« Il faut banaliser la présence des artistes africains sur la scène internationale »

Entretien de Virginie Andriamirado avec Toma Mutubue Lutumba

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Plasticien installé à Bruxelles, Toma Mutubue Lutumba, originaire du Congo (RDC), est le commissaire d’exposition de  » Transferts  » présentée comme l’exposition phare de la  » Saison africaine  » d’Africalia.

Transferts, le titre de l’exposition n’indique pas qu’elle regroupe essentiellement des œuvres émanant d’artistes africains. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
Il s’agit avant tout d’une exposition d’art contemporain et pas d’une exposition d’art contemporain africain. L’idée c’était de faire une grande exposition d’art contemporain de très bon niveau avec de bons artistes, reconnus et moins connus en évitant de faire une exposition patrimoniale où chaque pays africain serait représenté. L’essentiel était de dégager des thèmes qui pouvaient interpeller le public sur des problèmes contemporains. Pour cela, j’ai fait appel à des artistes dont j’appréciais les œuvres ou que je trouvais pertinents par rapport à la thématique que j’avais choisi de traiter. Ces artistes ont été choisis parce qu’ils disaient quelque chose et non parce qu’ils étaient africains. Certains d’entre eux ne sont d’ailleurs pas africains. J’ai voulu casser le moule d’une série d’expositions qui cherchent à démontrer qu’il y a aussi de l’art contemporain en Afrique.
Vous abordez cette question dans votre introduction au catalogue de l’exposition en soulignant avoir voulu  » éviter de tomber dans le piège du multiculturalisme « . Vous pensez à des expositions comme Les Magiciens de la Terre ?
Dans les années 90, tout un courant voulait faire croire que l’art contemporain africain existait. Certaines collections ont été montées pour étayer cela et créer une catégorie de toute pièce. Or en Afrique, il n’y a pas une institution, pas un marché, pas de réseaux solides ni de critiques pour soutenir l’art. Les artistes travaillent sur le tas et l’art contemporain en Afrique – et c’est ce qui fait sa particularité – n’existe que grâce au dynamisme et à la volonté des individus.
Par ailleurs, quand on monte une exposition d’artistes africains en Europe, on est dans un processus d’exportation. Transferts n’est pas l’importation d’une production qui vient être consommée sur un marché qui serait l’Occident. Elle est construite autour d’une thématique qui installe le débat directement au cœur même de l’exposition. Les problèmes d’identité, de nationalité ou du déplacement des artistes ne sont pas le propos de l’exposition. Parce que bien souvent on finit par parler de politique ou d’autres sujets sans permettre au spectateur d’être dans le corps à corps avec l’œuvre d’art. Le danger est de tomber dans ce que l’on pourrait appeler  » le piège d’opposition « , parce que l’Occident construit toujours un discours d’opposition entre les gens du sud et les gens du nord. Pourquoi faudrait-il être pour ou contre quelque chose ? Démolir une exposition précédente ? Opposer une certaine vision de l’Afrique à une autre ? Je n’ai pas voulu effacer ces problèmes qui sont aussi au cœur de l’exposition mais dont les problématiques sont contenues dans les œuvres. L’essentiel étant de permettre un espace de dialogue et de débat, pour que chaque fois le spectateur s’interroge :  » je m’attendais à voir autre chose, qu’est ce que je suis venu chercher ? qu’est ce que j’ai devant moi ? est-ce que ça me touche « ?
Vous parlez également de l’art contemporain comme champ d’expérimentations traduisant la complexité des relations du continent africain avec le reste du monde.
La culture urbaine en Afrique est dominée par les petits producteurs. Il y a un transfert de matières premières et de biens de consommations selon le principe de la globalisation qui sont fabriqués à un endroit du monde et consommés ailleurs. L’information est diffusée d’un pôle vers un autre, il y a tout un flux qui part toujours de quelque part. Il en est de même pour l’art contemporain qui part de quelque part, à savoir des villes qui se communiquent des tendances. Mais la particularité des villes africaines est qu’elles ont été abandonnées par les Etats. Les gens ont pris en charge leur propre destin. C’est ainsi que, des phénomènes artistiques et économiques se font sur le mode de  » do it yourself « . Il y a une qualité et une pertinence dans ce qui se fait qui correspondent à des aspirations et répondent à des besoin immédiats. Quand les gens manquent de quelque chose, ils le fabriquent. Les artistes contemporains s’expriment de la même manière, sans ordinateurs, sans critiques, sans revues d’art. L’Afrique importe certes beaucoup des autres mais il serait temps d’évaluer ce qu’elle offre au reste du monde. La situation est très paradoxale. Quand je parle de complexité, c’est d’une part cette attraction que l’africain éprouve pour le reste du monde et d’autre part sa mobilité vers le monde occidental qui est impossible. L’Europe refoule quelque part tout ce qui ne lui ressemble pas. Bien souvent ce qui change nos sociétés sont des choses que nous n’avons pas désirées. Les influences sont à la fois subies et mélangées.
La ville, l’espace de consommation, la violence qu’elle génère occupent une place importante dans l’exposition. Est-ce une volonté de mettre en avant les réalités d’une Afrique moderne trop souvent réduite à ses traditions ?
Tous les artistes présentés à Transferts vivent dans les villes et le phénomène urbain est un phénomène à coté duquel on ne peut pas passer en Afrique. La campagne y nourrit la ville, elle se nourrit de la ville. On ne peut donc plus penser l’Afrique comme une société traditionnelle qui ne participe pas à l’histoire du monde. Pourquoi l’art contemporain serait-il préservé du contact avec le reste du monde ? Comme si le culturel en Afrique était une sorte de sanctuaire intouchable qui devrait se préserver d’une souillure de l’art contemporain occidental ou d’ailleurs. C’est presque devenu idéologique.
Dans le terme Transferts il y a aussi cette projection de l’esprit qui veut que l’art contemporain qui se pratique en Afrique soit un avatar de l’art contemporain européen, que tout ce qui se fait de novateur dans le monde soit d’essence et d’origine occidentales. L’exposition ne cherche en rien à prouver quelque chose parce que ce serait rentrer dans le jeu de l’Occident qui nous met toujours en position d’accusateurs et de victimes. Or les artistes sont des esprits libres, tournés vers la création, qui interrogent notre monde contemporain et c’est ainsi qu’il faut les présenter. Un artiste est un mutant dans sa propre société. C’est quelqu’un qui échappe un peu à son époque, à sa communauté et c’est une règle partout. Pourquoi voudrait-on que cela soit différent en Afrique? Un créateur c’est un créateur !
On pourrait donc recevoir l’exposition comme une sorte de manifeste ?
C’est un espace concret, un espace de discussion. Une œuvre d’art est un outil pour la pensée, pour le dialogue. Transferts est une sorte de plate-forme où des gens peuvent se rencontrer, se mettre au contact de leurs contemporains qui ont aussi un propos sur le monde. Ce monde qui change, qui est en mutation, qui est difficile à comprendre d’où que l’on soit sur la planète. Quand on expose de l’art contemporain en Afrique, c’est une initiative qui vient du Nord et on la vit comme une importation du Nord, une sorte de colonisation culturelle en somme. Il serait temps de commencer à poser des problématiques. Une exposition n’est pas une zone calme, mais une zone de tension, de contact où les choses doivent se dire. Et cette potentialité est présente dans les œuvres sélectionnées pour Transferts, qu’elles soient produites par des africains ou des non-africains.
Le contenu des œuvres rejoint la thématique de l’accélération de l’Histoire, c’est à dire le temps présent. Les médias régentent notre manière de penser, notre manière de sentir le monde. D’où que l’on soit, on subit ce flux d’informations, d’images, de commentaires sur le monde. Même si ce flux provient essentiellement de la partie dominante qui a le pouvoir d’émettre un discours sur nos sociétés, les gens du sud ont aussi la possibilité de s’exprimer. Les artistes créent en Afrique sans moyens, mais ils créent malgré tout. Ils n’ont pas attendu un mot d’ordre de qui que ce soit pour le faire et ils vont continuer à créer sans institutions, sans musées, sans rien du tout. Il y a une grande vitalité de la création en Afrique qu’il y ait des moyens ou pas.
Par rapport au projet initial d’Africalia qui était de faire tourner les expositions sur le continent, est il prévu de faire bouger Transferts ?
Le festival Africalia dans le cadre de  » La saison africaine  » est destiné au public belge. C’est un moment de rencontre et de sensibilisation pour montrer qu’il y a une Afrique créatrice contemporaine et diverse. Mais nous continuons à exposer des artistes sur le continent africain. Nous avons soutenu sur place des artistes dans la production de leurs œuvres et nous avons monté des expositions monographiques sur 10 ou 20 ans de carrière pour insister sur les individualités et montrer que les artistes africains ne doivent pas toujours être présentés en troupeau. Des œuvres d’une grande force se construisent là bas.
Transferts est une exposition conçue pour être montrée en Europe. Les questions qu’elle aborde sont liées au contexte du Palais des Beaux Arts qui n’est pas le même que si elle avait été montée à Bamako. Si le thème de cette exposition est pertinent ici, il n’est pas évident qu’il le soit là bas. Quand une œuvre est présentée dans un pays qui a une histoire particulière, sa portée change forcément. Une exposition n’est pas un kit qui peut être transporté à gauche et à droite. Elle est un challenge qui réunit l’artiste, le lieu et le public. Elle est par définition en devenir perpétuel.
Le fait d’être artiste vous a t-il aidé dans le montage de Transferts ?
Cela m’a d’abord aidé à me mettre à la place de l’autre et à respecter l’opinion des artistes. J’ai monté cette exposition avec ma sensibilité d’artiste notamment dans le travail sur l’espace. Mon souci était de ne pas trop instrumentaliser les œuvres. En tant qu’artiste, je tiens beaucoup au rapport direct du public à l’œuvre, à ce corps à corps qui permet le face à face. Au public ensuite de trouver en lui les clés qui lui permettront de comprendre l’œuvre dans laquelle il y a toujours un détonateur. Les œuvres présentées ne doivent pas laisser les gens impassibles mais au contraire leur donner une liberté d’interprétation qui stimule leur propre créativité dans la recherche de sens. Une œuvre d’art ne doit pas être un objet statique, facile à consommer. Comme le disait un artiste américain au public :  » elle doit aussi demander :  » que représentez vous, qui êtes vous, comment me comprenez vous, quelle clé avez vous pour me juger « ? C’est ce dialogue qui m’intéresse. Avec le scénographe Franck Houndelga, nous avons tenu à respecter l’espace du Palais des Beaux Arts. Tous les blocs de projections ont été conçus pour être décollés du mur pour montrer qu’il s’agit d’implantations réalisées dans un espace donné. Nous ne prétendons pas faire du collage ou créer un espace d’illusion mais un espace de rencontre, un moment privilégié.
Comment vous défendez-vous par rapport à certaines critiques dénonçant le fait que beaucoup des artistes sélectionnés l’ont déjà souvent été sur la scène internationale ? Ne vous êtes vous pas finalement un peu éloigné du projet initial d’Africalia qui ambitionnait de montrer des nouvelles formes d’expressions issues du continent africain ?
Je n’ai pas voulu faire de discrimination positive ou négative. Sans vouloir faire du politiquement correct, Transferts a réuni des gens d’horizons très différents. Mona Marsouk n’a jamais exposé avec Pascale Marthine Tayou, ni Brahim Bachiri avec Abdoulaye Konaté ou Bodys Isek Kingelez. Cette critique je ne la reçois pas parce que c’est avant tout une exposition d’art présentant des œuvres pertinentes par rapport à un thème. Dés lors que l’œuvre d’un artiste, qu’il vive en Afrique ou à New York a une portée intéressante pour l’exposition, il est intégré. Je ne vois pas pourquoi je me priverais de bons artistes sous prétexte qu’ils sont déjà connus. Nombre d’entre eux sont venus avec des œuvres inédites. Je suis originaire du Congo, l’occasion est rarement donné à un organisateur d’expositions congolais de monter une exposition en Belgique. Ma façon de voir les choses n’est pas la même que celle de Jean-Hubert Martin (1) ou d’Okwui Enwesor (2). On doit respecter la spécificité de chaque projet et ne pas penser que chacun est la répétition d’un autre projet. Transferts ne prétend pas être un résumé de ce qui se fait en Afrique, ce qui serait illusoire et stupide. Elle s’inscrit dans les actions d’Africalia qui doivent être considérées dans leur globalité. Cette exposition n’est pas un point de départ mais la suite de toute une action que nous poursuivons.
Une de vos œuvres a été présentée à Next Flag (3) , exposition également montée en Belgique qui se démarquait d’Africalia, parfois critiquée pour être un  » projet politicien « . Comment avez-vous géré le fait d’être commissaire d’exposition pour Africalia et artiste pour Next Flag ?
Je connais bien les organisateurs de Next Flag ainsi que les artistes exposés. L’œuvre présentée à cette exposition appartient à un collectionneur qui est libre de l’exposer. Je me réjouis à chaque fois qu’une exposition montre des artistes contemporains d’Afrique. Je ne suis pas l’ennemi de Next Flag ou d’autres. Si notre action est de montrer des artistes contemporains d’Afrique au public belge, suisse, américain ou autre, c’est un effort commun que nous devons faire. Il faut banaliser la présence de ces artistes sur la scène internationale. Que cela ne soit plus exceptionnel, que l’on puisse enfin regarder les œuvres et non plus la couleur des gens ou leur étiquette politique ! C’est dans ce sens que je me bats et si Next Flag dit la même chose, cela ne peut que renforcer mon propos. Dans le contexte d’Africalia, je fais mon job en essayant de me mettre au service de créateurs. Par ailleurs, Transferts a la particularité de présenter des œuvres nouvelles contrairement à Nex Flag qui présente les œuvres d’un collectionneur. Les deux expositions sont finalement complémentaires.
L’une émane d’une initiative privée, l’autre d’un projet institutionnel, les choses semblent bouger et pourtant…le marché n’en reste pas moins fermé aux artistes africains…
En Occident, on ne peut ignorer le marché qui réunit des riches qui se volent entre eux. Les pauvres ne doivent pas se mêler de ça. Il y a en Afrique des artistes qui sont des gloires nationales mais qui sont inconnus ici parce que leur style ne conviendrait pas ici. D’un autre côté, il y en a qui sont très connus en occident et totalement inconnus chez eux. L’œuvre d’art est un sujet assez particulier qui est un reflet de cette relation paradoxale. Le destin de chaque artiste c’est aussi d’être prophète ailleurs que chez lui. Le marché existe mais tout n’existe pas par le marché. Il y a en Afrique une diversité d’artistes. Certains sont porteurs de valeurs et il faut aller vers eux, d’autres sont portés par le marché et ne sont pas forcément les plus intéressants. L’art n’est pas un espace qui doit rester vierge, ce n’est pas un terrain immaculé de tout déchet. C’est un territoire humain où il se passe le même type de transferts que dans les autres domaines sauf qu’il donne la possibilité de se poser des questions. Le luxe de l’art ce n’est pas de vendre, c’est de pouvoir apporter des questions à une société qui ne veut plus s’en poser.

1. Commissaire d’exposition, a organisé Les Magiciens de la Terre (Paris, 1989) qui pour la première fois exposait ensemble des artistes des hémisphères sud (parmi lesquels de nombreux africains) et nord.
2. Commissaire de la Documenta de Kassel (Allemagne, 2002).
3. Exposition montée à Charleroi (Belgique) en mai dernier, à partir de la collection Hans Bogatzke, par l’artiste angolais Fernando Alvim et Simon Njami, commissaire d’expositions, co-directeur de l’ex-Revue Noire.
///Article N° : 3138

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Les images de l'article
Aimé Ntakiyica, Wir, 2001
Abdoulaye Konaté, Gris-gris pour Israël et la Palestine, 2002, toile et coton, œuvre 4 parties © Didier Cry
Bili Bidjocka, "On est dans l'espace de la peinture où on ne l'est pas", 2003, installation in situ, prise de vue depuis l'exposition "Transferts" © Africalia
Bodys Isek Kingelez, Kimbembele Ihunga (Kimbeville), 1994 © Filip Vanzieleghem
Fatimah Tuggar, Fusion cuisine, 2000, film muet





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