Ils étaient trois exposants d’ascendance africaine, sur 27 galeries d’art tribal d’Afrique, d’Amérique ou d’Océanie, qui participaient en 2001 à la prestigieuse manifestation du Rond-Point des Champs-Élysées. Cela semble peu, et pourtant, ce sont des pionniers. Ils ont accepté de discuter ensemble de leurs rapports aux objets et à la profession .
Quels ont été vos premiers contacts avec l’art africain ?
Rose-Marie Dufour (Galerie Afrique, Saint-Maur – 94) : C’est la quatrième fois que je participe à cette manifestation. Mon mari fait de l’art africain depuis la nuit des temps, depuis l’âge de quatorze ans. C’est sa passion, sinon je ne serais pas là. C’est d’ailleurs lui qui m’a jetée là-dedans parce que, moi, je ne connaissais l’art africain que de loin. J’en voyais bien sûr, mais pour moi, chrétienne, c’était tabou car c’était considéré comme du paganisme. Je n’y voyais que le côté rituel, sans y voir le côté esthétique qui correspond à la manière européenne de voir. Au début, je croyais que mon mari était fou parce qu’il avait surtout des objets chargés, des fétiches. Je l’ai connu lorsqu’il était coopérant a Dakar, il travaillait au musée que j’étais partie visiter. Aujourd’hui, j’adore travailler avec lui, bien que la valeur monétaire des objets me gêne toujours .
Sandra Agbessi (Moba Art Gallery, Bruxelles): Vous ne trouvez pas que c’est valorisant, justement ? Ce qui compte avant tout, c’est cet amour de l’Afrique et ce respect pour les objets. La plupart des gens qui entrent et qui sortent d’ici en sont heureusement porteurs, à quelques exceptions près. Pour moi, ça n’a pas été du tout la même chose. C’est avant tout une passion. J’ai grandi et vécu en Europe, en Belgique, et ça correspond plus à un besoin de retourner vers cette culture, par le biais de l’art africain et des musées. Quand j’ai par exemple visité le musée de Tervuren alors que j’étais toute enfant, j’ai ressenti une attirance. J’ai depuis lors visité des musées dans le monde entier, par amour pour des objets que je ne pouvais voir que dans les livres.
Patrick-Didier Claes (Bruxelles) : Moi, j’ai eu la chance d’être né d’un père marchand. Il a connu ma mère a une époque où il cherchait des objets dans une région du Zaïre, je suis donc né dans l’art africain. Je suis constamment en contact avec les objets, même si je ne le veux pas. J’ai eu la chance de faire plusieurs fois des voyages à l’intérieur du pays avec mon père. Au départ, je me suis lancé dans la profession un petit peu pour lui faire plaisir. Très jeune, à l’âge de 5 ou 6 ans, j’ai commencé à vendre des objets pour lui. Quand il avait un visiteur à la maison, il lui vendait ses objets puis il lui disait : « Tiens, il y a mon fils qui a aussi trouvé ces petits objets. » Je lui vendais alors les miens. Plus grand, après une période d’interruption, j’ai finalement choisi le métier. Ce fut très dur pour démarrer et ce, malgré l’aide de mon père. J’ai progressivement pu financer mes premiers voyages en Afrique et cela fait maintenant plusieurs années que je tourne.
En général, vous considérez-vous plutôt comme collectionneurs ou comme marchands d’art ?
Rose-Marie D. : Pas plus comme collectionneuse que comme marchande d’art, simplement comme aimant l’Afrique et comme porte-parole. C’est comme une force qui nous pousse à faire ça, quelque chose de très fort, d’autant plus que nous n’avons pratiquement pas vécu sur le sol africain. Comme le feu attire un enfant, c’est quelque chose qui m’a attirée. Il y a certains objets qu’acquiert mon mari dont je ne peux plus me séparer. Ça fait trop mal.
Sandra A. : C’est comme un appel. Moi, il m’arrive de parler à certains objets, certainement parce que je les ressens de manière extrêmement forte.
Patrick D.C. : A l’inverse, moi, si j’aime un objet, le fait de le détenir et de vivre avec pendant un mois ou plus peut me suffire. Ce qui m’embête le plus actuellement, c’est que je n’ai pas les moyens de me dire que je vais en garder un. Je suis bien sûr attiré par les objets importants, de grande qualité, mais je me sens obligé de les vendre parce que c’est mon métier. J’ai beaucoup d’ambition dans cette profession qui est avant tout un métier de commerce et ce que je recherche le plus actuellement, c’est avoir une puissance d’achat. Pour cela, il faut obligatoirement vendre. Il viendra un temps où je chercherai à conserver quelques objets. Et puis, les objets ne disparaissent pas. On l’a vu à la vente Goldet dernièrement, certains chefs d’uvres ont pu être remis en vente. Donc je pourrai peut-être à l’avenir retrouver des objets que j’aurais vendus. Car je sais aussi que je suis encore jeune et que ça prendra peut-être du temps .
Quel est le poids de votre ascendance africaine dans votre activité professionnelle, que ce soit avec vos fournisseurs, vos clients ou vos confrères ?
Rose-Marie D. : Je pense que le fait que je sois africaine a pu aider mon mari auprès de certains clients. Ça donne davantage d’authenticité à son savoir sur l’art africain. Mais il en sait bien plus que moi !
Sandra A. : Cela ne fait que deux ans que j’exerce ce métier, c’est encore tout jeune. C’est cette ascendance africaine qui m’a sans doute permise de prendre de la confiance en moi. A la limite, si ça n’avait pas été le cas, je n’aurais pas fait ce travail-là et il fut une époque où je me sentais beaucoup plus belge en moi-même. De plus, même si c’est un milieu ouvert, il y a des gens qui ont beaucoup de savoir et d’expérience. Pour entrer là-dedans, c’est un véritable challenge. C’est aussi cette partie-là qui m’a beaucoup stimulée.
Patrick D.C. : Au niveau des fournisseurs en Afrique, on pense que, parce que l’on est africain, les fournisseurs vont être plus « chouette » avec nous, c’est tout à fait faux. Un fournisseur de Centrafrique ou de RDC peut être très jaloux et il décidera de ne pas vendre un objet de grande qualité à un confrère africain, de peur qu’il ne s’enrichisse plus que lui. C’est malheureusement comme ça et ça devient alors plus un handicap qu’un avantage d’être africain. Car étant né à Kinshasa, je parle le lingala et je marchande en lingala. Mais lorsque je le fais, certains de mes fournisseurs se sentent blessés et ils me répondent en français, peut-être pour me montrer qu’ils sont cultivés.
Au niveau des confrères et des clients occidentaux, j’évolue surtout en Belgique et plus rarement aux Etats-Unis depuis un bon moment. En Belgique, lorsqu’on est africain, ils sont accueillants mais ça ne se passe bien que tant que tu restes inférieur à eux. Dès que tu deviens meilleur qu’eux, que tu parviens à vendre des objets plus durs ou plus chers, ça commence à gêner. Par contre, aux Etats-Unis, j’ai plutôt eu l’impression que la couleur plaisait, alors que j’avais très peur la première fois que j’y suis allé. Il faut dire aussi que je suis métis et que c’est peut-être cette couleur qui leur convient. Oui, dans ce cas-là, je peux dire que ça m’a aidé.
Avez-vous une clientèle africaine pour les objets que vous vendez ici en Occident ?
Rose-Marie D. : C’est très timide. Je n’ai eu de clients noirs qu’aux Etats-Unis. En France, les Sénégalais sont de grands connaisseurs, mais ils vendent et ils n’achètent pas. Côté amateurs ou collectionneurs, c’est aussi très pauvre. Ils ne sont pas encore sortis de l’approche traditionnelle africaine. Pour collectionner, il faudrait d’abord en sortir.
Sandra A. : J’ai été très agréablement surprise au cours de ce salon car il y a eu beaucoup d’Africains qui sont venus. Ils se sont promenés et ont été à la rencontre d’une partie de leur culture. Mais ce n’est pas avec la démarche de collectionneurs. Il n’y a qu’aux Etats-Unis qu’apparaît une jeune génération de Noirs américains qui s’intéressent à ça, à travers le développement d’un sentiment d’appartenance.
Patrick D.C. : En général, africains ou pas africains, les gens qui aiment les objets n’ont pas d’argent et les gens qui ont de l’argent n’aiment pas les objets. Les Africains ont aussi un potentiel d’achat. Certains ont beaucoup d’argent et pourraient acheter, mais ils veulent autre chose et ils ne sont pas intéressés à proprement parler par l’art. Le mauvais jugement provient du fait qu’ils ne s’imaginent pas donner des sommes importantes pour ces objets usuels d’antan : « chez nous, avant, les ancêtres en avaient plein et ils les ont vendus, ils ont été stupides ; maintenant, je ne rachèterai pas leur stupidité ». C’est ça, le mauvais jugement. Ce n’est pas la même chose aux Etats-Unis, où il y a eu, par exemple, un très grand marchand noir américain, qui est âgé maintenant. Il a travaillé avec beaucoup de personnalités, dont certains acteurs qui sont de vrais collectionneurs d’art africain : Bill Cosby, Eddie Murphy, Tina Turner
Esthétiquement parlant, pensez-vous que le beau soit une notion essentielle à l’art africain ?
Patrick D.C. : La seule chose que je ressente vraiment à propos de ces objets d’art, c’est qu’ils ont une force. Ça, c’est sûr ! Que ce soit sur le plan religieux ou sculptural. Chaque objet a ses forces qu’il dégage. Certains penseront que c’est dans « l’âme » de l’objet, d’autres penseront que c’est dans sa forme sculpturale. Chacun en a sa propre interprétation mais tout le monde tombe d’accord sur le fait que l’objet est fort. Il est possible que les objets conçus dans un but magico-religieux soient plus forts que beaux, on peut le comprendre aussi, même dans le cas d’une représentation de déesse féminine. En résumé, je dirais donc que l’art africain n’est pas beau, il est fort.
Rose-Marie Dufour, Galerie Afrique 71, quai de la Pie, 94100 Saint-Maur France
Tél : 33 (0)1 43 97 29 49 www.aa-galeries.com [email protected]
Sandra Agbessi, Moba Art Galerie, 29 rue de L’Epargne, 1000 Bruxelles
Tél. +32 2 / 219 22 50, Fax +32 2 / 219 22 40 – [email protected]
Patrick-Didier Claes 27, avenue de Berchem-Sainte-Agathe 1081 Bruxelles Belgique, tel/fax : (32) 2 414 19 29///Article N° : 2098