Née en Guadeloupe, Stéphanie Melyon-Reinette, alias Nèfta Poetry, a interrogé son père, Pierre Reinette et son oncle, Luc Reinette, sur leur rapport à leur terre natale et à l’Hexagone. Regard croisé de deux frères, retour sur deux parcours : l’un marqué par une carrière au service de l’État, l’autre par son engagement pour l’indépendance. Un entretien au confluent de l’intime et du politique.
Stéphanie Melyon-Reinette. À 18 ans, la métropole vous attirait-elle ?
Pierre Reinette. À 18 ans, en 1962, j’étais en Guadeloupe au Lycée Carnot. La France métropolitaine ne m’attirait pas particulièrement. Même si nous avons reçu une éducation, de la petite bourgeoisie intellectuelle – nos parents étaient enseignants -, il n’y a pas eu de volonté de nous fabriquer à la française. Bien au contraire. Notre milieu familial nous a poussé à nous interroger sur notre rapport à la France. Alors que dans d’autres familles de la petite bourgeoisie intellectuelle on cultivait cette appartenance à la France.
Luc Reinette. Pour l’anecdote, lorsqu’en 1959 nos parents nous apprirent que nous partions pour la France métropolitaine, j’ai voulu rester à Sainte-Anne chez des amis de mes parents. J’avais alors 9 ans ! Lorsque j’avais 18 ans, en 1968, la présence militaire française était forte et insupportable. J’ai toujours considéré la présence des gendarmes ici comme étant quelque chose d’anachronique. À mes yeux, ce sont des forces d’occupation. Et en 1968, la tension était palpable parce que les gens n’avaient pas encore dit toute leur vérité sur la sanglante répression de la manifestation en mai 1967 (ayant officiellement fait près d’une centaine de morts, ndlr).
PR. En 1962, tous les représentants de l’État français étaient métropolitains et blancs. Ça s’est un petit peu coloré avec le temps. De-ci de-là, un Guadeloupéen occupait des fonctions d’État, comme cela a été mon cas quand j’étais directeur départemental des Affaires sanitaires et sociales (DDASS).
L’expérience de la métropole fut-elle « fanonienne » ?
PR. Fanon disait que le Nègre n’est pas un homme, c’est un homme noir. En fait, on nous renvoyait à notre altérité en permanence.
LR. Je ne dis pas « métropole », je préfère « France » pour désigner la métropole. Et cette expérience a été pour moi fanonienne, si l’on considère l’attitude et les propos des Français à notre égard. Pour eux, nous venions des « colonies », même si la Guadeloupe était en principe un département français depuis 1946. Comme le décrivait Fanon, on nous tutoyait. Et certains parfois nous parlaient « petit nègre » : ils pensaient que nous n’étions pas en mesure de nous exprimer en français correct. Ils nous parlaient comme à des enfants.
« Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son destin est d’être lâché ». (Frantz Fanon)
LR. Pour moi, Fanon a affirmé dans Peau noire, masques blancs que pour beaucoup d’intellectuels de couleur, la culture européenne représentait un caractère d’extériorité. Et ces derniers recherchaient ou recherchent fébrilement une civilisation nègre rêvée. Pour Fanon, ceux-là qui se créent « un monde imaginaire ». Nous sommes d’accord, l’on ne s’invente pas des racines (qui nous fixeraient), l’on ne s’invente pas des royaumes fastueux dépassant de loin ceux de l’Occident. Cependant, Fanon a écrit ça dans les années 1960. On sait aujourd’hui, qu’il existe bel et bien une Civilisation nègre, mise en évidence, en particulier, par Cheikh Anta Diop et on se doit de la connaître. Et pourquoi ne pas la revendiquer ? Certains politiciens français, disent aujourd’hui qu’il faut se revendiquer des Gaulois lorsque l’on est français, cette démarche vient infirmer ce qui apparaît comme un mensonge. Pour autant, je ne suis pas de ceux qui veulent magnifier l’histoire, simplement, je pense qu’on est plus fort lorsqu’on dit les choses telles qu’elles sont, telles qu’elles ont réellement été.
PR. Je crois qu’il a aussi voulu dire que l’homme noir – puisqu’il parlait en tant que Martiniquais, psychiatre, Noir – est tout simplement un homme. Et que comme tous les hommes, son destin c’est l’évolution, c’est la dynamique, c’est l’invention, c’est la liberté, c’est sortir des matrices préétablies. Le côté universel de l’humanité.
La guadeloupéanité est-elle intrinsèque au territoire ? Quel rapport entretenez-vous avec la terre guadeloupéenne ?
PR. Même si j’ai eu une carrière dans l’administration française, je me suis toujours senti guadeloupéen. La question ne s’est même pas posée de savoir si j’étais français ou pas. Même si sur le plan administratif, la Guadeloupe est un département et donc rattaché à la France. Pour avoir vécu de l’intérieur le système français en tant que fonctionnaire de l’État puis des collectivités, je peux le dire, la Guadeloupe a toujours été administrée comme une colonie. Tel est encore le cas aujourd’hui.
LR. J’ai depuis l’enfance une relation viscérale avec la terre de Guadeloupe. J’ai le sentiment que cela me confère une identité propre. Une identité nationale, puisque, pour moi, la Guadeloupe est une nation distincte de la nation française.
« Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc. » (Fanon)
LR. Il n’y a pas de mission nègre, certes, mais une mission humaine qui part du constat qu’il existe un Monde Noir composé de peuples noirs qui ont en commun d’être relégués aux confins de l’Humanité. Il n’y a pas de fardeau blanc ? Répondre « non » à cette question équivaudrait à passer sous silence des siècles d’abus et d’humiliation.
« Mais moi, l’homme de couleur, dans la mesure où il me devient possible d’exister absolument, je n’ai pas le droit de me cantonner dans un monde de réparations rétroactives. »
LR. Ces propos ont été tenus dans les années 1960 et je suis persuadé qu’en 2016 l’analyse serait différente, car non « personnelle » mais globalisée à l’échelle du Monde Noir en retard de développement. Pour preuve, la majorité des chefs d’État de la Caraïbe étaient contre le principe des réparations il y a moins de dix ans. Aujourd’hui, l’ensemble des pays du Caricom revendiquent les réparations qu’ils intègrent désormais dans leur stratégie de développement économique.
« Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! » Un avenir sans la France est-il envisageable ?
LR. Le phénomène d’assimilation, d’aliénation est très profond en Guadeloupe. Mais l’aspiration à la liberté ne peut être remise en cause à cause de cela. Souvent dans les années 1980, lorsque nous parlions d’indépendance, on nous disait : « Ah ! si pays était indépendant, ce serait le chaos ! ». Mais nous connaissons aujourd’hui cette situation de chaos : les agressions, les braquages, l’explosion de la violence
Le système a échoué !
PR. Quand j’étais étudiant, Zanzibar a pris son indépendance avant de se fédérer avec le Tanganika pour devenir la Tanzanie. Nous aussi, nous rêvions d’indépendance puisque le contexte géopolitique de l’époque s’y prêtait. Il y avait des révolutions en Amérique Latine, l’Asie était en pleine ébullition… Et puis, la Chine est entrée à l’ONU et aujourd’hui, les petits pays sont oubliés du reste du monde. Il n’y a plus de solidarité avec les pays dits émergents, ils sont dans la mondialisation. En 1974, nous avons eu le choix de changer de statut, dans le cadre français bien entendu. Et après de multiples congrès, il ne s’est rien passé. À ce jour, il n’y a toujours pas de projet. Pourquoi ? Parce que quand on fait un projet, il faut l’assumer. C’est un changement de paradigme politique, de passer d’un statut départemental à un statut de collectivité d’outre-mer ; même si ce n’est pas une révolution c’est quand même une prise de responsabilité. Je ne suis pas pour une révolution parce que ce n’est pas envisageable, il faut être réaliste. Mais au moins nous pourrions avoir le courage de dire « changeons de statut ! ».
LR. J’aimerais résumer notre entretien par une citation de Benjamin Franklin qui disait: « celui qui sacrifie la liberté pour la sécurité, ne mérite ni la sécurité, ni la liberté ».
Pierre Reinette en quelques dates:
– Juillet 1944 : naissance à Pointe-à-Pitre.
– 1969 : diplômé de l’institut d’Études politiques de Bordeaux.
– 1970-2000 : carrière dans l’Action sanitaire et sociale, en France, Martinique et Guadeloupe.
– 2001-2011 : directeur général des services du Conseil général de Guadeloupe.
– 2014-2015 : chargé de mission pour la préparation de l’ouverture du Mémorial ACTe.
Luc Reinette en quelques dates:
– Juin 1985 : s’évade de la prison de Basse-Terre.
– Juillet 1987 : arrestation à Saint-Vincent.
– Juillet 1989 : libération à Paris grâce à une amnistie présidentielle.
– Juillet 1995 : rencontre avec Nelson Mandela à Sainte-Lucie.
– Mai 2002 : reconstitution des batailles de la Guerre de Guadeloupe en tant que président du Comité international des peuples noirs (CIPN).
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