Dakar ! Les moments où je me sens le plus proche de Dieu sont ceux où je suis sur scène ! Le cinéma doit être de la prétention, un sacerdoce !
La liberté du cinéma
Je suis très influencé par le western et les films hindous. Un bon, un méchant, une dette d’honneur, une femme, la trahison… la vie portée à une telle dimension qu’on en est partie prenante. Jamais la télévision ne tuera le western ! Tableau ferraille sera dans l’esprit du western : un bon que la société a cassé, des méchants, un amour, des rêves et l’incroyable innocence et envie de vivre de ce personnage happé par ce type de « dette sociale » si commune en Afrique où l’on se fait le devoir de faire honneur à une dette qu’a contractée un parent ou un proche.
Je cherche à montrer la liberté du cinéma, cette envie de plaire et de séduire si forte dans le cinéma hindou : belle musique, acteurs magnifiques, perfection technique… J’apporte ma petite pierre de ce que Senghor appelait  : ce qui naît vit et meurt et ce qui meurt disparaît. Entre la naissance et la mort, il y a la vie ! Cette course à la gloire du cinéma africain devient énervante. Plutôt que de faire une multitude de films, je voudrais faire un ou deux films marquants, de ceux que l’on cite immédiatement ! Le cinéma africain manque aujourd’hui d’agressivité. Non de la violence gratuite mais être de son temps : être en mesure d’apporter à son temps un maximun d’idées nouvelles et de réflexion pour faire face à la médiocrité.
Ne pas se tirer dans les pattes
Il faut une qualité technique infaillible, un scénario fort et de vrais acteurs de cinéma. Les réalisateurs africains ont écrasé leurs acteurs, tirant la couverture, les empêchant de devenir des stars en prenant la parole à leur place. Le programme du Fespaco ne comporte même pas les interprètes ! Le cinéma africain est un anthropophage d’acteurs !
J’essaye de créer un vrai réseau de jeunes cinéastes. Les anciens ne se sont jamais mobilisés pour aider ceux qui montaient. Quand je vois Idrissa Ouedraogo produire Guimba et Pierre Yameogo produire Keïta, je me dis que c’est bien mais qu’il était grand temps d’en arriver là ! Le problème est que tous sont en concurrence pour les mêmes fonds. Ce que le cinéma africain vit aujourd’hui, ses enfants n’en seront pas fiers ! Certains cinéastes ont joué le rôle de fossoyeurs d’une culture !
Le dernier film
Sans le travail du ministère de la Coopération, il n’y aurait pas de cinéma africain. Sans les producteurs français, il serait très faible. Mais l’auteur-réalisateur porteur d’un projet doit prendre le bâton de pélerin et être un poète. Il y a beaucoup de marchands de tapis. Ce n’est pas en accumulant les millions que la qualité surgit, c’est en étant réellement porteur d’un projet.
Chaque film est mon dernier film : si je me vide de tout ce qui m’anime, ces monstres qui m’envahissent la tête, je suis content. Le cinéma africain est porteur du troisième millénaire car il a les plus belles histoires pour émouvoir le monde ! Nous avons tant de choses à dire, tant d’histoires fortes à transcrire, une myriade d’idées et de couleurs… Je peins car j’ai trop de couleurs dans ma tête.
C’est la quête d’un metteur en scène. Je n’aime pas le terme « réalisateur ». Je ne sais jamais ce que je vais faire après. Je ne sais qu’une chose : je veux faire ce film. Cela débouche sur l’exigence : je ne tournerai peut-être plus jamais ce plan ! Il faut une rigueur optimale. Décor, acteur, musique doivent être entendus dans la tête au point de devenir obsessionnels et urgents. Je suis enceinte de mon film. Je le porte en moi, j’ai des sautes d’humeur comme les femmes enceintes. Et puis j’accouche…
Désobéir
Les conteurs avaient cette grandeur de tenir en haleine des milliers de personnes sur des choses qui n’existent pas. Tant que les cinéastes africains n’auront pas l’urgence d’être dans une arène où l’animal est le public, nous serons d’éternels assistés, voués à la condescendance. La spécificité est dans le dire et le faire. Les Africains ne sont pas lents ! On a déterminé et casé le cinéma africain dans une lenteur ou des clichés sémiologiques. Il ne faut pas confondre mouvement et vitesse. La critique aujourd’hui est dans le mouvement, le battement du cœur, la pulsion primaire. Le public est un petit monstre mais n’est pas bête. Il veut retrouver dans le film le battement de son cœur. Un peuple vivant qui a un rythme très différent de la lenteur. Il y a deux manière de frapper à une porte : faiblement, lentement ou durement. Ce n’est pas une question de lenteur !
Les films africains n’intéressent pas les Africains ! Fait-on des films pour montrer que les Africains sont malheureux, des attardés, incapables de rêver ? La misère n’est exotique que pour l’Occidental : l’Africain la vit du matin au soir. Le cinéma devient beau dès qu’il transcende la réalité. Pour parler de la misère, il faut du talent. Sinon, on fait du pamphlet : un discours sur l’image car on croit qu’elle doit être expliquée, commentée, qu’au nom de l’oralité, on doit beaucoup parler. J’ai un devoir de désobéissance !

///Article N° : 2497

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