J’ai conduit il n’y a pas longtemps un groupe d’artistes en France pour des rendez-vous culturels. Deux s’étaient évadés. L’affaire avait soulevé des passions à Paris et à Yaoundé, qui traduisaient la gravité de l’acte. Pourtant, il faut aller au-delà des passions et poser le problème de l’artiste africain dans un environnement dit mondialisant.
Commençons d’abord par reconstituer les faits. Nous sommes le lundi 12 avril, au théâtre de la Cave de Colombes, dans la banlieue parisienne. C’est le cinquième jour de notre séjour hexagonal où nous sommes arrivés, invités par les Eclaireuses et Eclaireurs de France, groupe de Bois-Colombes, en Ile de France. Nos hôtes sont une dizaine de sympathiques filles et garçons que nous avons accueillis au Cameroun quelques mois plus tôt et avec qui nous avons eu des échanges culturels particulièrement forts. Pour nous remercier du plein d’amitié qui leur a ainsi été fait et fonder avec nous un solide projet d’échanges culturels, ils nous ont invité à découvrir leur pays, occasion de donner des spectacles, de rencontrer des gens et de monter ensemble de nouveaux projets. Nous venons donc de donner notre premier spectacle en terre française. L’ovation est très forte, certains d’entre nous écrasent quelques gouttes de larmes. On n’a jamais vécu cela avant. Les organisateurs (Rondes des Poètes et EEDF) reçoivent les dernières félicitations, ils achèvent d’emballer les objets d’art et livres camerounais qui ont encadré les spectacles. Il est temps qu’on s’en aille, il ne nous reste plus qu’à rejoindre les voitures et à aller savourer le succès autour d’un parfait dîner. C’est à ce moment là qu’on se rend compte que deux d’entre nous ne répondent pas à l’appel. Chantal Elisabeth Ayangma et Crescence Bertine Mbetounou Ndzana ont disparu. Coups de fil, battu du quartier, questions, regards qui s’évitent et qui n’arrivent pas à s’éviter quand même, tonnes de pas possible, de oh là ! là ! Personne n’ose admettre que ce qu’on imagine soit vrai. La police, alertée, ne semble ni se dépêcher, ni s’émouvoir. Pourtant, on finira par se rendre à l’évidence, après des heures de folle agitation, que les deux jeunes camerounaises se sont bien évadées en terre française. Elles n’ont pas résisté à la tentation de l’aventure au prix d’une inqualifiable ingratitude et d’un abus de confiance sans mesure à l’endroit de leur hôte et de « leur » association.
Le brouillage psychologique que provoque une telle déroute laisse tout de même aux organisateurs suffisamment de lucidité pour remonter le fil des moments passés ensemble et relever quelques symptômes qui auront presque imperceptiblement prévenu le mal. C’est ainsi qu’on se rappelle qu’on remarquait chez les deux traîtresses des comportements particuliers. D’abord un changement d’attitude. D’habitude bavardes et chaleureuses, nos deux « amies » avaient affecté durant l’essentiel de leur séjour un isolement accablant et un mutisme pour le moins inexpliqué. Interrogées sur cette nouvelle conduite, elles accusaient le froid d’en être responsable. Ensuite un langage soporifique et faussement vrai. L’une nous disait qu’elle souhaitait impérativement rentrer au pays parce que son séjour se transformait en cauchemar du fait du froid et de la trop grande présence du chocolat dans les plats (ce qui de reste n’était pas faux) ; et l’autre nous répétait qu’avant de faire le déplacement de Paris, elle avait payé six mois de loyer pour éviter tout chantage de son bailleur. Elles donnaient ainsi des réponses à des questions qu’on ne leur avait pas posées et, de façon efficace et fort discrète, contribuaient à brouiller les pistes et à endormir nos esprits. Enfin, elles avaient manifesté une certaine résistance quand on leur avait demandé de mettre leur passeport, billet d’avion et carnet de vaccination à la disposition du membre désigné pour s’en occuper. De façon générale, on avait remarqué leur constante nervosité, leur mauvaise humeur ainsi que la distance très discrète qu’elles prenaient par rapport au groupe ainsi que la fadeur éclatante de leur regard. Mais tout cela nous semblait tellement anodin qu’on s’évertuait plutôt à leur remonter le moral. Il faudra retenir de cette malheureuse expérience une leçon : le corps peut constituer un précieux miroir pour qui veut lire les pensées qui nous habitent. Les bonnes pensées projettent un corps sain, libre et vraiment disponible, tandis que les pensées lugubres nous affublent d’un corps pesant, inhospitalier et involontairement malade. Nos deux filles avaient ainsi perdu l’éclat de leur corps, la lumière de leur regard à cause de la mauvaise conscience qu’elle avaient de l’acte ingrat qu’elles moutonnaient et qui les rongeait de l’intérieur avec un entêtement morbide.
Une telle approche de la question de l’évasion telle qu’elle se pose ici, si elle nous permet de pénétrer la psychologie des membres d’un groupe à un moment précis de son vécu, peut nous permettre aussi d’anticiper sur certains actes compromettants. Elle ne nous empêche pas cependant de traiter le problème sous d’autres angles. Il faut dire ici la colère, dans laquelle le Service de Coopération et d’Action Culturelle ainsi que le Centre Culturel Français sont entrés lorsqu’ils ont été informés de la disparition des deux filles qui avaient cédé au culte général de la facilité et de la dilapidation de tut capital moral dans lesquels la jeunesse de notre pays sombre de plus en plus. Ce mouvement d’humeur, somme toute légitime, était dû au fait que lesdits services de l’ambassade de France s’étaient impliqués par des recommandations diverses auprès du service consulaire pour les neuf membres de la Ronde des Poètes en quête de visa. A cela, il faut ajouter les familles hôtes en France qui s’étaient trouvées devant une situation que rien ne justifiait sinon une inhumaine ingratitude, au vu des sacrifices qu’elles avaient consentis pour le voyage dans leur pays de notre troupe artistique et du flux de correspondances qu’elles avaient adressées au consulat pour l’obtention des visas. C’est ici le lieu de se poser certaines questions inévitables. Quelle idée avons-nous aujourd’hui de nousmêmes et des autres ? Quel sort peut être réservé à deux jeunes camerounaises, l’une étudiante et l’autre élève, qui s’évanouissent en plein Paris où elle n’avaient jamais été avant, sans le moindre papier, sans le moindre sou, trahissant à la fois leurs amis français et leur association camerounaise ? Qu’est-ce qui pousse tant les africains à s’obséder à ce point de l’Europe et à tout faire s’y établir, au prix de mille périls et de toutes sortes d’actes illégaux ? Le problème est-il l’Europe ou l’Afrique ? Qui paye le prix de tels actes, l’Afrique qui perd ses talents au profit de l’Europe ou l’Europe qui se voit saturée d’immigrants illégaux ? Qu’est-ce qui fait que malgré la montée en puissance de la police anti-clandestine en Occident, malgré les drames hautement médiatisés qui frappent les immigrés clandestins ou ceux qui tentent l’expérience, qu’il y ait toujours cette ruée sur l’Europe des peuples de la périphérie ? Sur ces questions et bien d’autres, on observe une rupture de dialogue entre l’Europe et l’Afrique et un traitement du problème plutôt passionnel et supputatif.
Ce qu’on n’a pas cessé de nous répéter depuis notre retour au pays, c’est que désormais, du fait « de la mauvaise image qu’elle vient de se donner », la Ronde des Poètes aura désormais du fil à retordre avec les services consulaires pour bénéficier d’un visa, comme c’est le cas, semble-t-il, pour des groupes ou associations qui ont vécu la désertion criminelle de leur membre à l’étranger. Ce sera désormais très dur, nous a-t-on dit en lieu très autorisé. L’immigration clandestine qui se donne pour chemin le culturel est un coup de poignard dans le dos de l’initiative culturelle africaine contemporaine qui constitue aujourd’hui notre apport le plus significatif à l’orchestration du village planétaire. Elle installe la méfiance, rend impossible le travail des consulats, sabote l’entreprise créatrice dont l’aliment essentiel est la mobilité, l’échange et la rencontre. Le rendez-vous du donner et du recevoir qui suppose des mouvements constants, des rencontres à une échelle infinie, un enrichissement mutuel par le billet des valeurs qui fondent et entretiennent les civilisations, risque de se transformer en une absence de rendez-vous tout court, si une réflexion profonde sur la question de l’immigration illégale des artistes et sur le statut et le pouvoir même de l’artiste africain actuel n’est pas engagée. En cette ère de ce que François-Régis Bastide appelle le « bombardement culturel », il ne suffira plus de s’énerver quand un poète camerounais s’évade à Paris, de « ficher », comme on dit au Cameroun, tel groupe ou tel autre, ou de durcir les conditions d’accès dans une Europe qui s’élargit de plus en plus et oblige une redéfinition de la notion de frontière. Il faudra désormais réfléchir sur la question de la fuite africaine des talents. Il faudra un jour arriver à montrer à l’artiste africain que se rendre en Europe n’est pas un exploit ou une faveur faite à des êtres exceptionnels, mais un mouvement naturel, normal pour tout être porteur de ce que G. Delannoy appelle « un besoin irrépressible de l’espèce », c’est-à-dire un projet culturel. Il faudra que nous comprenions que l’homme ne peut pas s’épanouir sans fierté, hanté par l’idée d’être chaque jour interpellé par la police d’un pays étranger où il a délibérément choisi de s’installer en violation de la loi. Il faudra dénoncer la démagogie qui dévaste chez nous l’initiative culturelle et en assombrit les vastes perspectives chez les jeunes. La honte d’être clandestin, la peur d’être clandestin, l’humiliation d’être clandestin et d’être la proie des fauves, des réseaux et filières assoiffés de sang, de sexe et d’argent sont le schéma parfait d’une vie qu’on ne choisit que quand on a supprimé en l’homme son équilibre foncier. L’Europe volée au détour d’un séjour culturel n’est pas la solution à notre mal. Le mal le plus effroyable commence quand on ne fait plus la différence entre l’illicite et le permis ou lorsqu’on trouve dans l’illicite la voie de son salut.
Mais on n’oubliera pas que le camerounais aujourd’hui est frappé d’une mentalité déviée. Evoluant dans le chaos d’une corruption puissante et envahissante et de l’honnêteté marginale, il a fini par régler sa conduite sur l’illicite. Le normal ayant disparu, tous les esprits s’embusquent dans des bosquets de la suspicion et de l’assurance battue en brèche. On se met à l’affût de ce qu’on appelle ici la moindre « faille » pour, dit-on, « frapper ». Ce qu’il conviendra désormais d’appeler le cas Ronde des Poètes devra nous servir de leçon pour l’avenir. L’artiste, le vrai, ne s’évade pas en pays étranger. C’est un artisan du vrai, un serviteur du beau, un adepte de l’humain. C’est un homme ! un vrai. Parce qu’il trouve en l’autre la source de sa force et la finalité de son activité, il ne peut sans se nier et sans un mobile extrême, s’aliéner dans des conduites sordides. Il pose des actes qui rapprochent et dans lesquels le déshonneur n’a pas droit de cité. Quel vrai poète camerounais serai-je, si je me rends coupable d’un acte qui m’humilie en tant qu’homme, humilie mon pays, humilie mes amis et humilie ceux de ma race ? Les entrepreneurs culturels devront désormais faire preuve de grande vigilance. Ils devront ouvrir l’il pour séparer dans leur groupe le vrai de l’ivraie, travail éminemment rude, l’homme étant foncièrement ondoyant et divers, comme Pascal l’avait prévenu il y a tant de siècles. Il y va de la survie de notre culture qui trouve en Europe un marché considérable favorable à sa richesse et à sa nouveauté. Il faut se dire, au bout du compte, que la situation n’est pas désespérée, car nos consulats savent que si on tire les verrous sur la culture, il ne reste absolument plus rien à faire au monde.
1 Cet article légèrement modifié a précédemment été publié dans La Conscience universelle de Virginie Stella Engama ///Article N° : 4207