Images de fraternité

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L’heure n’est pas encore à la fiction : les films des Grands Lacs sont documentaires. Nécessité de témoigner, de comprendre. Une avalanche d’images, en général tournées par des Occidentaux. Flash sur quatre d’entre elles.

La première image est télévisuelle. Elle est bien de chez nous, c’est-à-dire du journal de 20 heures. Elle est misérable. Elle est bien intentionnée : partager un trouble, faire naître une émotion, appeler à agir. Des années de génocide et de réfugiés errant entre vie et mort dans la jungle ou les camps. Regards d’enfants hagards aux yeux immenses, hommes et femmes au dernier souffle, corps amaigris, misère extrême, foules victimes, impuissance et désespoir. Images choc que la répétition banalise. Images vertige car on perd les pédales devant tant d’horreur. Elle existe pourtant : il faut la regarder en face. Un film se détache. Hubert Sauper s’est retrouvé au milieu des réfugiés parvenus au plus profond de la jungle zaïroise, sans savoir ce qui l’attendait. Il tourne en 1997 Le journal de Kisangani. Ses images, son montage content son malaise, sa perte de repères, sa révolte. Elles sont mêlées de plans noirs et de silences qu’un accordéon déchire de temps à autre. Il filme aussi les autres cameramen et photographes. Arrêt devant un corps inerte. Photo bien cadrée. Et on s’éloigne. Quand nous regarderons ces images, la plupart de ces milliers de gens affamés, épuisés et harcelés par les militaires, seront morts. C’est inscrit sur l’écran. Avec des chiffres. Aujourd’hui Hubert Sauper vend ces images. C’est son métier. Elles sont sélectionnées à Berlin, au Cinéma du réel à Paris. Elles vont passer à la télé. Son film est bon : il soulève les tripes. Parce qu’il n’est pas sensationnel. Parce qu’il ne nous fait pas le cadeau d’un commentaire qui rassure. Parce qu’il ne tourne pas le dos quand un mourant le fixe. Parce qu’il ose une certaine poésie. Parce qu’il est éminemment personnel. Nous partageons sa maladresse quand, pour terminer, il pose la question bête à une enfant :  » Comment te sens-tu ? «  L’enfant décharnée esquisse un sourire et répond le contraire de l’évidence :  » Bien.  » Mais est-ce vraiment l’image qui éveille la solidarité ?
La deuxième image est analysante. Elle cherche à comprendre. Une série de documentaires télés ont exploré les conséquences, parfois aussi les causes (Le Rwanda, une république devenue folle, Luc de Heusch 1996), documenté la haine (Itsembatsemba, Alexis Cordesse et Eyal Sivan, 1996, montage d’extraits de la radio-télévision libre Mille Collines), interrogé les rescapés (Revivre – Rwanda, paroles contre l’oubli, Violaine de Villers, 1996), suivi les juges dépassés et ceux qui militent contre l’impunité (Maudits soient les yeux fermés, Frédéric Laffont, 1995), filmé les prisons surchargées ou les camps de réfugiés, promené leur caméra sur les morts entassés dans les églises, laissés là sans rien changer pour aiguiser le souvenir… J’ai pourtant choisi un film loin de la douleur. Des employés de la Banque mondiale négocient avec le gouvernement ougandais les conditions de nouveaux prêts. Ils se prêtent à une étonnante transparence. Nos amis de la Banque (Peter Chapell, 1998, diffusion prochaine sur Arte) est un cours passionnant sur le droit d’ingérence. FMI et Banque mondiale dictent à coups de millions leurs choix budgétaires aux plus hautes instances ougandaises, obligées de négocier leurs ambiguïtés tout en tentant de résister. Du brut qui aide grandement à saisir les logiques internationales.
La troisième image est affirmation de vie. Le coup d’Etat de novembre 1993 au Burundi déclenche des massacres dans tout le pays. Un artiste en réchappe et s’enfuit. Son unique richesse : un carnet où il note et dessine tout ce qu’il voit, tout ce qu’il endure. Sa rencontre avec un jeune orphelin l’engagera à rebâtir la vie dans un village déserté. Carnet noir, de Benjamin Ntabundi, Michel Castelain et Jacques Faton (Atelier Graphoui 1996) est une animation réussie de photos découpées et de pâte à modeler.  » Pourquoi écris-tu tout le temps ? – Je dessine pour les générations futures et actuelles.  »
La quatrième image est vécu de fraternité. Eric a 14 ans. Il est à la fois hutu et tutsi, ce qui lui permet d’être médiateur et de résoudre les conflits. Orphelin de la guerre, il est le chef d’une bande d’adolescents vivant dans les rues de Bujumbura. La caméra de Joseph Bitamba capte avec souplesse la débrouille quotidienne, les joies et les tensions. Eric et sa bande nous deviennent doucement familiers. Ils refusent de choisir un camp et vivent entre eux cette tolérance et cette communauté que les adultes ont tant de mal à réaliser : même si ce film témoigne ne serait-ce que par son titre, Le Métis, à quel point le vocabulaire ethnique s’est inscrit dans la société burundaise, il a l’immense mérite de mobiliser en finesse la nécessité de la paix.

///Article N° : 338

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