Xaraasi Xanne (Les Voix Croisées) de Bouba Touré et Raphaël Grisey

Pour conjurer le désordre du monde

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En sortie dans les salles françaises le 16 octobre 2024 après avoir écumé les festivals dans le monde entier, ce film essentiel est à la fois un vibrant hommage à un Malien exceptionnel et une plongée dans les enjeux tant politiques qu’écologiques des 60 dernières années. A voir à tout prix !

Xaraasi Xanne signifie Les Voix Croisées en langue soninké. Ces voix qui se croisent, ce sont celles qu’on entend dans le film, de plusieurs époques, de plusieurs terrains, de plusieurs idéologies et mouvements. A l’origine, Bouba Touré, un Malien impliqué dans les luttes des immigrés venus comme lui travailler dans les usines françaises à partir des années 60 puis des sans-papiers, et qui se fait photographe et cinéaste pour les documenter. Confronté à la rudesse des conditions de travail et au racisme, il se politise au sein de l’Association Culturelle des Travailleurs Africains en France (ACTAF).[1] Il participe aussi à un groupe pour qui la dévastatrice sécheresse et la famine des années 70 sont des produits du traitement des sols lors de la colonisation. Quatorze d’entre eux décident alors de se former à l’agriculture pour retourner au pays et y créer en 1977, près du fleuve Sénégal, une coopérative agricole militante intitulée Somankidi Coura, sur un terrain qui avait été une plantation coloniale de sisal avec des travailleurs forcés. Opposés aux produits chimiques et privilégiant les méthodes traditionnelles, ils sont écologistes avant l’heure.

Ces voix, ce sont donc celle de Bouba Touré qui va et vient entre les deux pays, et celles des gens qu’il rencontre notamment dans les foyers où il loge, et qu’il photographie dès les années 70 et filme en vidéo à partir des années 2000 après avoir appris le cinéma à Vincennes (Paris 8). Il y est en contact avec les cinéastes mauritaniens Med Hondo et Sidney Sokhona, dont des extraits de Nationalité : Immigré (qu’il a aidé en production) et Safrana ou le droit à la parole (où il a joué) sont utilisés dans le film.

Utilisant largement des documents d’époque et enrichie par le formidable travail de Bouba Touré, cette polyphonie historique propose un point de vue rare : celui des immigrés et de ceux qui reviennent ou demeurent au pays pour y développer des alternatives.

Son côté foisonnant correspond à cette époque où les idéologies chauffaient les esprits. Les affiches de la chambre de Bouba Touré à Paris rendent compte de tous ces combats, et les documents du film montrent les revendications spécifiques des immigrés au sein du mouvement ouvrier. C’est bien sûr ce qui le rend tout à fait exceptionnel, tant cette parole est rare et méconnue. Au niveau de l’Afrique, il évoque, comme dans Lettre paysanne et Fadj’al de Safi Faye, le rôle de la culture de l’arachide dans la transformation des petits paysans en ouvriers agricoles précaires ainsi que dans l’appauvrissement des sols.

Issu d’une intense collaboration sur de nombreuses années avec Raphaël Grisey, ce film mosaïque est un vibrant hommage. Plutôt qu’une biographie de Bouba Touré (1948-2022), il adopte sa voix pour se faire l’expression de ses engagements. On entend Bouba commenter ses propres images. Le film s’approche de sa démarche autant qu’il se situe à une juste distance permettant d’en saisir la pertinence tout en restant critique des idéalisations de l’époque. L’intensité et la complexité de son montage épique (fait de discontinuités plutôt que de linéarité) situe le photographe-cinéaste dans la vivacité de son collectif. Il ne s’agit pas de convoquer un lyrisme pourtant cher à l’époque, mais une mémoire dont les éléments s’entremêlent pour ouvrir à la lecture historique tout en en respectant les contradictions. Une dialectique s’installe entre l’intimité des images de Bouba Touré et sa documentation des luttes, entre le singulier et le général. Cette approche brechtienne est dynamique : elle nous permet de mieux appréhender le désordre du monde que ces joyeux illuminés tentaient de conjurer.

Des récurrences se dégagent, comme la destruction coloniale des termitières que les anciens sacralisaient et que les paysans se font fort de respecter. Ou bien la convocation des titres artisanaux improvisés par Bouba Touré dans ses films ou l’insertion d’images satellites du fleuve Sénégal à la limite du fantastique sur des archives sonores. Ou encore la place laissée à la parole volontaire des paysans et des femmes, reprise par la Radio Rurale de Kayes, »la radio pour les paysans, par les paysans ». Frappante est l’attention à l’énergie et la gestuelle des corps. Ce sont autant de décalages qui rendent sensibles les prises de position de ce labyrinthe visuel et sonore dont il faudrait également détailler les musiques.[2] Nous ne sommes donc pas dans la chronique mais dans les méandres et les clivages des engagements et de leur pensée. C’est la densité de cette approche qui fait de ce film un émouvant hommage autant qu’un gai savoir : le plaisir d’en apprendre plus sur ces hommes et ces femmes qui se sont donnés à fond pour concrétiser leurs idées en construisant une coopérative qui existe encore aujourd’hui et en a conservé les options. Un film essentiel qui nous donne envie d’en poursuivre la démarche pour mieux habiter ce monde.

[1] « L’ACTAF naît en 1971 avec pour nom initial Comité de Soutien aux Luttes de Libération des Colonies Portugaises et mène des premières actions de soutien, par l’intermédiaire de projections, de dons de sang et d’habits aux mouvements indépendantistes en Guinée-Bissau, en Angola, au Mozambique et au Cap-Vert. La dénomination d’Association Culturelle, d’apparence plus innocente –une couverture face à la multiplication des descentes de police dans les foyers – lui est ensuite préférée. Mais il s’agit d’une définition de la culture indifférenciable de l’activisme politique, une tradition culturelle radicale immigrée. L’ACTAF fait partie d’une myriade de groupes qui se mobilisent quotidiennement contre la précarité des travailleurs immigrés qui vivent dans des foyers insalubres loués par les marchands de sommeil. La mort de cinq ouvriers africains dans un foyer d’Aubervilliers en 1970 avait été un tournant et le début du mouvement des grèves des foyers. » (interview du réalisateur dans le dossier de presse du film)

[2] « On a travaillé avec différents intervenants à partir d’un script qui rend hommage aux termites, aux fleuves Sénégal, aux paysans et aux bergers. On l’a traduit et interprété en soninké, en poular et en bambara, puis on l’a fait chanter par Mah Damba, grande voix de la diaspora malienne et Sira Dramé, une griotte du Yélimané. Le script a également été lu par Mamadou Sow et Mariam Sissoko, respectivement animateur à la Radio Rurale de Kayes et étudiante en sociologie à Paris. Le résultat est un assemblage polyphonique et multilingue qui donne une dimension épique à l’histoire. Il y a enfin les extraits des deux pièces quadriphoniques de Jessica Ekomane ou de la berceuse de deux jeunes filles Aka qui accentuent le rythme polyphonique et cyclique du film. » (interview du réalisateur dans le dossier de presse du film)

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