Jean Ghalbert Nzé : changer pour rester soi-même

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Révélé par son œuvre monumentale sur bois massif, Jean Ghalbert Nzé s’est orienté depuis quelques années vers une sculpture de plus en plus ciselée, de plus en plus délicate, presque d’orfèvrerie qui contraste avec les totems cyclopéens qui avait fait longtemps sa réputation. Serait-ce la marque d’une profonde révolution intérieure ou la conséquence d’une pression extérieure ? En tous les cas, on le voit désormais exposer des œuvres où se manifestent une sensibilité musicale inédite, un sens de la mélodie qui se traduit par la création de nouvelles formes instrumentales où transparaît l’héritage de la harpe ngombi ou de la harpe-cithare mvet. S’impose donc l’impression d’une lutherie incurvée à laquelle se rattache l’œuvre majeure que représente Biye-Yeme, œuvre primée lors du Premier Forum des Arts à Libreville (CCF), qui nous apprend que si elle a gagné en fluidité, l’œuvre de Jean Ghalbert Nzé n’a rien perdu de sa complexité ; bien au contraire…
Œuvre complexe, la sculpture de Jean Ghalbert Nzé l’est davantage, par la recherche de lignes de plus en plus audacieuses, par la pluralité des matériaux requis, cuivre, bois, bronze, qui a pour conséquence de suggérer des significations de plus en plus ouvertes.
Au plan de la forme on notera pourtant quelques lignes communes à toutes les œuvres, comme un ancrage schématique, celui de l’allongement des formes, de leur dépouillement, de leur grâce, qui contraste avec la puissance massive des sculptures de la première génération. De même, on retiendra le travail d’incurvation du métal, la création de formes armillaires, déliées, harmonieuses, qui rappellent la ferronnerie précieuse. Ainsi en va-t-il de la sculpture Biye-Yeme qui repose sur un socle en X incurvé, et qui paraît dans son ensemble l’équivalent d’une clé de sol. Autre forme récurrente, c’est la posture de L’homme sans couleurs qui semble une figure de gymnase ou de danseur. Le personnage semble positionné en arc de cercle, la tête rejeté en arrière, le dos rentré, la poitrine exposée, un genou fléchi et l’autre sur le sol. C’est une posture caractéristique du travail actuel de Jean-Ghalbert, au point qu’il ait cru la reconnaître dans la chute de bronze pétrifiée qui constitue la base de la pièce appelée Le Ténor. Cette désignation pourrait porter en elle tout le secret de cette posture qu’affectionne le sculpteur. Elle pourrit figurer un officiant (un  » ténor « ) en pleine exhibition, transformé par son art, sublimé, transporté…
Mais ce ne sont là que des supputations car les formes de Jean Ghalbert livrent difficilement leur secret et bien malin qui pourrait dire ce qu’elles représentent. Que simule par exemple la forme principale de Za myan : un homme, un animal ou un oiseau à l’encolure allongée ? Elle repose sur un socle de bois et se tient derrière un filet où ont été cousues des pièces de monnaie d’origines diverses. Quel argent ? C’est la question traduite du fang. Et quel rapport avec la forme ? Est-elle prisonnière ou bien se protège-t-elle derrière ce filet qui la coupe du monde ?
L’interrogation sur le référent vaut également dans la pièce L’homme sans couleurs où la même pièce de métal donne à voir aux deux extrémités le sexe d’une femme et la poitrine d’un homme. Fusion des deux sexes, fusion des corps, des deux principes fondamentaux, d’autant plus aboutie que la torsion du métal brouille la répartition en deux faces distinctes.
Une seule forme ne fait pas mystère de son référent, c’est celle qui affecte la pièce intitulée Dé-contenu où deux bocaux de taille différente déversent leur contenu tout le long d’une lame de verre. Le contenu, une espèce de liquide pétrifié, est obtenu à partir d’un jeu de sable et de peinture mastiquée. Que suggère-t-il ? la pollution ? Engagement écologique de la part du sculpteur qui rejoindrait alors sa critique du système capitaliste symbolisé par l’argent cousu dans le filet.
Serait-ce dire que le sculpteur a pris de la distance vis-à-vis des thèmes anciens qui dominaient son travail, la mystique du mvet par exemple ? On peut penser, en effet, que le fait de recourir à de nouveaux matériaux lui a dévoilé de nouvelles perspectives, comme si chaque matériau imposait sa logique propre. Le bronze, le cuivre, le fer sont des métaux au cœur de l’industrie moderne, facteur de la dégradation environnementale, et leur utilisation suppose l’adoption de certaines problématiques contemporaines.
Pourtant, l’œuvre ne laisse pas de témoigner d’un ancrage à une tradition ancienne. On le voit au plan de la technique, par l’usage particulier du cuivre (métal fondamental des Fangs) qui rappelle la gestion du raphia pour les nasses, les mêmes incurvations, les mêmes spirales. Le bois aussi demeure, comme socle et continuité de l’œuvre, témoignant de l’enracinement à la mystique fang. Il sert aussi pour la sculpture des heaumes qui rappellent les masques traditionnels, et le raphia qui constitue la parure de Biye–Yeme n’est pas sans rappeler celui qui habille les porteurs de masque.
Le symbolisme est lui aussi présent, en particulier dans L’homme sans couleur où les… couleurs noir et blanc font pourtant leur apparition par le biais d’un curieux gong tendu en arrière (ou en avant) où sont figurés un triangle traversé de part et d’autres par une croix rouge. Autres symboles, la spirale qui simule le cheminement infini est tracée dans un miroir au sein duquel la pièce se reflète elle-même dans une attitude pour le moins narcissique. Le même miroir devient une lame de verre (Dé-contenu) sur lequel reposent les deux bocaux qui déverseront leur poison infect jusqu’au bout du socle.
A elle seule, cette lame pourrait être garante d’une continuité fondamentale dans l’œuvre de Jean Ghalbert Nzé, malgré les transformations de surface. Elle symbolise en effet la verticalité qui a longtemps caractérisé son travail et qui la domine toujours aujourd’hui. Plus que jamais le sculpteur rechigne à agencer son œuvre de façon horizontale, mais il la conçoit toujours dans le sens d’une élévation.
Même lorsque l’œuvre figure une trajectoire vers le bas (l’écoulement du liquide), elle se tient toujours sur un plan vertical. Ce qu’elle peut ainsi signifier, c’est une forme de tension chez le sculpteur entre son besoin d’ascension et la contrainte extérieure qui l’oblige à regarder vers le bas.
Une autre marque de cette tension chez Jean Ghalbert est le caractère hétéroclite qui domine sa sculpture nouvelle, mélange d’objets, de matériaux, de styles, etc. Céderait-il à la mode ? Le Ténor est muni d’un crayon et d’un pinceau, le Dé-contenu repose sur deux bocaux posés sur une lame de verre opaque et le cuivre de plomberie est présent partout. Le sculpteur donne l’impression d’un souci de plus en plus grand pour le monde qui l’entoure, d’être en prise avec lui, contrairement à ces premières œuvres, en particulier le cycle de la mvétéenne, où dominaient la transcendance et l’élan mystique. L’œuvre actuelle semble marquer la quête d’une vérité nouvelle, d’une assurance, d’un savoir ferme, tout en rendant un sentiment de continuité, de permanence, d’identité.
Ce que cette crise permet donc en dernier ressort c’est de souligner le caractère d’une œuvre originale, personnelle. Nous avons souligné la verticalité des formes et il faut rappeler leur complexité. Plus que jamais Jean Ghalbert Nzé tourmente la matière, la tord, la désarticule, de façon à exprimer la complexité de l’homme, de la nature, de l’existence. Le sculpteur nous montre non pas ce que la vie dit d’elle, mais ce que l’a vie trahit d’elle. Il porte un regard intransigeant et nuancé sur la réalité humaine.

///Article N° : 3260

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