Alors que la situation politique du Sénégal se fait explosive, Coumba Kane, journaliste du Monde Afrique, est mobilisée pour couvrir les événements. Depuis l’été 2023, les images de jeunes maliens, burkinabés ou nigériens clamant « France dehors ! » ont été remplacées par celle des manifestations pour la démocratie à Dakar. Difficile pour elle, donc, d’être à la fois au service de l’information et sur une scène à travailler pour la neuvième édition du Grand Reporterre. Organisé par le Théâtre Point du Jour à Lyon, Africultures avait déjà couvert ce dispositif hybride mêlant journalisme et théâtre lors de l’édition précédente.
Faire travailler une metteuse en scène avec une journaliste semble toujours un défi plein de rebondissements. C’est en tout cas ce que nous explique Angélique Clairand, femme de théâtre, elle est la metteuse en scène en charge du sujet d’actualité brûlant de ce Grand Reporterre intitulé « France dégage ! France-Afrique : la rupture ? ». Et il aura été réalisé dans des conditions encore plus extrêmes que les autres. Avec, d’un côté, Coumba Kane au bout du fil, et de l’autre, sur scène, les comédiens Kadiatou Camara et Quentin Alberts, qui n’ont pu répéter la performance que pendant les 5 jours précédant la représentation.
Qu’importe, ce 15 février 2024, à 20h tapantes, ils et elles étaient fins prêt·e·s. Un ruban tricolore, bleu blanc et rouge se dresse au travers de la scène devant la tombée de rideau noir opaque. D’un geste cérémoniel, Angélique Clairand le cisaille, métaphore de cette Afrique qui veut couper le cordon avec son ancienne métropole, le ton est donné. Et puis, le voile se lève pour laisser place à l’histoire. Des cordées traversent la scène de part en part. Kadiatou Camara et Quentin Alberts accrochent des t-shirts à l’effigie des acteurs majeurs de la période de la décolonisation française. Comme une promesse qu’ici et ce soir, nous laverons notre linge sale en public, sans tabous.
Du côté français, les présidents et les « affaires » se succèdent. Depuis Charles de Gaulle, qui amorce le processus de « décolonisation » jusqu’à la présidence de Valéry Giscard d’Estaing et l’affaire des diamants de Bokassa. L’histoire se poursuit avec François Mitterrand, puis avec Jacques Chirac « l’Africain ». Le tout, chapeauté par Jacques Foccart, dont on n’oublie pas de mentionner le nom, bien qu’en sa qualité d’homme de l’ombre, il n’ait pas le droit à un portrait sur t-shirt.
La suite s’enchaîne avec des interventions plus contemporaines, telles que celle de Nicolas Sarkozy et son fameux discours de Dakar. Puis on assiste à la passation de pouvoir de François Hollande pleurant dans les bras d’Emmanuel Macron, pour finir avec ce dernier. Le mépris du Président actuel qui tutoie alors le président Burkinabé à l’université de Ouagadougou en 2017 s’affiche sur le grand écran situé à l’arrière de la scène, tandis que le comédien ayant endossé son rôle reste planté là, sourire aux lèvres, l’air béat. Enfin, le face-à-face d’Emmanuel Macron avec la conférencière et oratrice burkinabé Ragniwendé Eldaa Koama lors du « Nouveau Sommet Afrique-France » met un point d’orgue à ce tour d’horizon des relations entre les États africains anciennement colonisés et la France.
Du côté africain, nous voyons se succéder Léopold Sédar Senghor, Bokassa, Mouammar Khadafi ou encore Thomas Sankara, dont les rôles parfois ambivalents sont décortiqués. Toutes ces figures politiques et historiques sont épinglées par l’incarnation à la fois drôle et incisive, mais jamais poussive, des deux comédiens qui enfilent tour à tour les t-shirts présidentiels. Jamais ni dans l’écriture ni dans le jeu, rien ne tombe dans la caricature. Traiter d’une telle thématique avec justesse et humour était un exercice complexe, et c’est pourtant un tel spectacle que nous ont offert les quatre protagonistes de ce Grand Reporterre 9.
Et le public de prouver son intérêt pour le sujet, en posant des questions sur l’influence de la Russie, ou de la Chine sur l’Afrique, ou encore sur la manière d’ endiguer le néocolonialisme… Autant d’interrogations qui ne sauraient trouver de réponses simples, mais à laquelle l’équipe tente de répondre par des éléments factuels. La thématique passionne donc et, au vu de la salle bien remplie, elle n’a pas fini d’être sur le devant de la scène, politique comme théâtrale.
Mélissa ANDRIANASOLO