Ce double album fait partie de la collection « African Pearls », que vient de lancer le prolifique producteur sénégalais Ibrahim Sylla. Collectionneur passionné, il a accumulé dès son adolescence dans les années 1970 des milliers de disques vinyle africains et cubains, et nous entrouvre aujourd’hui sa caverne d’Ali Baba.
L’objectif de cette série est clairement de faire découvrir à un public international néophyte – celui de la « génération world » – des disques qui jusqu’ici n’ont fait l’objet que de rééditions à l’identique et à la présentation sommaire, s’adressant à un public d’initiés principalement africain.
En l’occurrence, parmi les 25 titres présentés, beaucoup avaient déjà été publiés en cd sous les labels Bolibana ou Syllart ; mais les (re)découvrir ainsi rassemblés (avec un son bien rafraîchi) nous donne la mesure de l’extraordinaire foisonnement musical que suscita la « révolution culturelle guinéenne ». Le « despote mélomane » Sékou Touré (qui jouait lui-même de l’accordéon et de la guitare) avait fait de la musique une priorité, et, à l’apogée de son règne, la Guinée ne comptait pas moins de 64 orchestres nationaux ou régionaux, dont les membres étaient tous fonctionnaires. Il va de soi que leur travail consistait avant tout à célébrer le régime et son chef, mais aussi à encourager l’application de sa politique, à la fois nationaliste, panafricaniste et progressiste. L’ombre du dictateur est ici omniprésente : dans le gracieux « Djiguinira » (« Notre espoir »), Miriam Makeba (exilée à Conakry pendant une vingtaine d’années) chante les louanges de son hôte qui lui a spontanément offert la nationalité guinéenne ; le nom du Président est même invoqué dans le prodigieux solo de « flûte parlante » peule qui ouvre cette anthologie
Si les titres choisis s’échelonnent de 1957 à 1986, seuls cinq sont antérieurs à 1970. Cette période de gestation de la musique « tradi-moderne » guinéenne demeure largement méconnue. On attend avec impatience la découverte prochaine des innombrables enregistrements inédits de Leo Sarkisian. Dessinateur, ingénieur du son, musicien et musicologue américain d’origine arménienne (né en 1921), ce personnage étonnant séjourna longuement en Afrique de l’Ouest (en Guinée de 1959 à 1963) y enregistrant à tour de bras pour son éphémère label Tempo, puis pour la radio Voice of America de Monrovia où il créa l’émission consacrée aux musiques africaines. Gagnant la confiance de Sékou Touré, qui mit même son avion personnel à sa disposition, Sarkisian joua à cette époque un rôle capital. D’une part il enregistra des centaines d’heures de musique dans tout le pays – on lui doit notamment le premier disque du futur Bembeya Jazz National (1962). Ses archives inestimables viennent d’être regroupées dans une nouvelle médiathèque dédiée aux musiques africaines à Washington.
D’autre part, Sarkisian rééquipa le studio d’enregistrement de Radio Conakry, dont la France outragée avait mesquinement vidé les locaux de tout leur matériel, en représailles contre l’ex-colonie infidèle.
Sarkisian a raconté récemment comment Sékou Touré lui résuma son projet : « je voudrais que grâce à la musique, les futures générations de ce pays ne se sentent plus appartenir à une ethnie particulière, mais au peuple guinéen et à l’Afrique en général. » Malgré cette noble intention, la tradition mandingue – celle des Soussou et surtout des Malinké, le peuple auquel appartient Sékou Touré – prédomine dans la nouvelle musique guinéenne ; même si les Peuls y sont nombreux. Quant à la Guinée forestière, elle n’y est représentée que de façon anecdotique, notamment dans les spectacles des Ballets Africains fondés en 1949 à Paris par Keita Fodeba – le mentor musical de Sékou Touré, qui en fera même son dauphin et Ministre de l’Intérieur avant de le faire tuer comme tant d’autres victimes de sa paranoïa.
Paradoxalement, si Sékou Touré décide, dès 1962, d’interdire toute musique non-africaine à la radio nationale, il importe à grands frais des instruments occidentaux, et à cet égard les orchestres guinéens seront longtemps les mieux dotés du continent.
Selon Keletigui Traoré, vétéran des chefs d’orchestre guinéens : « on se procurait des magazines de jazz et on découpait les publicités. Après, il suffisait de commander, cela prenait du temps mais on finissait toujours par avoir ce qu’on désirait. »
Rien n’était trop beau ni trop cher pour ce pays de misère où l’invention musicale à partir du patrimoine traditionnel était devenue une grande cause nationale. L’un des aspects les plus fascinants de cette anthologie est la fabuleuse diversité des timbres instrumentaux.
Il y avait à l’époque une véritable « école africaine des cuivres », dont la Guinée, après le Ghana, était devenue le modèle : le meilleur des big bands de highlife ghanéens, celui d’E.T. Mensah, avait séjourné à Conakry, et Sékou Touré décida que son pays devait s’en inspirer. Quelques années plus tard, saxophonistes et trompettistes abondaient. Les meilleurs furent formés sur place par des musiciens antillais, les frères Coppet. Les sections de cuivres guinéennes avaient une sonorité vraiment unique, à la fois grinçante et limpide, qui fut ensuite copiée efficacement par les voisins maliens et sénégalais. On en trouve ici de multiples exemples. « Wousse » du 22 Band Kankan prouve que même un petit orchestre régional n’avait en ce domaine pas grand-chose à envier aux grosses machines de la capitale comme les somptueux Tambourinis de Keletigui Traoré.
Tout cela a hélas pratiquement disparu après vingt ans d' »ajustements structurels » qui ont privé la musique guinéenne de toute aide étatique.
Or le prix d’un saxophone y est cent fois supérieur au salaire moyen.
La Guinée fut aussi, avant le Mali, le berceau de la « guitare mandingue ». Curieusement, malgré les anathèmes du régime contre les influences extérieures, on est surpris d’entendre les « African Virtuoses » ou les « Virtuoses Diabaté » – tous griots – s’exprimer dans un style expressionniste qui ne dépaysera pas les aficionados du flamenco ou du danzon cubain. De même, on note très tôt une acclimatation parfaite par Balla & ses Balladins (1970) ou le Super Boiro Band (1974) des guitares en boucle et des orgues de la soul afro-américaine : influence directe ou via l’afro-beat nigérian ?
Il faut ajouter que de Kanté Facelli (pionnier légendaire) à Kanté Manfila (alter ego de Salif Keita), la guitare guinéenne est avant tout un double reflet de la tradition mandingue : la guitare soliste s’inspire de la kora tandis que la guitare rythmique se souvient du balafon, ainsi qu’on peut l’entendre dans « Armée Guinéenne » du Bembeya Jazz, où s’illustrait déjà (1968) son directeur musical actuel, l’irremplaçable Sekou Diabaté « aux doigts de diamant ».
Ce sont encore plus les « voix d’or » qui dominent cette anthologie. D’abord celle, qui vous coupe le souffle à chaque écoute et dès la première note, du génialissime griot-ténor Kouyaté Sory Kandia, qui mérite d’ailleurs tous les superlatifs imaginables. Combien de temps faudra-t-il attendre une intégrale de son uvre ? Très bien choisis, « Nina » (1957) et le grandiose « Souaressi » en solo (1970) suffisent à prouver que l’Occident n’a pas le privilège de « l’art lyrique »
On pourra aussi découvrir, dans « Bele Bele », le chant obsessionnel, très singulier et parfois proche du rap – de Kade Diawara, qui fut la complice de Kouyaté Sory Kandia au sein des Ballets Africains.
Autre voix méconnue (sauf en Guinée et au Mali) celle du regretté Baba Djan Kaba, né à la frontière des deux pays
Son chant peut a priori sembler un peu pale et même terne comparé aux flamboyances hallucinantes de Kandia. Pourtant malgré son « cheveu sur la langue » et en dépit de son registre limité, ce type s’impose insidieusement par son aisance rythmique, sa générosité, sa spontanéité et ses dons évidents d’improvisateur. « Maderi » (1980, magnifiquement orchestré par les Tambourinis) est une pure merveille qui suffirait à elle seule à justifier l’achat de cette anthologie. Je comprends maintenant pourquoi Sekouba Bambino dit que Baba Djan Kaba est son idole
Au moment où les Guinéens se rebellent, se réveillent et tentent de s’extirper d’un interminable cauchemar, il peut sembler étrange de faire l’anthologie et même l’apologie de toutes ces musiques qui ne montraient que la face faussement souriante d’une terrible dictature.
Le joyeux « So i si sa » du Super Boiro Band (1974) est curieusement ponctué de ricanements qui semblent bien sinistres quand on sait que la caserne où répétait cet orchestre était alors la prison-mouroir des opposants au régime, qui y furent torturés et massacrés par milliers.
Les musiciens ne pouvaient l’ignorer – la « Cité des Artistes » où ils étaient logés était voisine de ce Buchenwald africain. Ils étaient des privilégiés et même si quelques-uns sont passés à la trappe, nombre d’entre eux furent les témoins discrets de ces abominations, et aujourd’hui encore ils refusent d’affronter toute question à ce sujet. Presque tous s’accordent même pour afficher leur nostalgie d’un régime sanguinaire qui avait fait d’eux ses fonctionnaires favoris.
Le livret de cette anthologie ne fait à tout cela que de brèves allusions. Pourtant, il faudra bien un jour faire la vérité sur l’histoire de ce paradis musical qui ne fut que l’envers d’un véritable enfer.
Guinée : Cultural Revolution, (2 Cds Syllart / Discograph)///Article N° : 5867