Ce 5ème et dernier article sur les films du Fespaco 2023 s’attache lui aussi à comprendre les tendances actuelles des cinémas d’Afrique. Après avoir abordé les questions du terrorisme, du féminin, de la politique et de l’Histoire, nous nous demandons en conclusion comment habiter ce monde.
La jeunesse nous parle
La jeunesse a le temps pour elle et la vitalité nécessaire pour habiter le monde à sa manière. Cependant, rétrospectivement, elle ne voit qu’une suite ininterrompue d’impossibilités. L’enjeu est pourtant pour elle est de devenir une puissance, en mobilisant sa propre capacité. Il est dès lors essentiel de s’intéresser à la jeunesse pour explorer les possibles au sein de l’imprévisible et de l’incertitude.
Ils ne sont pas vraiment sereins, ces jeunes Tunisiens de Sous les figues d’Erige Sehiri (compétition longs métrages, 92′). Leurs marivaudages se teintent vite d’hésitation ou de jalousie. Tourné au quotidien dans un verger où l’on cueille les figues, le film est à la fois bucolique, nostalgique et tragique. Le patron sous-paye tout le monde et harcèle volontiers les jeunes femmes, cherchant à les acheter. On sent l’envie de quitter un pays qui n’offre pas d’avenir à sa jeunesse. La douleur des femmes âgées s’exprime en chansons. Les dialogues se sont construits lors des improvisations des répétitions. Ces acteurs non-professionnels dévoilent sans pudeur leurs désirs et vivent leurs disputes avec l’énergie de leur âge. Les jeunes femmes savent faire corps et mobiliser ce qu’elles ont en commun pour chanter ensemble dans le camion du retour, non sans s’être maquillées à la fin du travail. Car elles veulent se faire belles pour s’extirper de leur condition sociale, et apparaître ainsi en dignité. Le jury a attribué « à l’ensemble des acteurs » le prix d’interprétation groupé féminine et masculine. C’est la démarche de ce film choral de les respecter et de montrer ainsi leur beauté. Au-delà du destin commun de ces jeunes et de ces femmes âgées, c’est celui du pays qui se dessine (cf. critique et interview, article n°15392).
Prendre en compte les réalités sociales répond certes à la volonté documentaire de les voir en face mais aussi à poser aux dirigeants les questions essentielles au devenir de leur société. Les jeunes veulent pouvoir habiter leur pays plutôt que s’expatrier mais il leur faut pouvoir y développer un avenir. Il s’agit donc, sans pour autant « faire un cinéma de pancarte » comme aurait dit Sembène, repolitiser le regard. C’est ce que fait Nous, étudiants de Rafiki Fariala, (étalon d’argent à la compétition longs métrages documentaires, 82′), sur les conditions de vie et les espoirs des étudiants centrafricains (cf. critique n°15342). Rafiki Fariala porte aussi le nom de scène RH2O en tant que jeune slameur célèbre au pays. Il chante face caméra en début de film : « Les vieux nous ont menti. Ils ont tout verrouillé. Putain ! Qu’ils prennent leur retraite ! » Ensuite en voix-off, ses slams en sango sont la seule musique du film. Ils le ponctuent de dénonciations des inégalités et de la corruption jusqu’à affirmer la solidarité du groupe. Tourné durant trois ans avec ses trois copains à l’université publique de sciences économiques, en déliquescence avancée, le film documente aussi son geste de création et les contradictions humaines qu’il pose. Cette forme de cinéma direct est une façon de dire : « on existe ! »
C’est par son implication musicale et la transparence de son positionnement que Rafiki fait du cinéma. Il est sans cesse présent par ses questions et réactions ou bien interpellé. Il confie sa caméra à ses camarades, si bien qu’il est lui aussi à l’écran. Cependant, ni les policiers, ni les professeurs ni même l’université ne se laissent filmer sans une négociation préalable, ce qui suppose de la mise en scène et de la fiction. Entre les ressorts émotionnels et psychologiques des jeunes, leurs croyances et leurs espoirs de changer les mentalités, le film s’attaque à la mécanique d’autodestruction à l’œuvre.
Ces films ont valeur d’alerte : ces jeunes ne penseront qu’à partir du pays s’ils ne peuvent y définir un avenir. C’est également le cas de Rasmané, le jeune orpailleur en herbe d’Or de vie du burkinabè Boubacar Sangaré (90′, documentaires longs métrages). « Nous avons essayé de raconter la jeunesse de tout un pays« , dit-il (cf. débat-forum n°15761). Lui-même a travaillé autour des mines quand il était jeune. Cela lui donne accès à une réalité difficile à capter et qui ne l’a pas dispensé d’un long travail d’approche et d’habituation à la présence d’une caméra. Le résultat est fulgurant. Ce n’est pourtant pas le premier film sur les orpailleurs du Burkina, pays dont l’or représente 77 % des exportations, notamment le documentaire Ceux de la colline de Berni Goldblat (cf. critique n°8859) et la fiction Rêves de poussière de Laurent Salgues (cf. critique n°4541). L’extrême dureté des conditions de vie et les dangers de cette ruée vers l’or ont donc déjà été documentés, mais c’est cette fois la vision d’une jeunesse qui se trouve comme l’environnement systématiquement détruits dans cette multitude de cavités, tolérées car socle d’un système d’exploitation indigne, « hors de vie », le scandale d’un monde partagé entre riches et va-nu-pieds. Le but est pour Rasmané de s’acheter une moto et pour d’autres de mieux démarrer dans la vie. Au détour d’une conversation, dans les conflits et les solidarités, les espoirs et les désillusions, et dans la réalité de la mort qui plane, cette jeunesse se révèle, dans ses croyances, semblable aux brûleurs qui tentent de traverser les mers pour accéder à l’Eldorado occidental, un imaginaire commun où le rationnel importe moins que la réalisation de soi, mais où se joue une liberté, y compris celle de s’y perdre.
Le tabou de l’homosexualité
Partout, cette jeunesse a l’espoir de changer le monde… Dans African Moot, de Shameela Seedat (Afrique du Sud, 85′, section Perspective), un groupe de jeunes avocats en herbe se réunit pendant une semaine à Gaborone, la capitale du Botswana, pour participer à un concours de plaidoirie sur les droits des réfugiés dont le nombre de cesse de grimper en Afrique et dans le monde. Chaque année, des milliers d’étudiants en droit d’un bon nombre d’universités africaines participent au concours. Chaque université choisit ses deux meilleurs orateurs pour plaider une affaire judiciaire fictive, en tant que demandeur et défendeur. Ils s’avèrent très progressistes sur l’ouverture des frontières, le panafricanisme, l’état de l’économie et les conditions de vie des minorités les plus fortement discriminées, notamment les membres de la communauté LGBTQI. Ce point fait réagir un participant nigérian qui estime que les normes internationales ne reflètent pas « les vraies valeurs de l’Afrique », ce qui déclenche une polémique… « Ce n’est pas une maladie ! », lance un étudiant. Force est de constater la rareté des films africains abordant ce thème, un tabou. L’homosexualité est illégale dans de nombreux pays, un crime passible d’emprisonnement dans 33 des 55 pays africains.[1] « Si on est porteur de cette violence, on est dangereux pour nous-mêmes. De quoi a-t-on donc peur ? Cette phobie est purement irrationnelle, » déclarait Mahamat-Saleh Haroun lors d’une masterclass à Dakar[2].
Un des longs métrages en compétition avait cependant choisi ce thème : Le Bleu du caftan, de la Marocaine Maryam Touzani (prix de la meilleure image, 118′). Halim (le comédien palestinien Saleh Bakri) est homosexuel. Il vit avec Mina (Lubna Azabal) mais entretient une relation secrète dans les toilettes du hammam. Lorsque le beau Youssef (Ayoub Missioui) est engagé comme apprenti, il est déstabilisé. Comme dans Adam (son précédent film, qui posait la question de l’avortement, cf. critique n°14872), Maryam Touzani privilégie les intérieurs feutrés et les clairs-obscurs, avec la même directrice de la photo, Virginie Surdej, pour une approche sensible des corps dans des lumières diffuses. Mina est au centre d’un film émouvant qui vise la tolérance face au poids de l’interdit tout en magnifiant l’artisanat traditionnel du caftan que maîtrise Halim à merveille. Son classicisme épuré sert délicatement son propos, dans des tensions qui sont de vrais enjeux de société (cf. critique n°15638).
L’homosexualité était présente en Afrique avant l’arrivée des Occidentaux, elle le reste.[3] Si ce thème est essentiel, et largement traité au cinéma hors de l’Afrique, c’est qu’il touche à la différence et donc aux relations avec « ce qui n’est pas moi » dans un monde globalisé où la diversité s’affirme autant que les replis identitaires se bétonnent. Il s’agit là d’une « crise qui se noue dans l’imaginaire de la relation que nous établissons avec nos semblables », pour reprendre la formulation de Felwine Sarr, qui précise par ailleurs : « Monter en qualité d’humanité nécessite un renouvellement de tous les imaginaires de la relation ».[4] Sortir des dichotomies excluantes (genre, race, sexe, humains/non-humains, etc.) est la condition pour mieux habiter le monde et ne pas reproduire les catastrophes historiques correspondantes. Car habiter le monde, c’est habiter avec tous ceux qui le peuplent.
Revenir au pays
« Voyager ne signifie pas toujours le succès », dit la chanson qui débute Doxandéem, les chasseurs de rêve du Sénégalais Saliou Sarr (88′, compétition long métrage documentaire). En 2006, après avoir passé huit ans de clandestinité en Espagne et constatant les conditions de vie des Africains, le doxandéem (l’aventurier en wolof) retourne à Gandiol, son village natal, et se décide à être une force positive pour sa communauté. Mamadou et sa femme espagnole Laura construisent avec les jeunes un village « crois en toi-même », un centre communautaire, une alternative au départ. Au mur, une phrase de Felwine Sarr : « L’avenir du monde se joue en Afrique ». C’est une expérience politique, un laboratoire, une « utopie active », un « espace du possible », pour reprendre là aussi des expressions de Felwine Sarr.[5] Avec les jeunes comme avec les autorités, rien n’est simple, mais ils tiennent bon. Le résultat est impressionnant. Le film se termine sur un monologue en voix-off : « Vivre au monde, habiter le monde. Préserver et entretenir ce qui est présent. Préservons notre relation durable avec l’univers et avec la nature. Restons courageux et travaillons pour réaliser une oeuvre belle et utile. Que notre joie de vivre apaise nos divergences. Que chacun considère l’autre comme une partie de soi. » Un véritable manifeste pour habiter le monde !
Revenir, d’autres l’ont fait, autrefois, qui ont eux aussi construit une communauté « belle et utile ». Avec Xarassi Xanne (Les Voix croisées, panorama longs métrages, 120′) Raphaël Grisey réalise avec les documents de son ami Bouba Touré, décédé en 2022, un vibrant hommage à ce Malien exceptionnel et une plongée dans les enjeux tant politiques qu’écologiques des 60 dernières années. Bouba Touré était impliqué dans les luttes des immigrés venus comme lui travailler dans les usines françaises à partir des années 60 puis des sans-papiers. , et s’était fait photographe et cinéaste pour les documenter. Confronté à la rudesse des conditions de travail et au racisme, il s’est politisé au sein de l’Association Culturelle des Travailleurs Africains en France (ACTAF), et entrera en contact avec Med Hondo et Sidney Sokhona. Avec treize camarades, confronté à une terrible sécheresse au Sahel, ils décident de se former à l’agriculture pour retourner au pays et y créer en 1977, près du fleuve Sénégal, une coopérative agricole militante intitulée Somankidi Coura. Opposés aux produits chimiques et privilégiant les méthodes traditionnelles, ils sont écologistes avant l’heure. L’intensité et la complexité du montage épique (fait de discontinuités plutôt que de linéarité) situe le photographe-cinéaste dans la vitalité de ce collectif qui voulait mieux habiter ce monde (cf. critique n°16168).
Et puis, il y a ceux qui ne reviennent pas. On les attend, comme cette femme du beau court métrage du Haïtien Samuel Suffren, Agwe (fictions courts métrages, 17′) tourné en mémoire de son père qui a fait le voyage par bateau en 1981. « Les vagues donnent de l’espoir » dit la voix-off en créole, mais quand l’aimé ne revient pas, ne reste que la poésie.
Remarquablement honnête et nécessaire est la démarche du Nigérian Ike Nnaebue qui a abandonné en cours son périple vers l’Europe en 1997 à 18 ans et le refait plus de 20 ans après pour comprendre les défis, espoirs et choix des jeunes qui migrent aujourd’hui, autant que son propre choix d’alors : Lagos Tanger, aller simple (No U-Turn, documentaires longs métrages, Prix spécial CEDEAO pour l’intégration, 94′). Il s’ouvre aux rencontres sur la route, notamment attentif aux raisons des femmes pour partir, qui souvent fuient ou sont abandonnées. Appel de l’inconnu ou besoin de subvenir aux besoins de la famille, les raisons des hommes sont diverses. Chacun est guidé par l’espoir qui transcende la peur du danger. Il varie comme la lune : pleine ou croissant… A Casablanca, un homme qui a fait demi-tour a trouvé sa voie. Et à Tanger, après 6180 km et beaucoup d’attente aux escales, le petit pactole est souvent épuisé… Alors qu’on trouve sur internet des vols Lagos-Tanger pas chers en avion, il faudrait avoir le visa. Scandale d’un monde inégalitaire. Le focus humain de Nnaebue parle sans slogans, simple et sincère. Habiter le monde demande de pouvoir voyager.
Ne rien lâcher !
Alors, si la voie de sortie n’est pas le grand départ, où peut-on habiter ? A quoi peut-on se fier ? Et comment le cinéma peut-il appréhender cet invisible qui guide les humains ? Car au-delà du visible que capte le cinéma réaliste, ce sont les poétiques du vivant que certains films réussissent à nous faire sentir, qui rejoignent nos propres aspirations comme nos douleurs enfouies.
Il suffit parfois de rendre compte des héros du quotidien comme cette femme qui héberge à bas coût des gens de passage dans le bidonville Katanga d’Addis-Abeba. Katanga nation de Beza Hailu Lemma et Hiwot Admasu Getaneh (Poulain d’argent de la compétition documentaires courts métrages, 27′) est un regard aimant sur ce qui derrière le visible des gestes ordinaires et de la rudesse ambiante révèle des valeurs ancrées qui devraient façonner le monde.
Et qu’est-ce qui maintient la vie sociale lorsque tout fout le camp et que la mer mange les maisons et les objets du quotidien à Guet Ndar et Ndar, ces quartiers de Saint-Louis du Sénégal, ville historique coincée entre fleuve et océan ? Xaar Yallà veut dire « Attendre Dieu » (Waiting for God). La réponse est claire, qui rappelle En attendant le bonheur d’Abderrahmane Sissako : la foi dans l’avenir est une philosophie du présent. Le film de Mamadou Khouma Gueye (26′, documentaires courts métrages) ne se contente pas de dépeindre l’inexorable mais convoque les résistances des habitants à des relogements inadaptés et la parole déphasée des politiques. Il faut se battre, ne rien lâcher !
Il faut donc de la détermination pour habiter ce monde. A condition de bien voir où est son émancipation. Tout oppose le jeune Mauricien Ronaldo qui voudrait partir au Canada et la jeune Bangladaise immigrée Ajeya qui est exploitée dans un atelier textile. Leur rencontre est improbable mais sera justement la trame du magnifique Simin Zetwal (Regarde les étoiles) de David Constantin (Long métrage en compétition, mention spéciale du jury, 92′). Confrontés aux fantômes de la nuit, ils vont traverser l’île et trouver ensemble ce qui peut les réunir. Cela suppose de regarder les étoiles et voir les petites choses qu’on ne voit pas et qui pourtant sont vitales. Car c’est là que réside notre capacité de nous forger un destin (cf. critique n°15820 et débat-forum n°15704).
Encore faut-il savoir sur quel socle s’appuyer. Jeune cinéaste, le Guinéen Thierno Souleymane Diallo se cherche des aînés. Il part enquêter sur l’origine : Mouramani, le premier film guinéen, peut-être même le premier film d’Afrique noire. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Mais Thierno s’entête et prend la route, pieds nus car c’est la situation du cinéma guinéen. Il marche à la découverte de l’Histoire du cinéma de son pays, Au cimetière de la pellicule, titre de son film. Il y ose tout pour retrouver ce film perdu. C’est grâce à cette approche culottée que ce film est passionnant, dans sa façon de se jouer des obstacles matériels pour questionner aussi bien la mémoire que l’existant. Sa structure composite, ses entrées multiples, participent d’une pensée nouvelle du documentaire où chaque scène devient événement, mis en scène pour interroger le présent. Et où l’objet de recherche s’avère de plus en plus être un objet vivant. Cette dimension performative dynamise sans cesse le déroulé d’une enquête qui sinon aurait pu être décevante puisque menant à une impasse. De la quête de l’impossible, Thierno fait une épopée. Et c’est vrai qu’il y a du fabuleux et du sublime dans cette façon de rapprocher, au-delà de tout discours plombant, une quête personnelle de celle d’une profession, d’un public, d’un pays, d’un continent même. Car pour habiter ce monde, il faut savoir d’où l’on vient et donc savoir marcher (cf. critique n°15750 et débat-forum n°15709)
Et pour gagner un prix au Fespaco, n’en faut-il pas de la détermination ? Basé sur le mythe de la Princesse Yennenga réécrit par Aristide Tarnagda, Le Galop, d’Eléonore Yaméogo (Section Burkina, 80′) agit comme le chœur d’une tragédie classique : il dit la vérité, dévoilant les rêves secrets des cinéastes (cf. débat-forum n°15764). Cette parodie documentaire sur l’esprit de compétition appelle cependant à « se construire avec les autres et non contre les autres« . Car là est sans doute la clef pour habiter le monde.
[1] Cf. https://issafrica.org/fr/iss-today/lois-contre-les-homosexuels-les-droits-humains-regressent-en-afrique.
[2] http://africine.org/entretien/la-master-class-de-mahamat-saleh-haroun-du-tchad-au-festival-dakar-court-2022/15790
[3] Cf. Africultures, n°93, décembre 2013, Homosexualités en Afrique (lisible en ligne sur https://africultures.com/revue/?numb=14520)
[4] Felwine Sarr, Habiter le monde, essai de politique relationnelle, Mémoire d’encrier, 2019, p.14 et 23.
[5] Felwine Sarr, Afrotopia, Philippe Rey, 2016, p.14.