Harare North

De Brian Chikwava

(Partie I)
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Cinquante ans après L’ivrogne dans la brousse d’Amos Tutuola : la longue marche du petit-nègre dans l’édition occidentale.

En avril 2009, a paru chez « http://www.randomhouse.co.uk/fiction/ » (1) à Londres, le roman Harare North (2) du Zimbabwéen Brian Chikwava. Avant d’entrer ainsi de plain-pied dans l’écriture romanesque, Chikwava avait remporté le Prix Caine 2004 pour une nouvelle, Seventh Street Alchemy, publiée en 2003 au Zimbabwe par « http://www.weaverpresszimbabwe.com/home.htm« , une maison d’édition qui, contre vents et marée, continue à publier des auteurs du pays depuis la capitale même de cette nation secouée par la (longue) fin du régime de Robert Mugabe. Signe de cette persévérance, sinon d’obstination, le recueil dans lequel a paru la nouvelle de Chikwava s’intitule Writing Still (3) (Écrire encore, Continuer à écrire ou encore Écrire malgré tout). Ce recueil de nouvelles rassemblées par la directrice de la maison d’édition, Irene Staunton, a été suivi, deux ans plus tard, par un autre, Writing Now (4) (Écrire maintenant).
Le Prix Caine (« http://www.caineprize.com« ) a été créé en 2000 et a très vite acquis de la notoriété, grâce, notamment, à la qualité de son comité de patronage (constitué des quatre Prix Nobel originaires d’Afrique à ce jour (5)) et de son jury renouvelé chaque année : parmi les écrivains qui en ont fait partie, on notera J.M. Coetzee, Abdulrazak Gurnah ou, plus proche du public francophone, Véronique Tadjo. Aujourd’hui, on le surnomme parfois le Booker Prize (équivalent britannique du Prix Goncourt français) de la littérature africaine. Son originalité principale est, certainement, d’être attribué à une nouvelle. Plutôt que de consacrer un auteur déjà accompli ou qui a passé le cap de la publication d’un premier roman (6), le Prix Caine permet ainsi de dénicher de nouveaux talents, y compris et surtout dans les pays africains eux-mêmes, dans des circuits parfois non classiques : le prix 2002 fut ainsi décerné à une nouvelle du Kenyan Binyavanga Wainaina publiée sur Internet. (7)
Des villes en miroir brisé
En 2004, quand Brian Chikwava remporte le Prix Caine, il est déjà installé depuis peu à Londres. Il a quitté le Zimbabwe où il était engagé dans une pratique d’écriture, mais aussi de musique, comme musicien de jazz ou en lien avec les arts visuels. En émigrant, ou plutôt en retrouvant la Grande-Bretagne, puisqu’il a suivi des études supérieures à Bristol, Brian Chikwava a changé d’univers, même si les deux univers, le Sud et le Nord, demeurent en miroir l’un de l’autre.
Sa nouvelle Seventh Street Alchemy, saisit de façon envoûtante le télescopage de plusieurs destinées à Harare : une prostituée sur le retour et sa fille, un musicien, une fonctionnaire et son mari volage. Le récit est déroulé d’une manière quasi cinématographique, comme vu d’en haut, avec une quasi-simultanéitéé des situations (en tout cas, en une concentration dans le temps) et une mise en réseau en apparence fortuite des itinéraires individuels. Le procédé, classique au cinéma, a trouvé une illustration brillante dans un film comme Magnolia (1999) de Paul Thomas Anderson, mais a été appliqué aussi en littérature, ainsi par Alessandro Baricco dans son roman vertigineux City (8). Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ces récits portent souvent sur une ville : ils décrivent des labyrinthes où les individus se perdent mais où tout mouvement est, au final, limité par la possibilité de s’extraire du dédale. La nouvelle de Chikwava exprime exactement cela : la prostituée et sa fille tentent d’obtenir un visa de sortie mais n’y arrivent pas, tout simplement parce qu’elles ne possèdent même pas d’acte de naissance. Leur identité est niée et elles demeureront enfermées dans une ville avec pour seul horizon la corruption de la police et de l’administration, l’inertie et le langage totalitaire – donc faux – du pouvoir politique.
Le « héros » d’Harare North a réussi à s’extraire du labyrinthe zimbabwéen, mais pour retomber dans un autre labyrinthe, au Nord : la mégalopole britannique. Et, alors qu’il n’a pour ambition, en arrivant à Londres, que de rassembler une somme d’argent précise et de rentrer au pays, il restera englué dans la ville européenne. Une souricière. Ou une toile d’araignée. D’où ce qui frappe à la lecture des deux textes de Chikwava : la relative faiblesse du fil narratif. Ce caractère est davantage marqué dans le roman que dans la nouvelle : peu de progression du récit, pas de rebondissements dans ce qui est essentiellement la chronique d’un squat et de ses occupants. Les personnages s’enfoncent peu à peu dans l’immobilité, incapables qu’ils sont de percer la gangue dans laquelle ils se trouvent à l’intérieur de la cité et d’atteindre la vie sociale de la majorité des citoyens. Ils demeurent des marginaux au cœur même de la ville. Ils ne recueillent que les restes, quand il ne s’agit pas des déchets, de son fonctionnement : le narrateur anonyme tente de recevoir les pourboires des riches clients des hôtels chics, deux des immigrés du récit décrottent les derrières de vieux dans les maisons de soins, les Européens qu’ils fréquentent sont des clochards ou des babas-cools à la dérive qui leur apprennent à aller fouiller les poubelles d’une chaîne d’épiceries de qualité. Les rares positions et postures dont ils font état sont fausses, fabriquées ou usurpées : le maître du squat qui extorque les loyers des occupants prétend louer la maison, le même qui est lui aussi un « torche-cul » (un BBC : British Buttock Cleaner (9)) prétend travailler dans un magasin, la fille-mère du squat prête son bébé aux femmes qui cherchent à gruger les services du logement social en se faisant passer pour des mères-célibataires. Et, bien sûr, tous sont clandestins ou semi-clandestins, toujours à la merci de se faire arrêter et expulser par la police.
Dans Seventh Street Alchemy, la prostituée et sa fille tentaient de rejoindre Johannesburg, une ville que le narrateur du roman surnomme Harare South. Lui, il émigrera à Harare North, le nom qu’il donne à Londres. Sans trouver le moyen de s’en sortir : il finira seul dans le squat attaqué par les rats. Du Nord au Sud, pas de salut. La corruption des autorités dans la capitale africaine est remplacée par la décomposition que provoque la recherche d’argent dans la métropole européenne. Les victimes se trompent mutuellement. Jusqu’au chef du squat qui remplace, dans son despotisme, l’arbitraire du président zimbabwéen. Sociétés en miroir, où le reflet a inversé les positions : les soumis se soumettent entre eux, les miséreux ont intégré la misère et n’ont plus, face à eux, un pouvoir qui porte un nom mais un système qui ne dit pas son nom.
Alors, pourquoi partir au Sud ou au Nord ? Pourquoi ne pas rester dans la ville d’origine, dans la vraie Harare ? Parce qu’on y est compromis dans l’imbroglio de guerre civile latente (ou ouverte) qui pollue la vie en commun. Pour sortir de sa situation de shoe doctor (« docteur de chaussures », soit cireur), le héros-narrateur de Harare North qui a déjà connu la prison, ne résiste pas à l’offre du ZANU-PF, le parti du Président Mugabe, d’entrer dans les milices, surnommées Green Bombers pour leur uniforme vert. Lors d’une descente dans une ville, les miliciens s’emparent d’un « traître », un opposant au régime et le narrateur est chargé de le punir (ce qui, dans son langage, devient « donner le pardon »). L’affaire tourne mal : la police le fait chanter. Le commandant de la milice avance l’argent. Pour rembourser ses dettes et éviter la prison, où il a connu les viols, il rejoint Londres, avec le ferme espoir de revenir au pays avec la somme qui le sauvera. À la fin du récit, on comprendra que le commandant, lui aussi, a rejoint Londres et ne voulait qu’extorquer l’argent du narrateur. Tous pourris de la base au sommet, et dans tous les camps. Seule la mère du narrateur échappe sans doute à la déréliction générale. Mais morte, son âme en peine attend des funérailles convenables et sa sépulture risque de disparaître sous l’avancée des bulldozers-prospecteurs de ressources minières…
C’est le grand mérite du roman de Chikwava, outre son humour acide, de ne pas faire des personnages des victimes. Dès lors, de ne pas chercher les coupables. Tout le monde est coupable. Et donc victime de sa propre culpabilité. À commencer par le protagoniste-narrateur du récit. Il n’a pas été chassé de ce qui est de moins en moins un Éden. Il en est parti de sa propre volonté et il compte bien y retourner une fois qu’il aura trouvé la clé pour y pénétrer à nouveau : le pot-de-vin. L’Éden africain n’est plus qu’un jardin noirci par la guerre et la prévarication. Et ce qui apparaît, au nord, pour beaucoup d’immigrants (mais pas pour le narrateur) comme un nouvel Éden est au mieux un purgatoire dont les occupants ne sortent jamais.
Harare et Harare North sont donc les reflets l’une de l’autre. L’une hante l’autre. Et on ne gagne rien à aller de la première à la seconde : on continue à se perdre. Mais dans le passage d’un monde à l’autre, quelque chose se brise : le langage. Le miroir se fêle dans la langue. Une langue qui, significativement, se dit en Grande-Bretagne Broken English : du mauvais anglais, littéralement de l' »anglais brisé, cassé ».

1. Jonathan Cape fait partie du groupe international Random House, lui-même partie du groupe Bertelsmann.
2. Brian Chikwava, Harare North, Londres, Jonathan Cape, 232 p.
3. Writing Still, New stories from Zimbabwe, edited by Irene Staunton, Harare, 2003, 254 p. ISBN: 1 77922 018 9.
4. Writing Now, More stories from Zimbabwe, edited by Irene Staunton, Harare, 2005, 304 p. ISBN: 1 77922 043 X.
5. Wole Soyinka, Nadine Gordimer, Naguib Mahfouz et J.M. Coetzee.
6. Même si la première lauréate, en 2000, Leila Abulela, venait de publier son premier roman : The Translator, Polygon, 1999, traduit en français aux Editions Zoé en 2003 : La Traductrice.
7. Les finalistes du Prix voient leur nouvelle rééditée dans un recueil et sont invités en Grande-Bretagne pendant une semaine pour des séances de lecture, de signature et de rencontre avec la presse. L’accent n’est donc pas seulement mis sur le lauréat. La sélection finale constitue un vivier où se révèlent aussi les autres auteurs en puissance. Ainsi, Jonathan Cape publie, en juillet, On Black Sisters Street, un roman de la Nigériane Chika Unigwe, finaliste du prix 2003. En 2005, Chika Unigwe, qui vit à Turnhout en Belgique, a publié chez Meulenhoff & Manteau (Amsterdam-Anvers), un roman,
De Feniks (Le Phénix), une traduction néerlandaise d’un inédit rédigé en anglais. On Black Sisters Street, publié dans une version précédente en néerlandais également chez Meulenhoff & Manteau sous le titre de Fata Morgana, raconte la vie de prostituées africaines à Anvers
8. « http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=City_(Baricco)&action=edit&redlink=1 » o « City (Baricco) (page inexistante) », 1999, Milan, Rizzoli, 1999, traduit en français par Françoise Brun chez Gallimard, Folio n° 3571, 2001.
9. Harare North, op. cit., p.41. Littéralement: « Nettoyeur de derrière anglais ».
(À suivre : Partie II, « Prendre le monde par les mots »)///Article N° : 8760

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