Débats-forums Fespaco 2023 / 3 : Kader Allamine parle de Amchilini (Choisis-moi)

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Le réalisateur tchadien présentait en compétition officielle au Fespaco 2023 son documentaire Amchilini. Il fut invité à en parler avec la presse et les professionnels lors des débats-forums du lendemain. Transcription résumée.

Annick Kandolo : Kader Allamine est diplômé de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis au Sénégal avec un master 2 en réalisation documentaire de création. Il est l’auteur de plusieurs films documentaires qui ont participé à divers festivals en Afrique et en Europe, notamment son dernier film, « La promesse du Biram ». Il est par ailleurs cofondateur des associations des professionnels de cinéma et de l’audiovisuel du Tchad. Amchilini, qui veut dire en arabe tchadien « Choisis-moi »,  retrace une cérémonie traditionnelle dans laquelle les femmes qui sont restées trop longtemps célibataires sont priées…

Kader Allamine : Obligées !

Annick Kandolo : Je ne voulais pas être aussi radicale ! Elles sont obligées donc de se choisir un époux. Est-ce une pratique courante au Tchad ?

C’est une pratique qui date d’il y a très très longtemps, mais, on ne l’organisait pas comme ça. C’est lorsque les vieux, les sages, les marabouts du village, sentaient que ça n’allait pas qu’Amchilini était organisé. Par exemple, lorsqu’il y avait une rareté des pluies, une sécheresse, des maladies… La vie au village devenait difficile voire invivable. A ce moment-là, ils disaient : « Écoutez, il y a des alertes, il y a des signaux qui indiquent quelque chose qui ne va pas. » Pour les vieux, les marabouts, les sages, c’était une punition divine qui était en train de s’abattre sur le village, et cette punition divine avait une origine. L’origine, c’était les femmes qui n’ont pas de mari ! Selon eux, ces femmes étaient peut-être en train de commettre des péchés et Dieu les punissait ainsi.

Alors, dans cette région, ils ont organisé Amchilini, et toutes les femmes libres, toutes les femmes et jeunes filles de plus de 18 ans, étaient contraintes de choisir un mari. On leur donne un délai. C’est une obligation, une règle de cette société, et tu es contrainte de la respecter. Si tu ne la respectes pas, soit tu vas être rejetée, soit tu vas être amendée. Voyant l’accroissement des naissances hors-mariage, ils ont organisé Amchilini.

L’homme choisi, s’il refuse, lui aussi va être amendé et on lui donne également un délai. C’est un règlement ; c’est comme une Constitution du village que chacun est tenu de respecter. Tout le monde peut être choisi, parfois même le chef, et il accepte. La fille du chef est obligée de choisir l’homme qu’elle veut et ainsi de suite.

Ce village est le village de ma mère : Boutelfil, à 75k m au nord ouest de N’Djamena. Je me suis dit que si mes sœurs vivaient ici, elles auraient subi la même situation, et si moi je vivais ici, mes filles subiraient cette même pression. On dit à une femme : “Dans deux, trois semaines, il faut que tu trouves l’homme de ta vie, l’homme que tu veux qu’il te marie.” C’est une liberté mais en quelque sorte une punition, une pression faite aux femmes. C’est une sorte de violence.

Avec internet, les radios, la télévision, les femmes ont pris conscience. C’est la première fois qu’une femme se lève dans une place publique et dit “non” aux hommes. Normalement, la femme n’a pas la parole. Elle ne va pas dire que la femme est égale à l’homme mais les choses changent.

Justement on a vu dans le film que certaines ont refusé et normalement elles doivent payer une amende. A ce jour, qu’est-il advenu d’elles ?

Kader Allamine

On leur donne un délai : deux, trois semaines, ça dépend ce que le sage va décider. Elles vont d’abord être amendées et après ça, elles sont contraintes de choisir. Si avec ce temps de réflexion elle n’a pas trouvé l’homme de sa vie, on lui donne encore un temps mais elle va être amendée de 25 000 francs CFA. L’homme qui a été choisi, s’il refuse, doit aussi payer 25 000. Au village, c’est une somme ! Il faut vendre un mouton ou un bœuf pour pouvoir ramener la somme, et l’homme va être rejeté par la société. C’est un règlement : tout le monde est censé respecter ce règlement.

Olivier Barlet : Est-ce qu’on retrouve cela dans d’autres régions du monde ? On connaît la Geerewol chez les Wodaabes au Niger, le Moussem d’Imilchil dans l’Atlas au Maroc… Quelle est l’ampleur géographique du phénomène dont on parle ?

Au Tchad, je pense que toutes les provinces du Centre, de l’Est et toutes les provinces en majorité musulmanes pratiquent cela. Dix ans, vingt ans peuvent passer avant qu’on l’organise, tout dépend de la situation que vivent les villageois. Chacun a des organisations différentes ; ils peuvent fixer la dot ou les délais en fonction de la situation, mais la pratique reste la même : on demande à toutes les femmes et les filles qui n’ont pas de mari d’en choisir un.

C’est toujours le même nom ?

C’est le même nom : Amchilini, qui veut dire “Choisis-moi”, “Tu peux me choisir”. Les hommes se glorifient : “Moi, je vais être choisi” ; les femmes le disent, même dans le film : “Tous les hommes en période d’Amchilini sont bien habillés et coiffés. Chacun veut paraître beau pour être choisi.” Mais elles savent qu’une personne pauvre va aller chercher ses beaux habits dans sa valise pour paraître plus beau.

Question de la salle : Que disent les lois et quel est l’âge limite ?

C’est une loi prise au niveau du village mais tout en sachant que les décisions sont prises au niveau national. Au Tchad, une loi dit que l’on ne peut marier les filles qu’à partir de 18 ans sous peine d’amende, donc les filles de moins de 18 ans ne sont pas concernées par Amchilini. Ensuite, elles sont automatiquement concernées. Les hommes du village respectent les décisions nationales. Sinon avant, au village, on pouvait marier une fille dès 12 ans. Si une fille s’assied sur le mortier et que ses pieds touchent le sol, alors c’est une femme à marier. Le mortier fait à peu près la hauteur d’une chaise. Si une fille s’asseyait et ses pieds touchaient le sol c’était une femme à marier.

Question de la salle : Votre film est-il anthropologique ? Et quelle est la place de la religion ?

Oui, c’est vrai, que le film est anthropologique, sur une société qui cherche à s’organiser pour vivre en harmonie, pour qu’il n’y ait pas de problèmes. Vu que le problème est compris comme une punition de Dieu, on y répond par des prières ou des sacrifices, ou bien Amchilini. La zone est à forte connotation musulmane et les musulmans ont droit à quatre femmes. Si un homme a déjà quatre femmes, il a déjà bloqué le compteur ; sinon, il est candidat potentiel pour Amchilini. Il ne va pas à l’encontre de la religion pas plus qu’il ne va à l’encontre de la loi nationale.

Thierno Souleymane Diallo : Les lois musulmanes ne supplantent pas les lois nationales ?

En principe, la loi nationale prime sur tout. Mais selon la tradition musulmane, une fille qui a ses premières règles est déjà femme : on peut la marier. Mais les gens évitent les problèmes avec les autorités. Cela n’empêche pas que, comme l’excision, cela se fait en cachette. Si les autorités l’apprennent, on va t’amender.

Question de la salle : les femmes n’avaient pas peur de parler à visage découvert et les gens d’être filmés ?

Comme je l’ai dit, c’est le village de ma mère, j’y passe mes vacances et le chef du canton est un ami d’enfance. Tout le monde me connaît. Pendant le tournage, on était en immersion pendant 45 jours, certains n’avaient jamais vu une caméra. Tout le monde était là car le sujet concerne tout le monde. Ils nous ont complètement oubliés. Dans ce village, la dernière Amchilini a eu lieu vers 1992. Plus de 30 ans. Ce n’était pas le chef actuel mais son père. Dans le film, son frère dit que leur père aussi a été choisi. Donc pour eux, Amchilini c’est quelque chose de positif.

Ma position était claire : c’est une suprématie des hommes qui font pression sur les femmes. Vous voyez qu’à la fin du film, des femmes refusent. En fait, celles qui acceptaient de choisir étaient rares. Moi, je dis que c’est un combat que les femmes ont gagné. C’est la première fois que les femmes s’opposent et posent leurs conditions.

C’est aussi un conflit générationnel : ceux qui à l’époque ont accepté et ceux qui maintenant refusent. Le film porte donc cette opposition homme-femme, le conflit générationnel, et le conflit modernité / tradition.

Question de la salle : Vous êtes-vous plutôt senti réalisateur ou enfant du village ?

Oui, comme vous le dites, j’ai eu ces deux casquettes : réalisateur et fils du terroir du côté de ma mère. Pendant l’écriture, j’y suis allé chaque week-end pour écouter comment cela se passait, et voir comment recueillir les informations. J’ai parlé avec tout le monde. Mais, pendant le tournage, tout en gardant le respect, j’ai pris mes distances pour ne pas bousculer les choses. Dans le film, je pose des questions. Je ne voulais pas déformer ou masquer la réalité. J’ai laissé chacun exprimer librement ce qu’il pense, que ce soit en public ou en privé où l’on ne dit pas toujours les mêmes choses. Il est frappant que les hommes sont soulagés car quand tu veux marier une fille normalement, la dot est vraiment très chère. Avec Amchilini, on la ramène à cinq ou dix fois moins. C’est une occasion ! Des fois, ça profite aussi à des couples qui ont déjà une certaine complicité, c’est l’occasion de légaliser leur amour.

Question de la salle : Le film a-t-il déjà été projeté au Tchad ?

L’avant première a eu lieu le 15 février à l’Institut français de N’Djamena. Le public était nombreux et l’accueil très positif. Les autorités étaient là, les ministres, l’ambassadeur de France, les représentations diplomatiques, les cinéphiles…

Question de la salle : Quelles furent les difficultés de tournage ?

L’équipe était composée de techniciens tchadiens, sénégalais et français, et 45 jours dans ce petit village sans eau potable, sans chambres, il a fallu s’adapter mais au final, c’est comme si on faisait aussi partie du village ! Tout le monde venait vers nous, tout le monde voulait discuter avec nous. Une vraie famille. La difficulté était surtout que les gens n’ont jamais connu de caméras, de techniciens – cela capte beaucoup l’attention. Je partais sans assistant, seulement avec le cadreur et l’ingénieur du son, quand on rentrait dans l’intimité des gens, pour qu’ils ne soient pas perturbés ou gênés.

Question de la salle : Seriez-vous prêt à permettre à votre fille d’être soumise à Amchilini ?

Si on me demande mon avis personnel, je ne suis pas d’accord. Mais, si je suis au village, je suis obligé. Je ne peux pas transgresser une règle dans cette communauté qui est la mienne.

Question de la salle : Quelle est la sanction maximale pour une personne qui refuse de faire un choix ?

C’est un règlement, chaque fois on te donne un délai. Tu vas payer 25 000 francs, la prochaine aussi tu vas payer 25 000, ainsi de suite. A un moment donné, tu vas être complètement rejetée de la société. Même si tu es jeune, dès que les jeunes se réunissent, les gens ne vont même pas causer avec toi. Si tu demandes quelque chose, personne ne va te servir. Si tu vas au marché, personne ne vas parler avec toi. Si tu as un cas de décès, personne ne vient vers toi. Si tu es malade, personne ne va te rendre visite. Tu ne fais plus partie du village en fait. Donc tu te sens rejetée, isolée, tu es moralement obligée toi même de régler cette amende pour être en conformité avec le village.

Question de la salle : Est ce que les femmes ont accès à l’éducation ? Et, si une femme ne trouve pas de mari à son goût, est-ce qu’elle ne va pas quitter le village et s’enfuir ?

L’éducation oui, les femmes vont à l’école primaire jusqu’au niveau CM. Ce sont les femmes qui portent le village. Ce sont les femmes qui travaillent du matin au soir. Tout repose sur elles. Mais quitter le mari ? Pour aller où ? C’est son village, c’est sa famille. Qui va l’accepter, qui va la loger, qui va la nourrir ? Elle préfère subir ce poids de la tradition que d’aller dans un monde inconnu.

Question de la salle : Une projection est-elle prévue dans le village ?

Quand on a projeté le film à l’Institut français, on a invité le chef du village, le chef du canton et ses notables. Il est venu et une partie des autorités traditionnelles étaient là. Ils étaient ravis, très contents, et on leur a promis qu’au retour on ferait tout pour organiser une projection publique au village.

Annick Kandolo : Vos images sont douces, on sent beaucoup de respect.

Mon équipe technique est surtout composée de femmes : les deux assistantes et la cadreuse. C’était important quand on entre chez les gens. Quelquefois, je leur donnais des instructions et restais dehors. Et le soir, je regardais si cela correspondait à ce que je voulais. J’ai de même laissé se dérouler les discussions entre femmes.

Merci à Sara Adriana ALBINO pour sa transcription

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