Je suis griot pour vivre
comme au temps anciens
Des feux de joie
et des danses rituelles
Et chanter les hauts faits
du vaillant guerrier
F. Bebey
Le poète de race exceptionnelle qui prescrivit son » incinération au premier paragraphe de (son) testament » est mort le 28 mai 2001 à 14 h 30 à Paris dans le 13e arrondissement, de retour d’un concert d’Italie. Soixante douze ans après sa naissance, le 15 juillet 1929 à Douala. Francis Bebey est bien plus qu’un poète, plus qu’un auteur, plus qu’un homme; c’est le fils spirituel d’un » Diable » qui lui ouvrit l’enfance et la vie à la musique, à la poésie.
Francis Bebey occupe une place bien à lui dans la sphère mouvante de la poésie camerounaise. Il est lui-même toute une difficulté. Qu’on le classe parmi les poètes, on se rend vite compte combien cela est extrêmement réducteur et inefficace. Car il n’y a pas une figure de la vie culturelle, intellectuelle et littéraire du Cameroun qui ait été aussi composite, aussi ondoyante et diverse que ce sawa de haut sang, dont Manu Dibango et de Richard Bona sont des congénère de l’excellence, l’un des produits les plus rares et les plus particuliers que notre pays a jamais enfanté. Il n’avait pas encore traversé le » grand fleuve « , selon l’expression de Joseph Ngoué dans La Croix du Sud, qu’il était déjà entré dans la légende, par ses chansons et ses écrits, et par cette vie transcontinentale qui faisait de lui tout un transhomme. Qu’est, en effet le poète, à côté du chansonnier, du romancier, du journaliste, du fonctionnaire de l’Unesco, du concertiste international et de toutes les innombrables casquettes de l’inventeur du Fils d’Agatha Moudio. Que représente la poésie à côté des reportages, essais, romans, articles, communications, études diverses, fictions de jeunesse, colloques, conférences, contes, comédie qui jalonnent et font l’immense fortune du lauréat 1968 du Grand prix littéraire de l’Afrique noire avec le roman Le Fils d’Agatfha Moudio publié en 1967 à Yaoundé aux éditions CLE ? Que représente vraiment le poète Bebey à côté de toutes les traductions dont ses uvres ont été l’objet. Cinq ans seulement après la parution de son uvre lauréate du prix africain, celle-ci est traduite en anglais à Londres et en polonais à Varsovie. Puis suivront la traduction de la même uvre en Américain, en Russe et en Allemand. En près de quinze ans l’uvre de l’inclassable auteur camerounais est traduite en cinq langues occidentales. Ses autres romans, La Poupée ashanti (CLE 1973), Le Roi Albert d’Effidi (CLE, 1976) connaîtront également le prestige de la traduction. Des romans tous publiés à Yaoundé, au moment où, la carrière internationale de l’écrivain aidant, rien ne l’empêchait d’arracher des contrats d’élection avec des maisons d’édition françaises où il avait travaillé comme journaliste et comme attaché à l’Unesco en tant que Directeur du Programme de la Musique pour l’ensemble des Etats membres de l’organisation. Tout un homme-orchestre en fait dont il ne faut taire aucun des actes courageux qu’il a posés, comme la porte de l’Unesco qu’il claque en 1974, au plus fort des années où être fonctionnaire est un privilège capital, pour se consacrer uniquement à la composition musicale et à l’écriture ; comme également les chansons humoristiques, très variées et très colorées (sanza, flûte, pygmées, guitare, percussion, voix humaine) ; comme le Prix Sacem de la chanson française qu’il remporte en 1977 ; comme le concertiste et compositeur qui donna pendant plus de vingt ans des concerts dans tous les continents.
Qu’est-ce donc le poète à côté de ce gisement de possibilités intarissables. Si on vibre sous la charge poétique qui traverse toute l’uvre de l’homme et en fait le pivot de sa création artistique, on vibre davantage devant ses publications à caractère purement poétique. Sa bibliographie marque trois arrêts poétiques portés par des titres flambants de leur simplicité et de leur adresse. La première parturition poétique a lieu en 1968 chez CLE à Yaoundé. Il choisit de la mélanger à des nouvelles et à l’appeler de l’étonnant titre de Embarras & Cie qui est réédité en 1970. Le deuxième geste lyrique intervient un an seulement après le premier. Il a pour nom Avril tout le long qui est publié à Lausanne en Suisse. Et le dernier connu, publié chez l’Harmattan onze ans plus tard, en 1980, se dote d’une identité nominale à la fois musicale et mystique : Concert pour un vieux masque. Trois recueils de poèmes qui fixent une thématique mobile et en même temps stable propre à un citoyen du monde, à une figure cosmopolite dont les voyages ont préparé, alimenté et affermi l’uvre poétique. Les poèmes de Bebey, comme des chansons, sont des fresques populaires par leur ton, leur climat, leurs paysages, leurs espaces
C’est pourquoi la langue, limpide et d’immédiat accès, hospitalière et puissamment colorée est si différente des poètes de sa génération stigmatisés par l’esthétique lourdement imagée de la Négritude. Il faut le rapprocher des poètes badins, cette sensibilité à nulle autre prosodique frappée par une gaieté légère, par un caractère enjoué dont Clément Marot fut dans les vieux siècles l’un des vibrants représentants pour la France. Mais surtout des poèmes d’auteurs populaires, comme Jacques Prévert ou Eustache Prudencio, à la fois chanson et pamphlet, célébration et morsure, mondanité et spiritualité. » Ma vie est une chanson « , écrit-il dans un de ces textes où il se métaphorise à l’art et où sourd toujours un soupçon de religiosité marquée des petites attentes du peuple. Cette écriture n’est que le miroir d’une enfance singulière. Le poète déclare lui-même qu’il vient d’une famille religieuse où le père était un pasteur protestant, une famille très pauvre que la musique et les cantiques seules réussissaient à consoler. Mais l’enfant du serviteur de Dieu est plus séduit par l’interdit que par le divin. Comme les personnages de Flaubert, il est au » couvent « , mais le couvent est ce qu’il ignore le plus et qui lui passe dessus comme sur le dos d’un canard. Il se laisse ainsi complètement dompter, quelques jeunes de son âge avec, par les chansons du » Diable « , c’est-à-dire, la voix nocturne et » satanique » du grand sorcier du village, Eya-Mouesse, magicien et musicien traditionnel redouté par tous les parents et adulé par les enfants qui s’échappent nuitamment des gîtes parentales pour aller s’abreuver aux étranges mélodies d’un musicien solitaire, détesté et largué dans l’absolue marginalité. Ce goût de l’interdit plante dans l’esprit de celui qui deviendra plus tard poète les pilonnes de la contestation : » Je suis né pendant la colonisation et on m’avait appris un certain nombre de choses y compris des choses qui devaient servir à me dénaturer et de préférence à me détourner de moi. On m’avait par exemple appris, nos ancêtres les Gaulois(
) Et moi j’avais découvert, plus tard que je n’étais pas un descendants des Gaulois (
) que je suis un Noir d’Afrique « .
Mais la thématique poétique de Francis Bebey reste dominée par les questions de l’amour, de la relation à l’autre, de l’éloge de la différence positive, de la répudiation des mesquineries, du racisme et de la haine, avec des accents d’une naïveté douloureuse et franchement poignante :
» On me dit qu’on ne veut pas de moi
Que je suis fini
Que je dois m’en retourner dans mon pays
Mais moi je veux encore
Marcher près de vous »
Poésie à détermination sociale, à trame communicative, à orientation non pas narcissique, mais bien transitive et relationnelle, elle nous parvient par le canal tropical des » mots clairs et musicaux de (sa) langue maternelle « . Son interlocuteur qui est le monde entier, il lui parle en langue de chez lui dont il est lui-même épris des charmes irrésistibles :
» Ma langue bantou
Ma langue maternelle
Je n’en ai qu’une
Mais qu’elle est belle ! »
La langue devient son manteau contre les intempéries de la falsification des identités, son armure contre les fauteurs du rejet, son » pain savoureux et vivifiant « , l’emblème de l’immortalisation, le ferment séminal du » dialogue naturel de l’homme et de la nature humaine environnante « . Dans Embarras et Cie la dimension énonciative du texte se dote d’un pouvoir supérieur. Le poète s’adresse à un » tu « , dont il subit tour à tour la rencontre, le regard et la langue petit-nègre. Sexe, marché noir, soir putain, dame à fesse communautaire, boutade dérisoire, amour payant, marins, nuits de terribles corps à corps, homme de la rue, ouvrier, manuvre, bureaucrate, vaut-rien, vaut-quelque-chose, sont autant de personnages, de situations, de lieux et de motifs qui peuplent une poésie inspirée du Quartier Mozart » quartier bouillant d’indignité nocturne / Ets celui-là même/ Qui fait marcher le pays en plein jour. »
Sous quelque angle qu’on le prend, et malgré cette appartenance indéfectible au transcontinental qui traverse et formate son itinéraire, Francis Bebey reste le poète et acteur culturel du monde noir qui se sera véritablement servi de ses racines et de son immense génie proprement africain où il ne faut exclure aucun miengu pour s’ouvrir au monde. Sa longue fidélité aux éditions CLE n’en est qu’une preuve patente. Derrière l’humour et le badin qui tapissent chacun de ses morceaux artistiques, ne se cache point son parti pris pour l’Afrique : » Il faut que je retourne en Afrique chaque fois que je peux. Sinon, j’ai l’impression de vivre en l’air, comme un arbre qui n’a pas de racine » a-t-il confié à Ecke Zwinge-Makamizile en juin 1994, dans une interview livrée dans Patrimoine N° 26 de juin 2002. On comprend qu’au nom d’une mystique que nous comprenons encore mal au Cameroun, pays de l’espace de la tradition de la tombe, il ait choisi de se faire incinérer les restes et de se laisser semer à tout vent sur les hauteur du Mont Cameroun, le Mongo-ma-loba de ses ancêtres.
///Article N° : 4195