Les femmes, en général, n’ont jamais eu la part belle dans la littérature négro-africaine. Si la fiction romanesque se proposait enfin de les sortir de leur situation « d’éternelles oubliées » hormis peut-être quelques ouvrages du début des indépendances, Les bouts de Dieu de SEMBENE Ousmane et L’aventure Ambiguë de Cheikh Hamidou KANE où elles sont de forte stature, c’était pour les confiner dans des rôles secondaires de comparses sans relief. Pour peu que nous nous fondions sur l’ensemble du répertoire théâtral négro-africain francophone, nous constatons que la femme y occupe encore peu de place de sorte que les quelques rares comédiennes qui s’y trouvent traitent ce théâtre de misogyne. Et quand enfin les dramaturges africains décident de la faire figurer, c’est sous des froques de personnages insignifiants dans des rôles dérisoires. Ce qui fait dire à l’homme de théâtre Marouba Fall, l’un des premiers créateurs sénégalais de la deuxième génération à la mettre au devant de la scène avec sa pièce Adja la militante:
« Au théâtre, quand la femme y est représentée, elle apparaît rarement en tant que personnage autonome, responsable de son destin, capable de décision et partant pouvant influencer l’action dramatique. Elle est presque toujours à l’ombre d’un autre personnage et n’a de valeur qu’à cause des rapports qu’elle a avec ce dernier : le héros ordinaire. Sans celui-ci, sa présence sur la scène n’apporte rien car elle est dénuée de force intérieure et n’a d’utilité que dans la mesure où elle nous renseigne sur le héros et nous permet de fixer son portait plus nettement. » (1)
Ce théâtre a réhabilité l’image de la femme africaine qui a été, du reste, mal présentée par la littérature coloniale. En effet, les récits fantaisistes des explorateurs et les premiers traités d’histoire sur l’Afrique, font de la femme africaine un être sans âme, effacée et insignifiante. Ils la réduisent tout juste à un objet sexuel à la disposition et sous la tutelle exclusive de l’homme. Son immaturité et sa faiblesse sont stigmatisées dans tous les rapports des administrateurs coloniaux vers la métropole. L’indigène est considéré comme inférieur dans une classification des races qui se construit alors au 19ème siècle. Les noirs africains, arabes, indochinois sont présentés comme des êtres dont l’histoire s’étant arrêtée à un moment donné, sont figés dans un statut d’individus attardés. Les peuples colonisés n’ont pas d’histoire au regard des colonisateurs. L’appréciation que fait Eugène MAGE sur les noirs en général et sur la femme en particulier, est méprisante et en dit long sur l’état d’esprit de la société coloniale de l’époque. Il constate que l’Afrique est une sorte de paradis terrestre où la providence a semé des biens avec une prodigalité peu commune, mais il s’empresse de souligner que les noirs sont incapables de la mettre en valeur :
« Ils n’ont pas pu seulement en tirer de quoi se vêtir proprement : leurs femmes sont à demi- nues, leurs habitations misérables, leurs ustensiles grossiers, et, de tous les arts, les plus avancés, la métallurgie et le tissage, sont encore dans l’enfance. » (2)
Pour l’occident, la nudité de la femme n’est que l’expression de sa proximité avec la nature et traduit en outre le statut « d’êtres barbares et sauvages du nègre ». Ainsi, en exposant la nudité des corps des colonisées, le spectateur prend conscience de sa supériorité mais il peut y projeter les angoisses et les fantasmes qui le préoccupent. Aussi, cela se révèle-t-il dans les images des femmes noires qui montrent une façon de voir l’Afrique et une façon de voir les femmes. La femme est présentée comme » sauvage » c’est-à dire hors de la culture, dans la nature et tout ce qui ne se conforme pas à la norme dans laquelle on vit. Jusqu’en 1914, la femme africaine est montrée sous deux angles : celui des danses rituelles (celles autour d’un gorille tué connaissent beaucoup de succès) et celui de l’érotisme (dans la littérature, les colonies sont les harems des pays occidentaux). Dans un article consacré à l’ouvrage de Sylvie CHALAYE Du Noir au nègre, l’image du Noir au théâtre (1550-1960), Didier PLASSARD relève que l’auteure y expose, par rapport à l’image du Noir, deux démonstrations essentielles :
« La première est de restituer à l’imaginaire raciste sa dimension véritable : ni fatalité intemporelle, ni héritage de préjugés immémoriaux, mais bien phénomène historique datable, résultant d’une construction dont l’épuisant démontage n’est pas encore achevé. Documents à l’appui, Sylvie CHALAYE examine la cristallisation de cet imaginaire pendant la deuxième moitié du 19ème siècle, elle en dégage les non-dits et les contradictions (en particulier la fascination érotique, largement exploitée sur la scène du théâtre ou du music- hall) tout en rappelant ce qui d’abord assure son succès : la légitimation qu’il permet d’opérer à l’égard de la conquête coloniale. Pour justifier aux yeux de l’opinion publique l’effort imposé par celle-ci, la seule perspective du pouvoir économique ne pouvait en effet suffire ; il fallait aussi montrer que l’on apportait la civilisation à des populations sauvages, presque encore animales, et donc imposer aux esprits des images frappantes d’êtres demeurés au seuil de l’humanité. De même que la presse, la littérature, la chanson ou la réclame, le théâtre – tout au moins dans son versant le plus commercial- a largement contribué à enraciner la fantasmagorie raciste auprès du public. La deuxième démonstration de Sylvie CHALAYE est de mettre en évidence l’étroitesse des liens unissant l’évolution de l’image du Noir au théâtre et celle de son statut dans la société française. » (3)
PLASSARD tente de montrer, par ce truchement, comment le théâtre a pu savamment être exploité comme un moyen efficace et subtil de « façonnage des représentations collectives ». En tout état de cause le pouvoir colonial s’en est largement servi pour justifier sa présence en Afrique. Ces clichés ont beaucoup contribué à ancrer dans les esprits de l’époque le statut de la « sous-humanité » de la race noire pour réellement masquer l’ignominie de l’exploitation économique.
Ces portraits tronqués et stéréotypés renforcés par les récits des voyageurs explorateurs, permirent la mise en place d’une véritable idéologie « humanitaire », soi-disant « civilisatrice ». Plus tard, elle servira de point d’ancrage à une nouvelle idéologie colonisatrice.
Ces considérations très péjoratives sur le noir, sa femme et sa culture, expliquent en partie pourquoi le théâtre historique négro-africain s’est donné pour mission première de réhabiliter l’image du nègre, de son roi mais aussi et surtout de la femme. Pour cette raison, à travers certaines pièces du théâtre historique, telles L’Exil d’Albouri, Le fils de l’Almamy, Du Sang pour un trône de Cheik Aliou NDAO, Lat-Dior où le chemin de l’honneur de Thierno BA, Le choix de Madior d’Ibrahima SALL, Nder en Flamme d’Alioune Badara BEYE, Chaka ou le roi visionnaire de Marouba FALL, pour ne citer que quelques moutures fortes des dramaturges sénégalais, la femme négro-africaine retrouve une envergure qui fut véritablement la sienne dans l’histoire. Ce qui fera dire au Professeur Ousmane DIAKHATE ancien Directeur du Théâtre Daniel SORANO du Sénégal:
« Tous ces auteurs mettent en uvre des trames qui se présentent comme favorables à l’amélioration des conditions de la femme et à la valorisation de celle-ci. Dans l’Exil d’Albouri, Cheik Aliou NDAO met en scène à la fois trois personnages féminins. La Reine Mère, la Linguère Madjiguène et la Reine Seb Fall, épouse d’Albouri. Il confère à ces femmes un rôle particulièrement actif dans sa pièce. Elles sont, en effet des créatures très vivantes. La Linguère Madjiguène se signale par son courage et sa loyauté patriotique et fraternelle. Devant un péril qui menace le royaume du Djoloff, elle prend la décision de se mettre du côté de son frère : « mon sang et mon rang me recommandent de continuer la lutte à ses côtés. » Le suprême désir de la Reine-Mère, malgré son instinct maternel, est de voir son fils maintenir intact le royaume des ancêtres. Quant à la Reine Seb Fall, elle finit par faire un effort sur elle-même pour vaincre son arrogance, son égoïsme et pour faciliter la tâche à son mari éprouvé. Alioune Badara BEYE a relaté dans Nder en flamme ce fameux mardi où les femmes de Nder, capitale du Walo, se sacrifièrent collectivement pour ne pas être réduites en esclavage. Elles ont préféré s’entasser dans une case et se brûler au lieu d’être capturées par les envahisseurs maures. Le sacrifice des femmes de Nder est un exemple de grandeur d’âme que le dramaturge souhaiterait voir revivre chez nos mères, nos épouses et nos surs d’aujourd’hui. Le choix de Madior d’Ibrahima SALL valorise également la femme. La pièce est un hymne à Yacine Boubou qui donna sa vie pour le couronnement de son époux et de son fils. » (4)
Il aura fallu attendre le théâtre historique de réhabilitation, pour les voir sous les traits de créatures fortes et très vivantes. Plus que l’histoire elle-même, la peinture dramatique africaine des indépendances a immortalisé des figures féminines devenues légendaires : Béatrice du Congo, La reine Pokou, Yacine Boubou, Aline Sitoé Diatta, la linguère Madjiguène, Sêb Fall et j’en passe. Analysant les personnages de l’Exil d’Albouri de Cheik Aliou Ndao, Alioune Mbaye remarque que :
» La linguère Madjiguène a la plus forte personnalité. Elle se caractérise par sa fermeté de décision et son courage rehaussé par la faiblesse de certains hommes dans l’uvre. Lorsque la survie du royaume est en jeu et que la distinction des sexes ne s’impose plus pour sa défense, elle n’hésite pas à se mettre du côté de son frère, Albouri. Il est vrai qu’elle a voulu, à l’instar de tous les autres, sauvegarder la terre des ancêtres en acceptant le protectorat. Albouri la convaincra pour faire d’elle son plus solide soutien. » (5)
Sa fierté de classe se note dans ses propos, et sa vivacité dans l’expression diffère de loin de la noblesse de Sêb Fall :
« Mon rang et mon sang me recommandent de continuer la lutte à ses côtés. Je monte à cheval et tire au fusil comme n’importe quel guerrier. Il ne me laissera pas à Yang-Yang ; pour moi, seul l’honneur guide ses actes. » (6)
En dehors de ses fonctions militaires, Linguère Madjiguène en remplit d’autres sociales dans l’entourage de son frère. Elle élève les enfants d’Albouri depuis la mort de leur mère. Elle joue la médiation entre Albouri et son épouse Sêb Fall. Elle peut même renvoyer celle-ci dans son foyer d’origine si son comportement est blâmable. En revanche avec Sêb Fall, nous avons une reine jeune et belle mais surtout désireuse de vivre. Mais sa personnalité n’en est pas moins forte. Elle a conscience de son origine sociale :
« Le roi n’est pas venu me chercher dans une case de bergers. J’appartiens à la famille des Guedj. Alboury m’a épousée aussi bien pour ma beauté que pour ma naissance. » (7)
Ce qui apparaît ainsi, c’est sa fierté mais aussi son sens de l’honneur. Après une longue réflexion, elle acceptera de suivre son mari en Exil :
« L’évènement m’a mûrie. J’ai perdu mon arrogance pour faciliter la tâche d’Albouri. » (8)
En Afrique où l’uvre d’une mère est jugée d’après la réalisation de son enfant et où le trône constitue la principale convoitise, l’inquiétude de Mame Yaye s’explique lorsqu’Albouri lui fit part de son intention de s’exiler. Son suprême désir demeure que celle-ci ne salisse pas son nom et ne ternisse pas l’image de ses ancêtres :
« Quelle que soit la décision à prendre, qu’elle ne trahisse pas ton sang. » (9)
Une telle image de la mère est aussi présente dans le portrait de Sohna la mère de l’Almamy Samori Touré. Ainsi du statut de l’être docile, soumis, effacé auquel la littérature immature d’Afrique et l’histoire coloniale l’avaient reléguée, la femme en vient à occuper une position centrale dans la création dramatique négro-africaine de la veine historique.
Kéné, épouse de l’Almamy, manuvre et réussit grâce à ses intrigues à faire tuer Karamoko. Elle seule, peut faire fléchir le roi Samori, consciente qu’elle détient un grand pouvoir sur son mari pourtant réputé pour son intransigeance. Aussi insiste-t-elle :
« Il y a une logique de la mort. Nous t’avons remis notre avenir. Nous livrer à la traitrise de ton fils. C’est l’écroulement. Par mes suggestions, évite le pire. » (10)
Dans le Saloum, la reine-mère Latsouk Siré Diogob, » l’un des socles du pouvoir » comme elle aime à le rappeler, se bat comme elle peut, face à la pression des dignitaires, pour le maintien de son fils, le jeune roi Samba Laobé au trône. Elle est présente de bout en bout dans l’action dramatique. Dans le Saloum, la reine-mère est membre de droit du Conseil, l’instance royale suprême de décision. Ici, la Linguère ne se contente pas seulement d’être le soutien moral du roi, elle en devient la protectrice. Elle mène l’intrigue, prend des initiatives, fomente des combines et se place ainsi au centre de la trame dramatique.
En lui conférant un rôle particulièrement actif, le théâtre négro-africain est encore fidèle à l’histoire, démontrant que la femme surtout celle de la lignée royale, n’a pas correspondu à l’image péjorative qu’en ont dressé l’histoire et la littérature coloniales. De par ses fonctions, la femme a été d’un poids certain dans les choix et prises de position et a participé incontestablement à la gestion du pouvoir politique. Lorsque la Linguère Latsouk Siré Diogob s’est rendu compte que les intérêts de son mari et ceux de son fils sont devenus inconciliables, elle a tranché de la manière la plus énergique :
» Epouse les traces des ancêtres, les vents nouveaux ne sont pas parvenus à les effacer. Regarde droit devant toi, ô fils ! Le Saloum n’admet pas que tu fléchisses. » (11)
Même en dehors des pièces historiques, dans les tragédies modernes de Cheik Aliou NDAO notamment dans la Décision et l’île de Bahila, les personnages féminins principaux gardent la même étoffe, forts et déterminés dans l’intrigue.
Mary fait fi de la volonté paternelle et s’accroche désespérément à son projet de mariage avec Jacques. Elle n’ignore point tous les obstacles qui jalonnent leur idylle dans une Amérique en proie aux pires contradictions sociales et raciales. Nonobstant toutes les difficultés, consciente de leur complexité dans cette communauté intolérante et impitoyable, elle a choisi et impose son choix à sa famille.
Unie par la contrainte au dictateur Amago, Lolita tient tête au tyran et résiste toujours à ses assauts répétés. Sa forte personnalité lui permet, d’être encore dans un mariage blanc avec Amago, d’être seule à oser lui cracher au visage certaines vérités toutes crues sans prendre de gants :
« Quel drôle de pouvoir ! Tu n’oses pas t’aventurer hors de la capitale. Tu es haï du peuple. La seule connaissance que tu en as est l’image anonyme des foules escortées de force pour venir t’acclamer quand tu te pavanes du haut de ton balcon. Tu profites de ton règne éphémère pour exécuter des innocents. Ton tour viendras plus vite que tu ne le penses. ». (12)
Dans la Tragédie du roi Christophe, Aimé CESAIRE met en évidence la dignité de Madame Christophe qui n’est point dopée par le pouvoir. Elle aime à se rappeler ses origines de servante. Cette humilité lucide explique les craintes nourries à l’endroit du projet et des pratiques démesurés d’un mari emporté et impulsif. Alors que nul dans l’entourage immédiat ne prend le risque de porter la contradiction au Roi, elle ose s’opposer calmement à cette exubérance qu’elle pressent fatale : « Christophe, tu demandes trop aux hommes ! »(13). Elle ne s’est jamais départie de son solide bon sens de femme du peuple tout au long de la pièce.
A travers Adja, Militante du G.R.A.S, Marouba Fall met en situation Adja Rama Ndiaye, présidente d’un comité de parti au pouvoir à Négropolis, le Grand Rassemblement Africain Socialiste. Elle a de grandes ambitions politiques malgré ses limites intellectuelles. Analphabète, entre un époux conservateur et une fille à la mentalité d’une femme au foyer, elle veut devenir député et ne recule devant aucun moyen. Pour le contexte social et politique du Sénégal de l’époque où la femme est presque absente des sphères politiques et reste juste une cliente électorale « corvéable et taillable » à souhait, les prétentions de l’héroïne apparaissent audacieuses et révolutionnaires. Le dramaturge la peint avec beaucoup de relief et de teneur.
Sans être expansive et exubérante, la femme n’a cessé de jouer un rôle déterminant dans le destin politique de nos peuples. Elle a pesé de tout son poids dans les décisions les plus cruciales dans une discrétion qui n’est pas effacement ni banalisation ni déconsidération de son statut et de son pouvoir. La retenue et la pudeur dont elle a fait montre, n’ont à aucun moment nui à son engagement, à sa clairvoyance et à ses prises de position vigoureuses quand il le fallait dans l’action dramatique. Cela a rehaussé davantage sa dignité et son sens de la responsabilité. Dépositaire la plus vigilante des valeurs de civilisation, elle veille efficacement à leur respect sans porter ombrage ni gêner la liberté de ceux- là, qui ont la charge de les promouvoir. Pour cette raison, elle devient un véritable vecteur de la culture de l’éthique et des vertus fondamentales négro-africaines.
Peints sous les traits d’êtres psychologiquement forts, fins et équilibrés, les personnages féminins principaux ont correspondu très parfaitement aux types nourris à la culture traditionnelle. Par leur haute stature et leur force de caractère, elles ont conféré consistance, relief et puissance à l’action dramatique dans le théâtre historique et politique.
Si la figure de la femme présentée par le théâtre historique est réhabilitée et replacée sous son vrai jour par les dramaturges, l’image de la femme dans la société moderne en revanche reste marquée par certaines caractéristiques liées à son nouveau statut dans un contexte de fortes métamorphoses sociales. Aujourd’hui la femme est tributaire d’une évolution de la communauté africaine qui l’a tenue à l’écart des enjeux essentiels du progrès économique et social. Reconnaissons tout d’abord, pour ne pas que notre discours paraisse paradoxal, que le contraste entre la figure forte de la femme dans l’histoire et sa vulnérabilité psychologique et morale dans le monde moderne, est né des ruptures intervenues dans l’évolution naturelle des sociétés africaines dues à la colonisation. L’effondrement des communautés négro-africaines traditionnelles et l’introduction de nouvelles valeurs ont totalement défiguré le visage de la femme. De sa stature forte, elle en est réduite, sous l’effet conjugué de la féodalité et des effets pervers d’un modernisme mal compris, à n’être qu’une victime innocente. Sa personnalité désormais fragilisée par toutes les dégénérescences soulignées, l’incline à subir les dérives autoritaristes à la fois des hommes et des institutions.
Si aujourd’hui, elle en est venue à se mobiliser pour beaucoup de plaidoyers notamment sur son statut, sur l’égalité des sexes, et sur la parité, c’est parce qu’elle a été injustement molestée de ces droits et ceci depuis longtemps. En tout état de cause, les vicissitudes de ses conditions d’existence ont offert une source d’inspiration très féconde à la littérature dramatique africaine. Les écrivains et hommes de théâtre ont été sensibles à son sort.
Invités à l’Exposition internationale de Paris, les élèves de l’école William Ponty sous la direction de Charles BEART, présentèrent une pièce Sokamé qui évoque le problème de la sécheresse et le sacrifice de la jeune vierge dahoméenne au Serpent, maître des eaux. Les filles vierges ont souvent été les cibles tout désignées des sacrifices humains rituels. Notre fille ne se mariera pas de Guillaume OYONO-MBIA souligne le fossé qui se creuse entre parents demeurés au village et enfants partis vivre en ville. Cette pièce n’est pas seulement le tableau satirique d’un monde dépassé, mais aussi la peinture acerbe d’une société qui s’aliène au contact du modernisme naissant en Afrique. Une famille de paysans camerounais s’est saignée pour envoyer sa fille à l’école. Après ses études, Charlotte arrive à trouver du travail. Les anciens du village voudraient qu’elle ne se marie pas pour ne pas avoir à partager son salaire avec son mari. Le père entreprend un voyage à la capitale pour informer sa fille de cette décision et lui demander en même temps 150.000f Cfa pour payer la dot de sa huitième femme Delphina qu’il a récemment épousée. Charlotte n’est pas une fille psychologiquement forte, capable d’opposer une vive résistance à la gérontocratie villageoise. De même, dans sa seconde pièce Trois prétendants, un mari, Guillaume Oyono MBIA présente une scène familiale à Mvoutessi, un village au Sud du Cameroun. Il s’agit d’un père de famille, Atangana, qui a envoyé sa fille Juliette au collège et il est justement question, dès le lever du rideau, de vives discussions à propos de l’éducation des filles. La famille vient de recevoir la somme de 100.000 fca de la part d’un jeune paysan désireux d’épouser Juliette, la jeune collégienne. Parallèlement, un autre prétendant est annoncé, Mbia, le grand fonctionnaire qui tombe bien d’ailleurs puisque la concernée rentre de son pensionnat le jour même pour passer des vacances auprès de siens.
Pour protéger son intérêt, la famille croit juste de donner la fille au plus offrant des prétendants, sans tenir compte de l’opinion ou des préférences de celle-ci. Oyono MBIA a prêté à un des personnages de Trois prétendants, un mari une attitude fort cynique, qui est aussi l’aboutissement logique de la poursuite des intérêts égoïstes de la famille, Mbarga. L’oncle de l’héroïne propose qu’on emmène celle-ci à Yaoundé pour la donner en mariage à quiconque pourrait verser la somme requise :
« Il faut que tu emmènes Juliette à Yaoundé cet après-midi même. Une fille de sa valeur se trouvera aisément d’autres prétendants en ville. Passe tous les grands ministères en revue, et propose la fille. Si quelqu’un accepte de te verser trois cent mille francs comptant, tu lui donnes Juliette sur-le-champ ! » (14)
Juliette revient au village et est mise au courant de la situation, sa réaction est vive et sans équivoque : il n’est pas question pour elle d’être vendue comme une chèvre. Un fonctionnaire se proclame très important et verse la somme de 200.000 francs à titre de dot, se fait établir une liste de ce que la famille réclame en sus, puis se retire. A l’annonce de la nouvelle du mariage organisé sans son consentement, Juliette se rebiffe, au grand scandale de sa famille. Elle profite de l’occasion pour annoncer ses fiançailles avec Oko, un jeune Lycéen.
Il n’en est pas question ; la famille ne veut pas d’écolier car ce dernier est incapable de résoudre ses problèmes. Devant cette situation, les jeunes Kouma, Oko et Juliette décident de jouer « un bon tour » aux villageois. Ils volent l’argent et remboursent aux deux premiers prétendants. Le stratagème marche car les villageois n’ont pas compris la duperie. Enfin, le mariage entre Juliette et Oko peut se faire en toute tranquillité. Mais ici également, il a fallu recourir à un subterfuge pour résoudre le problème.
Au lieu d’opposer un rejet argumenté à la famille et de chercher à convaincre, Juliette s’engage dans une solution qui ne remet nullement en cause cette perception féodale qui tend à « chosifier » la femme et à faire du mariage une affaire de vil marchandage. Ces pièces traduisent une inquiétude et attirent l’attention du public sur les dangers que peuvent faire courir à la communauté la résurgence d’un féodalisme inadapté et que l’adoption d’une modernisation intempestive et mal comprise.
La position courageuse aura été de braver l’autorité parentale et villageoise et d’appeler à une émancipation qui démolirait désormais cette pratique d’infantilisation et d’abêtissement de la femme. Le théâtre d’Oyono MBIA prône implicitement la libération et l’émancipation de la femme camerounaise. Dans l’une et l’autre de ses pièces, il remet le destin de la femme entre ses mains et semble lui dire que son sort dépend d’elle, à travers ses personnages féminins Juliette, Charlotte et Matalina.
Dans le même registre, Birago Diop dans L’Os de Mor Lam met en évidence la faiblesse d’Awa Ndiaye, la femme de Mor Lam qui assiste, impuissante, au suicide de son mari. Au lieu de se résoudre à dénoncer le subterfuge de ce dernier qui feint le malade, puis le mort pour ne pas partager avec son » frère de case » Moussa, le gigot reçu de la distribution de la viande du taureau abattu dans le village des Lamènes ; elle le laisse faire jusqu’à trépas sous prétexte d’obéir à la volonté de son mari. L’image de la femme soumise et dévouée qu’elle tente de faire prévaloir, traduit tout juste un état d’infériorité qui jure d’avec la stature d’une femme forte. En effet, la société féodale fait de l’obéissance de l’épouse, un principe sacro-saint du mariage.
Dans La Secrétaire particulière de Jean PLIYA, Nathalie est, en effet, une secrétaire « hors pair ». Incompétente et intouchable, elle jouit de la protection du chef Chadas qui, lui-même, occupe son poste grâce à l’appui d’un ministre. Non qualifié, il fait preuve d’injustice et sème le désordre dans le service. Celui-ci n’y vient que pour organiser des fêtes et des pique-niques au téléphone avec Nathalie :
« [
] Alors, où en sont les préparatifs ? N’oublie, rien ! Le pique-nique de dimanche prochain doit mieux réussir que le précédent
C’est ça ! Tu avertiras les copains. Si, si. Je me charge du méchoui. Rassure-toi. Il sera cuit à point [
]. Dis à Léonard d’acheter du vin rouge. Pas de la piquette, hein ! Des « côtes-du Rhône », du « Beaujolais
Bien sûr, j’apporterai ma caméra. On filmera des scènes intéressantes. De beaux souvenirs pour la retraite [
]. Je voudrais déjà être à dimanche. (Il repose l’écouteur) Ouf ! Quel métier ! » (15)
Ici, l’irresponsabilité et la légèreté du personnage féminin ne souffre d’aucune équivoque. Elle ne fait montre d’aucune personnalité professionnelle et reste manipulable.
A ce titre, Edwige GBOUABLE estime :
« C’est cette politique de « pistonnage », fondement de la vie administrative en Afrique, que dénoncent les dramaturges à travers les personnages dont l’insouciance conduite inéluctablement à la ruine sociale. » (16)
Le même profil d’indignité et de légèreté transparaît chez les personnages féminins de Mhoi-Ceul de Bernard DADIE. En atteste ce petit extrait d’une scène de cette pièce :
» Mhoi-ceul : Que faites -vous ?
LA-Nièce : Rien !
Mhoi-ceul : Rien dans un service officiel ?
LA-Nièce : Rien, je me repose
Mhoi-ceul : Dans le service ?
LA-Nièce : Dans le service. Le travail m’ennuie.
Mhoi-Ceul : Reposez-vous chez vous, à la maison.
LA-Nièce : Il me faut des amies pour bavarder. Ne me fatiguez pasr, Monsieur le Directeur. Et surtout, ne me parlez pas de travail.
Mhoi-Ceul : Vous êtes un cas.
LA-Nièce : Un cas franc. Je dis que je ne travaille pas, je ne travaille pas.
Mhoi-Ceul : Et vous encombrez les bureaux
LA-Nièce : Ne vaut-il pas mieux d’encombrer les bureaux que d’encombrer le rues ?[
]
Mhoi-Ceul : Tout cela ne m’avance pas. Jamais de sanction ? [
] Jamais de conflit avec vos anciens directeurs ?
LA-Nièce : Jamais.
Mhoi-Ceul : Qui êtes-vous donc, pour ainsi impunément narguer tout le monde ?
LA-Nièce : (riant) Moi ?
Mhoi-Ceul : Vous êtes terriblement pistonnée ?
LA-Nièce : On dit maintenant « protégée », Monsieur Le Directeur. Chacun a ses protégés. Même les plantons ont leurs protégés. Une véritable inflation de protégés et de protecteurs, Monsieur le Directeur. Voulez-vous que je vous protège ? [
]. » (17)
Ici, le dramaturge souligne les travers d’une employée dont le comportement est nuisible à la vie professionnelle. Recrutée par le biais du « pistonnage » et protégée par un puissant homme politique, en haut lieu, LA-Nièce est peu soucieuse de la bonne marche du service. Sa sinécure et son impunité ne lui font aucun cas de conscience. Au contraire, elle les exhibe comme une marque de son » intouchabilité ».
Sidi, l’héroïne du Lion et la perle de Wole SOYINKA se soumet inconditionnellement à la tradition. Elle est une jeune villageoise qui fait preuve d’une immaturité qui l’incline à des options qui n’honorent point sa personnalité de femme. Elle se fait piéger par le vieux chef de village Baroka par l’intermédiaire de la vieille Sadikou. Mais celle-ci est incapable de garder le secret de la fausse impuissance sexuelle de Baroka. En voulant vérifier cette information, Sidi a été victime de sa curiosité. L’acte sexuel est consommé. Sidi épouse alors Baroka à la déception de Lakounlé. Très ancrée dans les conceptions féodales, elle ne possède pas un sens critique qui lui permet de se libérer du poids de certaines coutumes afin de prendre son destin en main.
Entre la stature forte que le théâtre historique lui a dressée et l’image de l’être faible et futile qu’elle est devenue sous la plume des dramaturges négro-africains, la femme a perdu une notoriété qui a porté un grand préjudice à son statut d’émancipée. L’importance de sa place au sein de la communauté tient au fait qu’elle a un rôle central à jouer dans le processus de transmission du patrimoine culturel et moral du groupe.
Ayant en charge l’éducation des enfants jusqu’à un âge avancé, la dégénérescence de sa personnalité aura des conséquences désastreuses sur la formation du citoyen en devenir et sur la sauvegarde de l’héritage éthique et civilisationnel. Sous ce rapport, les créateurs africains de l’ancienne génération ont saisi tous les enjeux de sa représentation dans la vie sociale. Par ce fait, ils ne lui feront aucune concession. Ainsi, autant son action sera magnifiée, sa grandeur louée quand elle se résout à assumer pleinement sa charge et à occuper sa place réelle au sein de la communauté, autant ses frasques et ses travers seront passés au peigne fin sans complaisance quand elle se laisse aller vers la puérilité et la vénalité.
Les personnages féminins dans les nouvelles dramaturgies
Ici, nous nous intéresserons à l’image de la femme dans deux catégories théâtrales modernes : le théâtre d’intervention sociale ou théâtre forum et les dramaturgies dites de « rupture » à travers l’uvre de deux de leurs représentants les plus emblématiques : Prosper KOMPAORE et Kossi EFOUI.
L’un des porte-étendards africains les plus remarquables du théâtre d’action sociale ou théâtre utile Prosper KOMPAORE, fait de ses personnages féminins des victimes tout indiquées des turpitudes d’hommes sans scrupule. A travers Fatoumata la machine à enfants, l’héroïne vient d’être répudiée par un mari brutal, alcoolique et « chaud » qui lui a fait huit enfants qu’elle peine à nourri en moins de dix ans de mariage. Il l’accuse d’infidélité car ne peut comprendre que sa femme puisse être en grossesse après avoir porté la « ceinture contraceptive infaillible de son ami Jean. Il clame à qui veut l’entendre que cette grossesse n’est pas de lui. Avec Rimbessida et le pouvoir des femmes, la jeune dame s’oppose en vain à l’excision et au mariage prématuré de sa fille Téné qu’elle voudrait voir aller poursuivre ses études. Tous ses projets tombent à l’eau du fait de l’intransigeance d’un mari égoïste, phallocrate et féodal. Halte à la diarrhée met en scène Tinnoaga, le père de famille alcoolique, qui n’arrive pas à nourrir ses enfants et ne fait que battre sa femme. Alors que Pour un oui ou pour un non !évoque le triste destin de Lamoussa, une fille brillante à l’école, donc pleine d’avenir, que son père, dépendant alcoolique au chômage, pousse dans les bras d’un riche homme d’affaires pervers et dépravé, atteint de sida, Yacouba. Contaminée, la jeune collégienne en meurt dans l’indifférence générale.
Dans l’uvre théâtrale de KOMPAORE, les femmes sont présentées comme des victimes innocentes. Ici, le plaidoyer en faveur de la gent féminine ne souffre d’aucune ambiguïté. Il ne saurait en être autrement d’ailleurs, car ce théâtre, puisant sa matière dans le réel brut, ne reflétera que la vérité de la condition de la femme qui, en Afrique, n’est encore guère reluisante. Comme pour répondre, prolonger et rendre l’écho du cri théâtral de souffrance féminine plus retentissant, la romancière camerounaise Calixte BEYALA stigmatise avec force les vices d’une société en pleine déchéance qui jette deux de ces femmes en prison dans Tu t’appelleras Tanga. La première, Tanga, a été entraînée dans un tourbillon de débauche et de misère depuis le jour où elle a été violée par son père et soumise à tous les excès. La police la presse de parler alors qu’ elle est sur le point de mourir. La seconde n’est qu’un pion dans le jeu policier mais elle est loin d’être folle comme ses persécuteurs le prétendent. Ce qui fait dire à Sandra Olivier, analysant l’uvre de Calixte BEYALA dans son article « L’écriture du corps féminin » :
« La femme est cantonnée à un rôle traditionnel que lui confère la société africaine de mère, épouse ou prostituée qui vend son corps pour survivre. Il s’agit d’un corps aliéné que la femme ne possède pas, propriété exclusive de la collectivité. Ce corps est marqué, façonné par la société qui le tient sous sa tutelle (tout d’abord par le test de la virginité infligé aux jeunes filles, par l’excision, par l’infibulation, puis par toutes sortes de marquages tels le viol
» (18)
C’est presque un appel au secours que BEYALA lance, lorsque dans Lettre d’une Africaine à ses surs occidentales, elle s’emporte et s’écrie : « En tant que femme africaine, je vous parle avec mes tripes et mes instincts. ».(19)
En somme, le théâtre « utile » à l’instar de la littérature romanesque africaine, sera très sensible au sort de la femme. Elle trime à supporter le poids d’une féodalité qui ne lui reconnaît aucun droit sinon le devoir de la dépendance et de la soumission.
En se démarquant très vite des représentations habituelles du théâtre négro-africain et en naviguant à contre-courant des schèmes et symboles classiques, la veine artistique des « Enfants terribles de l’indépendance » se fixe un projet dramatique qui s’ouvre à tous les jaillissements possibles qui traversent le monde, librement, évitant de s’enchaîner dans des aprioris, des déterminismes géographiques, historiques, sociaux, raciaux ou idéologiques qui réduisent son champ d’action et d’expression. En effet les dramaturges Koulsy LAMKO, Koffi KWAHULE, Caya MAKHELE et Kossi EFOUI inaugurent une écriture théâtrale axée sur l’expression d’une créativité débridée, désaliénée et diversifiée et qui entend, au-delà des contingences, circonstances et allégeances, dire l’homme tout court. Une dramaturgie qui a l’audace de briser les repères et de déconstruire les référents, qui ose l’exubérance et la fantaisie, déroutant et désarçonnant des critiques pressés de les placer sur les champs sémantiques et esthétiques coutumiers, les couvrant tranquillement du manteau de leur identité reconnue. Il demeure évident que chez ces créateurs, les outils et marqueurs jadis utilisés pour présenter ou du moins représenter le personnage féminin, ne fonctionneront plus. Ce théâtre de « l’instabilité » dissout toutes les identités particulières pour ne laisser subsister que l’individu issu de partout et de nulle part. L’humain « incolore » et « unisexe » est son objet.
A travers Récupérations de Kossi EFOUI qui dénonce l’indigence extrême des gens des bidonvilles et les manipulations dont ils sont souvent victimes, les personnages féminins perçus autant du « Côté de chez Dieu » (Moudjibaté la prostituée, Maman-Kéta la trafiquante d’enfants, Kéli la fleuriste) que dans l’équipe de tournage (la journaliste Hadriana Mirado) n’étalent de singularités liées à leur genre, qui offrent matière à isoler leur sort de celui des autres. Ils forment avec les hommes une uniformité « terreuse » et « crasseuse » de traîne-misère. Et pour des raisons de salubrité publique, le gouvernement a décidé de raser ce qui sert d’habitations à une faune pittoresque de fouille-poubelles, trafiquants en tout genre, petits voleurs. Bref le royaume de Dieu et de ses amis. L’identité de genre comme mobile d’expression dramatique, ne semble, non plus, trouver terreau fertile dans Concessions. Là aussi, les femmes représentées : La Diva, La Mère et La petite boxeuse n’exhibent nullement leurs attributs féminins pour réclamer des « concessions » ou autres faveurs. Dans ce carrefour d’échanges incohérents, fragmentés, dérisoires, abandonnés, rompus et puis brusquement renoués, l’esquisse des portraits à peine entamée, ne développe de particularismes de nature à distinguer réellement les genres. Dans l’interzone, les personnalités se disloquent et se fondent désespérément dans une homogénéité ténébreuse qui fusionne toutes les identités dans une espérance d’aventure et d’atterrissage vers « l’Ailleurs » promu. C’est à peine si, La Mère, pour échapper à ce moule « hermaphrodite » qui ajoute à sa féminité et sa maternité intrinsèques la virilité du mâle, toutes qualités qui ne la prédisposent point à être apte à tempérer, consoler L’homme de cave, invite à la reconnaissance de son statut pour la prise en charge pleine de cette responsabilité de couveuse naturelle : « ça ne se voit pas que je suis une mère. »(20). Elle danse avec L’homme de cave ; ils tombent ensemble au bout de leur danse et elle reprécise : » Je suis une mère, vous avez vu. »(21). L’effort considérable qu’elle met à faire accepter ses vertus de mère, n’est-il pas le signe d’une reconnaissante tacite de l’univers bisexuellement uniformisant de son cadre d’évolution. Ce monde, des hommes et femmes volages et « volatiles » le peuplent pour constituer une humanité à la fois plurielle, libre et unique, des « Ovni ! » pour reprendre l’heureuse formule du Professeur Sylvie CHALAYE qui fait remarquer, parlant des personnages de Kossi EFOUI
« qu’ils ne sont pas identifiables, qu’ils muent, changent de peaux, perdent une à une leurs pelures comme les oignons, et laissent finalement au lecteur une coque vide
[
]. Cette instabilité est l’identité même de l’humain toujours changeant et évoluant. Il est de la responsabilité humaine de se faire volatile. Le devenir de l’homme qu’il soit d’Afrique ou d’ailleurs n’est pas arrêtée à une identité close, il a droit à tous les envols. Les ovnis habitent aussi le ciel d’Afrique
» (22)
En effet, dans ce théâtre, les figures féminines et masculines présentes composent une humanité commune, indissociable. Elles subissent toutes, indifféremment, avec leur simple sensibilité d’humain, la réalité de la guerre, de la mondialisation, du déracinement, de l’exil, mais aussi celle de la solitude et de la soumission. Pour en échapper ou y résister, les femmes de Kossi EFOUI ont choisi de se cacher le visage, de « mettre le masque du clown » pour éviter d’être reconnu du Flic, comme elles le suggèrent au Poète dans Le Carrefour, ensuite de procéder au sacrifice de leur corps « féminin » par le biais d’une transmutation polymorphique qui les rend désormais aptes à entreprendre toutes les virées et envolées possibles avec les hommes.
En définitive, les hommes de théâtre africains sont conscients des grandes responsabilités de la femme et de son indispensabilité dans toute entreprise de restauration des valeurs humaines cardinales. Au plan du jeu et de la mise en scène (Ce volet que nous n’avons pas eu l’occasion d’aborder et qui peut faire l’objet d’une prochaine réflexion), la femme regorge de ressources artistiques immenses. Pour peu que les metteurs en scène lui accordent leur confiance et la libèrent sur le plateau, elle est capable de prouesses et d’originalité esthétiques et artistiques qui nous surprennent. Le Théâtre Ki-Yi Mbock de Werewere LIKING en fournit une preuve éloquente. Elle pratique diverses expériences à partir des rituels pour aboutir à un syncrétisme qui fusionne l’esthétique traditionnelle africaine et moderne. Cet éclectisme ouvre son théâtre à toutes les rencontres riches et hybrides. De là proviennent le dynamisme et la porosité féconde de son style artistique.
L’une des séductions dans l’élaboration des personnages féminins dans le théâtre africain, aura été le savant dosage entre la liberté créatrice qu’offre l’art et qui permet au dramaturge par moments d’amplifier, de poétiser la peinture des créatures et les contraintes d’un minimum de respect à la vérité humaine et historique. Les stigmates, transfigurations ou idéalisations des portraits féminins opérées par les dramaturges négro-africains, loin de nuire à la vérité et à la force psychologique des femmes auront grandement contribué à les enrichir, à mieux approfondir leur fonction dramatique. L’essentiel reste qu’elles soient « des mythes » et portent le projet de leurs créateurs.
Dans ce sens, François Mauriac parlant de la technique de la composition des personnages dans la fiction littéraire, précise :
« Les héros, même quand l’auteur ne prétend rien prouver, ni rien démontrer, détiennent une vérité qui ne peut pas être la même pour chacun de nous mais qu’il appartient à chacun de nous, de découvrir et de s’appliquer. C’est sans doute notre raison d’être, c’est ce qui légitime notre absurde et étrange métier que cette création d’un monde idéal grâce auquel les hommes vivants, voient plus clair dans leur cur et peuvent se témoigner les uns aux autres plus de compréhension et plus de pitié. »(23)
Toutes ces figures de femme du théâtre négro-africain francophone, fortes de leur épaisseur et de leur complexité, quand elles ont eu dans les trames dramatiques une conscience claire du poids de leur fonction, quand elles ont été imbues de l’importance de leur charge, elles se sont engagées à se poser en propagatrices essentielles de vie, de valeurs humaines et artistiques.
Bibliographie
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Webographie
FALL (Marouba) : « Le théâtre sénégalais face aux exigences du public » in Ethiopiques numéros 37-38, volume II, revue trimestrielle de culture négro-africaine, www.ethiopiques.fr
(1)FALL (Marouba) : « Le théâtre sénégalais face aux exigences du public » in Ethiopiques numéros 37-38, volume II, revue trimestrielle de culture négro-africaine, www.ethiopiques.fr
(2)MAGE(, Eugène) : Voyage au Soudan occidental (1863-1866), Paris, Karthala, 1980, P.355
(3)PLASSARD (Didier) : « De la couleur des corps » in Africultures n°19, Paris, L’Harmattan, 1999, p.30-31.
(4)DIAKHATE (Ousmane) : « La femme dans le théâtre » in Revue Sénégalaise de Langues et de Littérature, Nouvelle série, Territoires de la langue. Hommage à Mohamadou KANE. Faculté de Lettres et Sciences Humaines de l’Université Cheikh Anta DIOP de Dakar, n°I-2, 2012
(5)MBAYE(Alioune) : « Le traitement du passé africain dans le théâtre négro-africain francophone » Thèse.3ème cycle, Lettres modernes, Université de Dakar, 1980-1981, P.243.
(6)Ndao (Cheik Aliou) :L’Exil d’Albouri, Paris, Oswald, 1967, p.62
(8)L’Exil d’Albouri OP. Cit, P.80.
(9)L’Exil d’Albouri, Op.cit. p.63
(10)Le Fils de l’Almamy, op.cit. P.80
(11)NDAO (Cheik) : Du sang pour trône : Paris, l’Harmattan, 1983, p.72
(12)NDAO (Cheik Aliou) : L’île de Bahila, Paris, Présence Africaine, 1975, P.24.
(13) CESAIRE (Aimé) : La tragédie du roi Christophe, Paris, Présence Africaine, 1970, p. 63
(14)MBIA (Guillaume- Oyono), Trois prétendants, un mari, Yaoundé, CLE, 1964, P.101.
(15)PLIYA (Jean) : La Secrétaire particulière : France, Issy- les- Moulineaux, Edit. St Paul, 1977, PP. 20-21.
(16)GBOUABLE (Edwige) : » Des écritures de la violence dans les dramaturgies d’Afrique Noire Francophone (1930-2005) », Thèse de Doctorat présentée à l’Université de RENNES 2, février 2007, P.160.
(17) DADIE (Bernard) : Mhoi-Ceul, Paris, Présence Africaine, 1979, PP. 26-29
(18)OLIVIER (Sandra) : « L’é-cri-ture du corps féminin » in Africultures n°19, Paris, L’Harmattan, 1999, P.25.
(19)BEYALA (Calixte) : Lettre d’une Africaine à ses surs occidentales, Paris, Spengler, 1995, p.9.
(20)EFOUI (Kossi) : Concessions, Belgique, Lansman- Editeur, mai 2005, p.18
(21) Concessions, op cit. P.19
(22) CHALAYE (Sylvie) : « Introduction » à la revue Africultures « Le théâtre de Kossi EFOUI : une poétique du marronnage », Paris, l’Harmattan, n° 86, p.9
(23)MAURIAC (François) : Le romancier et ses personnages, Paris, les presses de l’imprimerie Jean Crou, P.158.///Article N° : 12690