Avec son nouveau projet Les Déserteurs, Kaddour Haddadi s’entoure de musiciens chaâbis pour reprendre des airs de chanson française. Rien de surprenant pour cet artiste qui n’aime rien de plus que de faire dialoguer les univers. De son groupe de rap MAP en passant par les festifs HK et les Saltimbanks, ce Roubaisien, de parents algériens, navigue entre ses appartenances multiples pour parler à l’universel. Rencontre entre Bergerac où il réside désormais et la Palestine où il se rend pour un concert.
Vous avez commencé la musique avec le groupe de rap MAP (Ministère des Affaires Populaires). Désormais, avec le spectacle Les déserteurs, vous remettez au goût du jour les Brassens, Ferré, Brel sur de la musique chaâbi.
Je suis curieux et j’aime la musique au sens large. La musique est un vecteur. Avec les déserteurs je reprends des chansons françaises en version chaâbi, la musique populaire algérienne. À la base c’est une envie de faire rencontrer ces univers musicaux. La chanson française n’est pas ma culture première. J’y suis venu petit à petit par le biais des artistes qui brisent les clivages, comme Ferré ou Brassens. Comme Bob Marley pour le reggae. Quand tu aimes les mots, quand tu aimes l’écriture, et que tu vois la finesse de certains textes de Brel ou de Brassens, la force de certains textes de Ferré, tu ne peux que t’incliner.
Pourquoi spécifiquement l’adaptation en chaâbi ?
L’univers chaâbi m’a nourri. C’est la musique de mes parents, de leur pays, de mes racines. Une musique qui compte également de grands poètes. L’idée était de mélanger ces deux histoires, qui sont un peu mes deux histoires à moi, même si j’en ai plein d’autres par ailleurs. On a été élevé dans l’idée que c’était une schizophrénie d’avoir deux cultures d’appartenance. Parce qu’entre la France et l’Algérie ce n’était pas réglé. Je ne me mettrais jamais en opposition à au travail nécessaire de mémoire. Mais au bout de cinquante ans, il faut avancer. La mémoire doit être un élément dynamique, quelque chose sur lequel tu t’appuies, tu bondis, tu te construis. Il ne faut pas construire de murs avec la mémoire. Ce travail doit continuer mais il faut aussi créer, avancer. C’est une question vitale, une question de survie.
Tel est le but du spectacle Les Déserteurs ? Faire dialoguer les imaginaires et avancer ?
Il participe peut-être à cette idée de construire autre chose, d’avancer. Le projet s’appelle Les Déserteurs en hommage à la chanson Le Déserteur de Boris Vian. Beaucoup de ces gens dont on reprend les chansons sont des anticolonialistes. Je veux m’inscrire dans l’histoire d’une pensée anticoloniale. Elle a été portée dans tous les pays dans toutes les conditions, que le pays soit oppresseur ou opprimé. On porte dans certaines de nos chansons de HK, le combat internationaliste. Quand on chante Toute mon vie j’ai travaillé c’est l’histoire d’un ouvrier créole mais c’est la même histoire que le gars de Pétroplus ou d’autres usines à travers le monde. C’est la même histoire ; cette société du jetable, où même l’être humain est devenu jetable. C’est de l’esclavagisme moderne.
Et dans Les Déserteurs, on reprend la chanson de Jean Ferrat (1) :
Je suis (
) Le fossoyeur de nos affaires
Le Déroulède de l’arrière
Le plus complet des défaitistes
L’empêcheur de tuer en rond/Perdant avec satisfaction
Vingt ans de guerres colonialistes
Et peut-être que l’histoire du nom Les Déserteurs vient aussi que pour moi la désertion est le premier des actes de résistance. Dans une résistance, un soulèvement, il y a d’abord quelqu’un qui dit ; « je ne peux pas être complice de cela ». Modestement, c’est peut-être un point départ pour dire qu’à l’heure actuelle, nous avons aussi des combats à mener. On ne peut pas juste être dans une reproduction de ce qui a déjà été fait, sinon on se nie en tant qu’être humain. Nous avons le droit de choisir nos luttes, nos combats d’aujourd’hui, tout en étant fidèles aux combats d’il y a cinquante ans, de ceux dont on se revendique.
Votre chanson On ne lâche rien est reprise dans nombre de manifestations. Comment assumez-vous le fait qu’elle soit affiliée aux combats populaires ?
J’ai écrit cette chanson sur un coup de sang. C’était l’époque où Sarkozy disait : « Quand les gens manifestent, plus personne ne s’en aperçoit » (2). Or quand tu imagines l’ouvrier qui descend dans la rue, qui perd une journée de travail alors qu’il est smicard, c’est forcément une question de survie. Ça lui coûte. Quelqu’un comme Sarkozy, né avec une cuillère d’argent dans la bouche, ne sait pas ce que veut dire « la fin de mois ». Pour lui c’est un mythe, une légende. Ma chanson est sortie d’un jet. Par ce qu’elle dit et véhicule, il était intéressant qu’elle échappe au secteur marchand. Nous l’avons mise en téléchargement libre, et symboliquement, un 1er mai. Les gens se la sont appropriée. C’est devenu un phénomène pendant la manifestation sur la question des retraites. Nous avons rejoint quelques manifs parce que cela faisait sens pour nous aussi. J’aime beaucoup une expression qu’avait un jour utilisé une journaliste : « une révolte joyeuse et en mouvement ». Ça nous colle à nous, à cette chanson et à ce qui s’est passé.
Vous considérez-vous comme militant ?
On l’est naturellement. Dans l’art. En écrivant des chansons. En les chantant sur scène. En les chantant dans la rue. C’est une manière de militer. J’ai toujours dit que ma musique venait de la rue donc je suis heureux quand c’est dans la rue qu’elle résonne, qu’elle prend corps et qu’elle fait sens. Je ne suis pas un enfant des manifs même si j’en ai fait quand j’étais plus jeune. Mais j’aime bien l’idée de convergence. On se reconnaît parce qu’on peut avoir des idéaux, des combats qui sont les mêmes. Je suis un fils de prolo. C’est naturel quand tu as grandi à Roubaix. La question ne se pose pas.
Vos chansons semblent toujours avoir une connotation sociale
Notre devise est : « Faisons de notre vie une uvre d’art et de l’art un acte de résistance ». J’essaie toujours de raconter des histoires qui me touchent. Elles partent d’une réalité, de combats qui sont menés ou de personnes qui mènent des combats. J’ai commencé à raconter des histoires avec le rap quand le hip-hop débarquait des États-Unis. Au départ ce sont les histoires d’en bas de chez toi, celles de ton quartier et puis au fur et à mesure tu élargis ton horizon, tu voyages, tu rencontres d’autres réalités, d’autres histoires qui te touchent. À un moment donné tu comprends que l’histoire du môme junky à Tanger est la même histoire que le junky de ton quartier. Tu te rends compte aussi que le prolo qui se bat en France quand son usine ferme sur décision unilatérale des actionnaires qui, décident de ce qu’ils rayent ou pas de leur carte des usines, d’une certaine manière ce sont les mêmes qui étaient autour d’une table et qui ont découpé l’Afrique en forme géométrique. Une même histoire. Les mêmes combats.
Et donc tous les membres de HK et les Saltimbanks se retrouvent autour de cette même dynamique sociale ?
Dans un projet collectif ce n’est pas une légion. Ce n’est pas tout le monde au garde à vous. Il y a des identités diverses, des affinités. Quand tu as un groupe comme celui-là, cela ne signifie pas qu’on pense tous la même chose.
Les opposants au mariage pour tous ont également repris votre chanson « On ne lâche rien »
On leur a envoyé un mail pour leur dire qu’on ne cautionnait pas. Et ils ont fini par retirer la vidéo. Je ne pensais pas qu’elle puisse être reprise par ces mouvements. Pendant la campagne présidentielle, le NPA, et certaines sections d’Europe écologie les Verts et socialistes l’ont reprise aussi. Le Front de gauche et Jean-Luc Mélenchon voulait me rencontrer. J’ai essayé de leur dire poliment que ce n’était pas mon truc. Quand c’est un conseiller en communication qui t’appelle pour aller déjeuner avec celui qui veut déjeuner avec toi, tu comprends que nous ne sommes pas dans le même monde. Il y a mille et une façons de se rencontrer naturellement. Si on est dans la même réalité on finira par se rencontrer. Je ne suis pas sectaire. Ils ont utilisé la chanson en me demandant. Je n’ai pas répondu. Et ils ont assumé le « qui ne dit mot consent ».
Vous semblez être méfiant envers les partis politiques
J’ai un problème avec les étiquettes. Je n’ai pas de problèmes avec les personnes qui sont étiquettes. Mais je n’aime pas quand on se parle par étiquettes interposées. Je comprends tout à fait que les partis existent, qu’ils permettent la mise en mouvement. Mais il y a une chose que je combats c’est la tendance des partis politiques à s’estimer le centre des changements de société. Pour le dirigeant politique, ça ne marche que dans le sens « suivez-moi » ! J’aime bien parler de convergences pour parler que tu peux être journaliste, moi saltimbanque, un autre médecin, une autre institutrice, prolo, syndiqué etc., l’autre est sportif et on se réunit, on se rencontre. La cause afro américaine a fait exister par exemple cette convergence.
Et quand est-il de la culture selon vous quand on regarde les budgets publics se réduire ?
Je n’ai jamais vécu des budgets alloués à la culture. Ça ne m’a jamais empêché de faire de la musique. Je suis un saltimbanque, issu de la culture prolétaire, populaire avec des accents africains. C’est compliqué pour qu’institutionnellement ce soit vu comme de la culture française. Économiquement, je suis intermittent du spectacle. Nous sommes dans un état de précarité totale. Mais en même temps aujourd’hui ça va.J’ai eu la chance d’avoir fait les deux albums de MAP qui ont bien marché, les deux albums de HK qui ont bien marché et donc des tournées assurées.
L’aventure MAP est donc bel et bien terminée ?
Les gens ont peut-être cru que c’était définitivement terminé. Mais cela n’a jamais notre idée. On va essayer d’être fidèle au Ministère. Je dis essayer parce que quand tu es dans une démarche d’écriture, de création, de production, tu ne sais jamais ce que cela va donner. Si on trouve que ce n’est pas bon, on ne le sortira pas.
Est-ce plus facile d’être rappeur aujourd’hui qu’il y a dix ans ?
À un moment donné, il y a eu une sorte d’impasse dans le rap. Dans les années quatre-vingt, il y avait des concerts partout, dans les MJC, dans les quartiers
il y avait des espaces, des événements. Tout ça s’est cassé la gueule en même temps que le phénomène Skyrock a monté. Quand tu faisais de la musique un peu plus artisanale, tu ne pouvais pas exister. Le fil sur lequel tu marchais était tenu, surtout si tu avais envie d’un peu de profondeur. Il y a eu ce phénomène dans le rap mais aussi ailleurs : il faut que ce soit brillant, clinquant, tout de suite.
C’était l’époque où la Rumeur insultait Skyrock d’ailleurs.
Ils ont dit ce que tout le monde pensait. Finalement cela m’a donné envie de varier ma musique, d’y mélanger du blues, du ska, du dub.
Quel est votre regard aujourd’hui sur les médias et le hip-hop ?
Aujourd’hui je suis un peu entre plusieurs mondes. Les radios ne veulent pas nous jouer parce qu’on est trop rap, d’autres parce qu’on est trop chansons françaises. Internet permet de diffuser. Mais l’Internet d’aujourd’hui demande une maturité qu’on n’a pas encore. IL y a une profusion et c’est bien. Mais comment faire émerger les choses ? Je suis sûr que dans les cinq dernières années dans le rap français, on est passé à côté de vraies pépites. Je me réclame du hip-hop de « peace, love, unity and having fun ». Je reste hip-hop dans l’état d’esprit. Un peu de hip-hop mélangé à du Bob Marley et du chaâbi.
Quels sont vos projets ? Une dimension internationale ?
On disait dans une chanson de MAP « Mais la France c’était trop petit pour nos visées révolutionnaires Désormais appelle-moi saltimbanques sans frontières ». J’aimerais bien. Là on va sortir l’album Les Déserteurs pour 2014. Après, des idées ? J’en ai plusieurs. Notamment un en Afrique. Il y a deux ou trois ans, j’ai été dans le Sahara dans le cadre d’un projet musical Déserts nomades. J’ai enregistré avec des musiciens de là-bas. J’ai toujours eu l’envie de retourner. Pas forcément dans le désert algérien. J’ai dans l’idée d’aller me poser plusieurs semaines peut-être au Tchad, et bosser avec des musiciens là-bas et d’écrire et composer un album là-bas. Parce que c’est de là que vient le blues.
Quand tu parles de musique, de racines, d’Afrique il n’y a rien de rationnel, c’est d’abord une envie, un ressenti. Je vais le faire. Si rien ne m’en empêche. Je vais le faire.
1. [www.dailymotion.com]
2. En juillet 2008, Nicolas Sarkozy, qui s’apprêtait à faire passer une loi sur le service minimum dans les transports publics, annonçait : « Désormais, quand il y a une grève en France personne ne s’en aperçoit. »///Article N° : 11529