Le 1er novembre 2022, à Abidjan, dans un assourdissant silence, nous quittait l’écrivain Charles Nokan. L’auteur notamment de Violent était le vent (1966), Abraha Pokou, ou une grande Africaine (1970), Cri (1989) avait dédié sa vie à l’écriture littéraire suivant une esthétique communiste affirmée et qui reste encore bien peu analysée. Emmanuelle Eymard Traoré lui rend hommage et publie un entretien réalisé avec l’auteur.
Charles Nokan, je l’avais rencontré en 2008 durant mon premier voyage de recherches littéraires en Côte d’Ivoire puis lors de tous les autres, tandis que ce pays me devenait familier, que j’apprenais à en connaître les chemins et que les séjours se muaient en installation. Charles Nokan me donna l’occasion de le rencontrer fréquemment et je partageai régulièrement son foutou du dimanche en écoutant les histoires du temps d’avant. Sa mort plonge dans une immense tristesse tous ceux qui l’ont fréquenté tant sa douceur, son humanité et son inextricable engagement politique étaient fascinants. L’interview reproduite à la suite est extraite des annexes de ma thèse de doctorat Autour de la notion d’ivoirité. Participation de quelques écrivains à la crise politique de Côte d’Ivoire (2014). Elle a été réalisée chez lui, dans son appartement de Cocody, le 8 août 2009.
Emmanuelle Eymard Traoré : Comment dois-je intituler notre rencontre : « Rencontre avec Charles Nokan » ou « Rencontre avec Zégoua Gbessi Nokan » ?
Vous pourriez écrire : « Rencontre avec Charles Nokan, alias Charles Zégoua Gbessi Nokan ». Nokan est l’anagramme de mon nom, Konan. J’ai choisi Charles parce que, lorsque j’étais jeune, j’aimais beaucoup Charles Baudelaire. Zégoua Gbessi est le nom de mon grand-père. Je signe donc aujourd’hui mes œuvres Charles Zégoua Gbessi Nokan.
« J’essaie d’appliquer ma conception marxiste du monde à la culture akan. »
Si vous ne deviez retenir qu’une appellation, préféreriez-vous que je vous qualifie d’auteur baoulé, d’auteur ivoirien, d’auteur africain ou d’auteur de la « République Mondiale des Lettres » ?
Je préférerais écrivain. Et écrivain de la « République mondiale des Lettres », c’est trop dire mais du monde, oui. Les écrivains puisent leurs influences dans leur culture mais aussi dans les cultures étrangères, à travers le monde. Je suis avant tout un écrivain du monde comme n’importe quel écrivain de n’importe quel pays.
Vous semble-t-il opératoire de parler de « littératures nationales » concernant les littératures africaines ? Peut-on, par exemple, parler de « littérature ivoirienne » ?
Oui, on peut parler de « littérature ivoirienne » à partir du moment où elle s’appuie sur un terroir local et des réalités qui nous sont propres. Mais la littérature en Côte d’Ivoire est récente et n’a pas encore la portée de la littérature française, par exemple. Donc ce n’est que très récemment qu’on a pu parler de littérature ivoirienne.
Vos œuvres littéraires semblent prendre racine à la fois dans votre terroir natal, c’est-à-dire baoulé, et plus largement akan, mais également dans les théories marxistes. Pouvez-vous m’expliquer ce double attachement ?
J’essaie d’appliquer ma conception marxiste du monde à la culture qui est la mienne, c’est-à-dire la culture akan. Si je ne faisais que plagier le marxisme, on dirait que je suis un imitateur, comme beaucoup d’écrivains avant les années 30. Avant la Négritude, les tout premiers écrivains africains ne faisaient qu’imiter servilement les écrivains français. Ensuite, il y a eu l’effort fait par la Négritude. Mais la Négritude elle-même était fort limitée dans la mesure où la position des négritudants, si l’on peut employer ce terme, est une position raciste à l’égard d’une autre position raciste. Or, on voulait combattre le racisme et on le combattait par une autre forme de racisme. Vous comprenez que des problèmes se posaient. Ensuite il y a eu cette forme de littérature beaucoup plus engagée et qui, évidemment, a tapé sur la Négritude. Nous, nous faisons partie de cette génération-là.
On parle d’engagement. Sartre pensait que l’écrivain est engagé à gauche, et s’il n’est pas à gauche, il n’est pas engagé. Je pense que ce n’est pas vrai. Il y a deux formes d’engagement. Vous avez ceux qui sont engagés à gauche, les progressistes, et ceux qui sont engagés à droite. Ceux-là produisent des œuvres avec un contenu de droite comme ceux de gauche produisent une littérature beaucoup plus progressiste selon moi. À partir de ce moment-là, on ne peut pas dire qu’il y a des écrivains engagés et des écrivains non-engagés. Je crois que Mao Tsé Toung disait qu’il n’y a pas d’art pour l’art, que toute forme de littérature est engagée et milite pour une cause, une cause de droite ou une cause de gauche. Il n’y a pas d’art qui ne se fonde pas sur une idéologie. Il y a eu des écrivains africains engagés à droite, tel Camara Laye. Moi, je me suis engagé à gauche.
« J’ai toujours été un militant et je n’ai jamais accepté, comme d’autres l’ont fait, d’entrer dans le parti unique d’Houphouët-Boigny, pour, de l’intérieur, le transformer. Tous ceux qui y sont entrés ont été avalés par le parti et ils sont devenus pires que les fondateurs. J’ai toujours refusé cela. »
Votre œuvre a été peu médiatisée, notamment dans le journal Fraternité Matin qui consacrait pourtant plusieurs pages à la culture des années 70 à 90. Savez-vous pourquoi ?
Oui, c’est vrai. D’abord, sachez que j’ai fait la prison. Je suis marxiste. Et Houphouët était un parent. Mon arrière-grand-père était le cousin germain du grand-père d’Houphouët-Boigny. Chez nous, on peut dire que nous sommes des parents. Mais sa position politique m’a toujours déplu ; donc avec d’autres étudiants, j’ai milité contre lui au niveau du syndicat. J’ai été emprisonné à Yamoussoukro après son fameux complot. Nous n’étions pas ici, nous nous trouvions en France. J’ai perdu ma mère en 1963, je suis rentré au pays et après les funérailles, on m’a arrêté. C’était en 1964. J’ai fait sept mois en prison, puis je suis reparti pour la France.
Quand on m’a libéré, Houphouët a appelé mes parents et leur a dit : « Je viens de planter un arbre qui donne de beaux fruits. Au lieu que votre fils, mon petit cousin, vienne pour que nous réussissions à débroussailler tout autour de l’arbre afin que les fruits que nous cueillons tombent sur un sol propre, il a amené ses amis pour faire leurs excréments autour de l’arbre, et tout ce que nous cueillons comme fruit tombe dans ce caca ! ».
Dadié et Zadi ont connu aussi la prison, mais Houphouët était d’autant plus mécontent qu’il me considérait comme un parent, parent qui lui avait tourné le dos, qui n’a jamais voulu comprendre ce qu’il en attendait, et qui s’est toujours opposé politiquement. Donc la plupart des gens ont eu peur de me parler. Il fut un temps où on ne recevait pas mes ouvrages ici. Comme j’ai été un militant assez actif et connu au sein des étudiants en France, Houphouët m’en a voulu. Un cousin de Yamoussokro m’a dit, après la mort d’Houphouët, que c’était à cause de lui qu’il ne me parlait pas. Houphouët a même tenté de m’éliminer. Donc on comprend que les petits journalistes de l’époque aient eu peur de parler de moi. Maintenant, les choses ont changé. Les étudiants commencent à consacrer des thèses à mes écrits et lorsque je fais sortir un livre, les journalistes publient des articles. D’ailleurs Fraternité Matin est en train d’éditer mon nouveau roman. Les choses évoluent un peu depuis que mon grand cousin n’est plus là. Ajoutons aussi que ma conception idéologique n’est pas celle de la plupart des journalistes. Ils ne maîtrisent pas ma pensée, donc ils en parlent peu.
« Mon rôle d’écrivain, qui devrait être le rôle de tous les écrivains africains, était de lutter par la plume, bien qu’on ne puisse pas prétendre que celle-ci résolve tous les problèmes. Mais la plume, l’écriture, l’œuvre peuvent permettre, à un moment donné, un changement de mentalité. »
Comment envisagez-vous votre rôle d’écrivain ?
Nous avons d’abord vécu la colonisation, puis le temps de l’Indépendance qui n’était qu’une Indépendance nominale. Dès lors, mon rôle d’écrivain, qui devrait être le rôle de tous les écrivains africains, était de lutter par la plume, bien qu’on ne puisse pas prétendre que celle-ci résolve tous les problèmes. Mais la plume, l’écriture, l’œuvre peuvent permettre, à un moment donné, un changement de mentalité, qui peut être à même d’influer sur les comportements quotidiens de la population et surtout sur ceux des masses populaires, pour employer un langage marxiste. Cela ne signifie pas que l’écrivain doive se contenter de cela. Moi j’ai toujours été un militant et je n’ai jamais accepté, comme d’autres l’ont fait, d’entrer dans le parti unique d’Houphouët-Boigny, pour, de l’intérieur, le transformer. Tous ceux qui y sont entrés ont été avalés par le parti et ils sont devenus pires que les fondateurs. J’ai toujours refusé cela.
Quand je suis rentré de France, Houphouët a voulu m’y intégrer, mais je n’ai pas accepté d’y participer. J’aurais pu être un ministre à une époque. Je n’ai pas voulu. Des gens de Yamoussoukro, de chez moi, ont été envoyés par la Présidence pour me solliciter, et j’ai refusé. En tant qu’écrivain et en tant qu’enseignant, j’ai un peu participé à l’évolution des mentalités. Ici, en Afrique, les gens sont tellement pauvres et ils l’ont été tellement au temps colonial, que, quand ils voient l’argent, ils le suivent. Ils sont tout à fait déformés par l’argent. Moi je n’en ai pas beaucoup… Regardez autour de vous ! Allez chez d’autres écrivains, c’est le grand luxe. Moi je préfère ne pas perdre ma dignité en faisant comme eux, en prenant l’argent et en oubliant le peuple pour lequel il faut lutter et pour lequel je lutte encore. Avoir des maisons, avoir des voitures… Je n’ai pas de voiture ! ça ne veut pas dire que je n’aime pas la voiture ; d’ailleurs, avant, j’avais une 2 chevaux, mais je suis à la retraite, je vais rarement à l’université. L’utilité de la voiture s’est amoindrie…
Ici nous avons eu des partis clandestins, nous les avons animés et la plupart des camarades ont couru, dès qu’ils ont pu, après l’argent. À ce moment, on s’est demandé ce que l’on pouvait faire. On ne pouvait que donner l’éducation aux jeunes gens. À l’heure actuelle, certains de ces étudiants militent pour des causes importantes. C’est ma seule possibilité : enseigner, écrire. Beaucoup d’amis nous ont trahis, ils sont devenus ministres et ils ne nous regardent plus. Qu’est-ce que vous allez faire dans cette galère-là ? Je pense que nous devons nous efforcer de bien faire ce que nous savons faire, que nos livres puissent avoir, même sur un petit nombre de lecteurs – car vous le savez, on ne lit pas beaucoup en Afrique – une certaine incidence, que cela aide au changement de mentalité.
Dans l’avant-propos de La traversée de la nuit dense (Paris, PJ Oswald, 1972), vous dites de la troisième génération d’écrivains africains qu’elle est « révolutionnaire, (…) grosse d’un avenir radieux ». Aujourd’hui, pensez-vous qu’elle l’a vraiment été et que son avenir a suivi votre intuition ?
Ah, elle n’était pas foncièrement révolutionnaire ! Il y avait des éléments progressistes, mais la plupart des camarades se sont tournés de l’autre côté pour s’enrichir. Ils sont alors devenus les ennemis de ceux avec lesquels ils ont commencé à lutter…
Pendant longtemps, la lutte des écrivains et la mienne étaient contre le PDCI. Maintenant, les choses ont changé. Gbagbo et moi étions à l’époque pratiquement ensemble…. Enfin… je ne désespère pas. Mais nous savons que ce n’est pas nous qui allons faire aujourd’hui la Révolution. C’est à la génération nouvelle ou à celles qui suivront. Peut-être que nos enfants, nos arrière-petits-enfants pourront y contribuer. Maintenant j’ai dix petits-enfants et un arrière-petit-enfant, alors ce n’est plus à moi d’agir. Notre espoir réside dans ces enfants, dans tous leurs frères, leurs camarades, dans l’avenir. Mais nous avons toujours une flamme qui nous permet de travailler, de lutter encore…
Que pensez-vous de certains de vos confrères écrivains, tels B. Zadi Zaourou et J.M. Adiaffi, qui ont activement pris part au pouvoir politique?
J’ai eu plus confiance en Zadi qu’en Adiaffi. Parlons du n’zassa. C’est moi qui l’ai introduit dans la littérature ivoirienne, c’est-à-dire que c’est moi qui ai, le premier, pratiqué ici le mélange des genres : la prose, la poésie, les contes mêlés. Adiaffi a donné un nom à cette pratique mais je l’avais utilisée auparavant. Bon, cela n’est pas un problème. Mais Adiaffi, bien qu’il ne soit plus là, donc que ce soit difficile de parler de lui, était surnommé « l’insulteur public ». Pourquoi ? Parce qu’il criait tout le temps ! Cependant, quand il y avait un événement, qu’il fallait envoyer un écrivain représenter la Côte d’Ivoire, Houphouët envoyait toujours Adiaffi. Alors, on se demandait pourquoi. Même Dadié, doyen de la littérature ivoirienne, voyageait moins que lui. Il y a eu alors des rumeurs. On disait qu’Adiaffi était payé par la Présidence. Cela semblait un peu louche. Moi, à la place de Zadi, je n’aurais jamais accepté d’être membre du gouvernement à l’époque de Bédié. L’époque Houphouët et celle de Bédié sont les mêmes. Bédié a été Président suivant les vœux d’Houphouët, il a été son continuateur. Je n’aurais donc jamais accepté d’aller auprès d’eux. Enfin, je vous l’ai dit, ils ne m’auraient pas appelé ! Houphouët si, à cause de la parenté, mais Bédié… Je ne sais pas s’il faut le dire, mais certains prétendaient même qu’Adiaffi était un espion. Peut-être est-ce trop dire, mais probablement un indicateur. Quand il sortait de la Présidence, il allait à la télévision où il insultait tout le monde, Houphouët y compris ! Et on ne lui faisait rien, preuve qu’il y avait quelque chose en dessous.
Chaque culture ressemble aux autres tout en ayant des caractères très différents. C’est pourquoi l’ivoirité telle que la pensait Niangoran Porquet est meilleure que l’ivoirité politique. Évidemment, le travail de Niangoran Porquet est méconnu car chacun s’est emparé de son ivoirité, l’a transformée, et on l’a mal transformée.
Dans une interview que vous avez accordée à Ousmane Dembélé pour l’ouvrage Intellectuels ivoiriens face à la crise (Paris, Karthala, 2005), vous évoquez le rôle de certains intellectuels, ayant théorisé l’ivoirité et vous déclarez, je vous cite : « Si on pousse la réflexion un peu à l’extrême, on pourrait les considérer comme des Mussolini ou même des Hitler ivoiriens ». Pourriez-vous m’expliciter ce point de vue ?
Je me demande si j’ai dit cela, j’ai dû oublier ! Mais dans la mesure où j’ai pu le dire, je m’explique : Hitler défendait la race arienne, « supérieure », et faisait liquider les Juifs. De même, les gens de l’ivoirité, de l’ivoirité politique j’entends, car elle a d’abord été culturelle avec Niangoran Porquet, donc à partir du temps de Bédié, les gens voulaient chasser tous ceux que l’on considérait comme des étrangers. Ces étrangers étaient repoussés, telle une orange qu’on pèle et dont on jette la peau vide, pour reprendre le mot d’André Gide. Les gens qui agissent ainsi sont des diviseurs qui se considèrent supérieurs à d’autres. Mais il ne faut pas oublier que ces autres ont contribué à faire évoluer le pays. Par exemple, ceux qui ont creusé le canal de Vridi étaient des Burkinabè. Ceux qui sont ici depuis trente ans, quarante ans, cinquante ans, on dit qu’ils ne sont pas ivoiriens, qu’il faut les repousser ?
Pensez-vous que l’ivoirité que défendait Niangoran Porquet avec sa Griotique à la fin des années 70 ait à voir avec celle plébiscitée par le régime de Bédié ?
Niangoran Porquet était un ami. Il venait chez moi de temps en temps. L’ivoirité, au départ, tendait à montrer ce qui était essentiellement ivoirien en ce qui concerne la culture, c’est-à-dire les caractéristiques principales de la culture ivoirienne. Quand les politiques sont arrivés, ils ont traduit cela par « La Côte d’Ivoire aux Ivoiriens » et « Tous les étrangers dehors! ». À partir des noms de famille, l’on disait que ceux-ci n’étaient pas ivoiriens alors qu’il y a, par exemple, des Malinkés en Côte d’Ivoire depuis des siècles ! Parfois, on les arrêtait, on prenait leur carte d’identité, et on les exilait. C’est ce à quoi je m’oppose.
Mais dans la mesure où Niangoran Porquet voulait que l’on montre les caractéristiques de la culture ivoirienne, je pouvais dire oui. Chaque culture ressemble aux autres tout en ayant des caractères très différents. C’est pourquoi l’ivoirité telle que la pensait Niangoran Porquet est meilleure que l’ivoirité politique. Évidemment, le travail de Niangoran Porquet est méconnu car chacun s’est emparé de son ivoirité, l’a transformée, et on l’a mal transformée.(…)
Enfin, pensez-vous qu’il y a des auteurs en Côte d’Ivoire susceptibles de prendre la relève de votre écriture et de vos combats?
Certainement, même s’il y a une littérature un peu folklorisante à l’heure actuelle. Mais ça va changer avec des gens comme Tiburce Koffi ou Camara Nangala, quoique je ne sois pas toujours d’accord quant à ce qu’ils défendent politiquement.