Jocelyne Beroard : « C’est ma traversée, mon récit de vie qui se fond dans l’histoire de Kassav’ »

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Dans son livre « Loin de l’Amer » Jocelyne Béroard se dévoile enfin. Membre phare du groupe Kassav’, l’artiste martiniquaise ouvre les portes du passé, et nous plonge en toute intimité, dans l’histoire d’un groupe qui aura marqué l’histoire. Portrait d’une femme hors du commun et d’un groupe de légende. Propos recueillis par Pascaline Pommier.

Votre livre se compose de trois axes de lecture : le récit de votre vie en tant qu’artiste et en tant que femme, l’histoire de Kassav’, et l’histoire de la musique antillaise. Une histoire passionnante. Qu’est-ce qui vous a poussé à l’écrire aujourd’hui ?

Jocelyne Béroard : En 2013, à la sortie de notre album « Sonjé », je me suis dit qu’il était temps d’écrire l’histoire de Kassav’. J’avais déjà commencé à écrire quelques pages en 2002, mais lorsque le Cherche Midi s’est dit intéressé, j’ai fait appel à mon ami Bertrand Dicale pour le co-écrire. C’est Bertrand qui m’a suggéré d’aller plus en profondeur, de parler de moi, de mon enfance. Au départ, je ne voyais pas réellement l’intérêt, mais il semblait important que l’on sache qui j’étais et comment j’étais arrivée là. Personne auparavant ne m’avait demandé ce que j’avais fait avant d’intégrer Kassav’, ni même quel avait été mon parcours. Il y’a eu un documentaire, « Jocelyne, Mi tchè mwen », qui s’inspirait de la première mouture du livre, mais il était important d’aller jusqu’au bout du projet. En 2015, alors que le livre était prêt à être édité, j’ai décidé de le réécrire, car la voix de Bertrand était trop présente. J’y ai donc ajouté ma voix, ma façon de parler, ma vision. Beaucoup de personnes qui me connaissent, me disent avoir appris énormément de choses sur moi, mais plus important encore, ils avaient l’impression de m’avoir près d’eux.

Jocelyne étudiante à Caen (1973)

Il est vrai que l’on apprend beaucoup de choses sur vous. On vous voit grandir, prendre conscience de la complexité de votre identité, vous rebeller, pour enfin devenir Jocelyne Béroard l’artiste. Un récit digne d’un roman d’apprentissage. D’où vous vient cette force de caractère ?

Ma grand-mère paternelle a élevé seule ses cinq enfants à la mort de son mari, et ma grand-mère maternelle s’est occupé de l’éducation de ses huit enfants. Même si aucune de ces femmes ne contredisait son mari en présence des enfants, ce n’étaient pas des femmes soumises pour autant. Ma mère était une femme de caractère qui sciait du bois, bricolait, bêchait, jardinait… tout cela en étant épouse, mère et professeure d’anglais. Je lui ressemble beaucoup. A l’époque, rêver de devenir artiste était impensable. On pouvait rêver faire de l’art, mais en dilettante. Je venais d’une famille assez aisée, et au départ j’étais partie pour faire d’autres études qu’un cursus artistique. J’avais étudié la musique mais, on nous apprenait à jouer Chopin ou Mozart (rires). Lorsque j’ai arrêté mes études en Pharmacie pour intégrer les beaux-arts, rien ne me prédestinait à une telle carrière. Petite, j’ai eu une éducation assez stricte ; mais lorsque mon père m’interdisait certaines choses, je ne me laissais pas sombrer dans la déprime, je trouvais toujours une issue de secours. Dessiner en était une, la musique aussi.

Vous avez donc été entourée de femmes fortes à l’image des femmes Potomitan. Vous vous en êtes inspirées, vous vous êtes forgée en ayant un objectif : ne pas déroger à vos valeurs, à celle que vous êtes. Il serait facile de voir en vous un symbole du féminisme antillais, et pourtant, vous rejetez ce terme.

La raison pour laquelle je n’aime pas être cataloguée « féministe », c’est que ce terme est souvent associé à la notion de rivalité homme-femme. J’ai toujours considéré que nous étions complémentaires, qu’ils ne pouvaient pas faire sans moi et que je ne voulais pas faire sans eux. Avec Kassav’ par exemple, nous n’aurions jamais pu atteindre nos objectifs si nous ne nous étions pas apportés autant mutuellement. Je dis dans mon livre qu’à la sortie de mon premier album « Siwo », le succès rencontré m’a donné l’impression d’être enfin arrivée au niveau des autres membres du groupe. Mais je n’ai pas voulu m’en servir ou tirer la couverture sur moi, car ça aurait créé un déséquilibre. Tout est une question d’équilibre.

Alors bien sûr chez nous, l’homme est macho, mais s’il ne faut pas le conforter dans son machisme, il ne faut pas non plus le blesser. Savoir faire la part des choses, intelligemment. D’ailleurs, c’est en écrivant ce livre que j’ai réalisé qu’hormis ma mère, mes tantes et mes sœurs, je n’ai pas souvent été en compagnie de femmes. A l’université, lorsque je me suis retrouvée seule, mes premiers amis étaient des gars plus âgés. On était très complices, on faisait les 400 coups ensemble… Si je n’étais pour autant un garçon manqué, j’aimais cette complicité ; ce lien que je ne pouvais pas avoir avec les filles de mon âge qui préféraient parler de mode, de coiffure et de maquillage. Là aussi, je pense l’avoir hérité de ma mère et de ses sœurs.

Une complicité qui a facilité votre intégration au sein de Kassav’ ?

Quand Pierre-Edouard (Décimus) a imaginé le groupe Kassav’, il avait prévu d’y intégrer au moins une femme. Donc évidemment, pour le show, il avait pensé aux danseuses, et pour le chant, des choristes. Lorsqu’il est venu me chercher, il savait que je pouvais chanter en solo ; ma place était déjà prête d’une certaine manière. J’avais déjà travaillé avec d’autres personnes, il était donc facile de s’imaginer que ce serait moins compliqué pour moi d’aborder des tournées, ou d’intégrer un groupe d’hommes. Il a tout de même fallu que je fasse mes preuves et que je m’impose.

Le « devoir de mémoire » est un thème fondamental qui revient très souvent dans votre récit. Un devoir qui vous a dirigée vers Kassav’ finalement.

J’ai pour habitude de dire que lorsqu’on a un micro, on est entendu. Il est donc important de pas dire n’importe quoi. A la création de Kassav’, Pierre-Edouard avait une vision précise de ce qu’il voulait. Il n’était pas question de faire comme les artistes antillais qui vivaient en France (hexagonale), et qui n’avaient d’autres choix que de faire de la variété française tropicalisée. David Martial, La Compagnie créole…C’était pour eux, le seul moyen de survivre en tant qu’artistes. Mais nous n’en voulions pas. Il y avait deux manières d’y arriver et d’exister en France : la première était de faire de la variété tropicalisée, une création basée sur un imaginaire bourré d’a priori, la seconde était de se faire passer pour des Américains. C’est pour cela que le premier album de Philippe Laville, martiniquais d’origine, n’a pas connu un franc succès – il reprenait des chansons traditionnelles, ou que les premiers titres de la Compagnie Créole à l’instar de « Blogodo », des sons bien de chez nous, sont restés dans l’ombre. Ce n’est qu’à la sortie de titres jugés plus accessibles, tels que « Bons baisers de Fort de France » ou encore « C’est bon pour le moral », qu’ils se sont fait un nom. Kassav’ ne devait pas calquer ce qui existait déjà et ce qui ne lui correspondait pas. Nous voulions que notre musique soit audible, qu’elle nous représente, qu’elle parle de nous, de notre histoire.

Noyau central de Kassav’ (1989) ©Michel Bocande

Comment avez-vous eu ce déclic justement ?

Tout est parti de la quête d’un son nouveau, ; nous sommes partis du Gwo ka, du Kalaja, et du Mas a Senjan, un rythme festif souvent utilisé pendant le carnaval. C’est de là qu’est né le Zouk. Au départ, les gens disaient de Kassav’ que c’était de la musique de bal, voire même que ce n’était pas de la musique. Mais lorsqu’ils ont essayé de la jouer, ils ont très vite compris que ce n’était pas si évident. Ce n’est qu’en la décortiquant qu’ils ont compris d’où provenait la magie.

La musique de Kassav’ a donc été critiquée au sein même de la communauté antillaise ?

Oui, il faut se rendre compte que parfois, nous cassons nous-mêmes nos jouets. C’est une mauvaise habitude dont il faut parler. Nous avons déjà du mal à exister dans l’Hexagone, où l’on nous impose une façon de faire, une façon d’être… Être limité, réduit à cette image de personne qui a le sens de la fête, qui mange du boudin et des accras, c’est déjà assez dur. L’image du noir pas très futé est une image qui perdure dans la tête des gens, et malheureusement aussi, dans la tête de certains Antillais. La réparation commence par nous-mêmes. Passer au niveau supérieur, raconter l’histoire, c’est le premier pas vers la réparation.

Kassav en Afrique du Sud

La musique est un puissant vecteur de transmission, mais selon vous, elle serait donc aussi une manière de réparer les erreurs passées ?

Effectivement. « Soukounian», « Nèg Mawon », ou « Ziyam », parler autrement du quotidien des Antillais, de leurs difficultés, d’une certaine manière, Kassav’ a contribué à l’évolution des mentalités. A cette époque, les chansons parlaient de femmes vagabondes par exemple, l’image qu’elles renvoyaient parfois pouvait être dévalorisante, tout simplement parce que c’est comme cela qu’on nous percevait, et que nous acceptions cette représentation. L’idée était de déconstruire cet imaginaire pour recréer quelque chose de nouveau, plus réaliste, plus profond. Il fallait aussi se détacher de ce besoin de reconnaissance de l’Hexagone. Kassav’ voulait inonder le monde, nous ne nous focalisions pas seulement sur le marché français. D’ailleurs, le continent africain n’a pas tardé à nous demander de venir, et lorsque nous avons explosé en Afrique, la France s’est rendu compte de l’argent que Kassav’ pouvait générer. C’est souvent comme ça que cela se passe, la France reconnaît ses talents, lorsqu’ils se révèlent hors de son territoire. Nous avons marqué l’Afrique, et l’Afrique nous a révélés. C’était un amour démesuré que je ne m’explique toujours pas, une émotion indescriptible…

Le monde est grand, et s’il est vrai qu’il y a de nombreux écrivains, réalisateurs, musiciens antillais qui sont méconnus voire inexistants en France, il ne faut pas attendre cette reconnaissance pour se mettre à l’œuvre. Pas besoin d’attendre que l’on nous dise que nous sommes talentueux, que nous sommes géniaux, nous le sommes tous à la naissance.

Une ouverture vers le monde qu’incarnait très bien votre formation. Outre le noyau dur du groupe Kassav’ issu de Martinique et de Guadeloupe, vos musiciens venaient de partout

C’est vrai, Kassav’ était une mosaïque. Dans les cuivres par exemple nous avions un musicien algérien, un Arménien, deux gars du sud, un Parisien… Nous avions aussi Douglas M’bida et Guy Nsangué, tous deux camerounais… Ça s’est fait comme ça, nous communiquions à coups de groove, il fallait que ça swing, c’est ce qui nous a unis. Malheureusement, chez nous, les cuivres, il n’y en avait pas des masses ! Tout a changé aujourd’hui ; monter un orchestre philharmonique aux Antilles devient possible. Les musiciens, au début de Kassav’, étaient très souvent autodidactes, et il nous fallait des musiciens professionnels.

La réparation passe par la musique, la transmission de l’histoire, la déconstruction, l’ouverture… mais aussi par la langue. Dans votre livre, vous dites craindre pour l’avenir du créole, délaissé par les artistes et souvent relégué au second plan. Pensez-vous réellement qu’il pourrait disparaître ?

Non, les choses ont beaucoup évolué. Très récemment, par exemple, il y a eu ce que l’on appelle « La semaine du Kreyol » dans les classes primaires d’Outre-mer. Les élèves avec lesquels je travaillais parlaient créole ; ils ne me disaient pas « Bonjour Madame », mais « Bel bonjou man Bewa » (rires). Le créole s’enseigne à l’université, au lycée, il y a un réel intérêt et cela se ressent. En revanche, les artistes écrivent de plus en plus en français. Je pense que c’est de la fainéantise, et je le dis franchement. C’est une langue qu’ils parlent quotidiennement, il est difficile de ne pas l’aimer. Je conçois que la transcription soit une tâche laborieuse, mais rien n’est impossible. Il faut du temps, et un effort à la hauteur de l’amour qu’on lui porte. Acheter des livres en créole, comme ceux de Marie-Thérèse Leotin par exemple, écouter les anciens parler, réécouter les chansons de Malavoi, Fernand Donatien, ou de Kassav ‘… Se réapproprier l’imaginaire créole, et lui redonner toute sa beauté, tout simplement.

Jacob Desvarieux et Jocelyne Béroard au Cap Vert (2004)

Votre livre est donc bien plus qu’une autobiographie…

Quand nous étions jeunes, et que nous cherchions des exemples, ou simplement des livres relatant l’histoire des Antilles, il n’y avait pas beaucoup d’écrits. Bien sûr, j’adore les écrivains tels qu’Aimé Césaire, j’ai lu certains de ses livres, mais ce n’est pas donné à tout le monde. Or, ce genre de témoignage est primordial, c’est un passage de relais. Pour l’éducation, la transmission, et pour la réparation des cerveaux, il faut que l’offre soit accessible à tous. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai décidé d’écrire. Ce livre, c’est ma traversée, mon récit de vie qui se fond dans l’histoire de Kassav’. Si Jacob (Desvarieux) avait eu le temps de faire son propre récit, ce que j’espérais, il aurait été différent, complémentaire. C’était le capitaine, c’est lui qui faisait le plan de travail, qui prenait les rendez-vous, qui gérait les sponsors… Il menait tout d’une main de maître, je le voyais faire, mais je ne savais pas réellement comment il percevait cela. J’aurais aimé le lire, et je sais que son récit aurait apporté quelque chose de plus.

Depuis la disparition de Jacob Desvarieux, beaucoup de personnes s’inquiètent pour l’avenir de Kassav’. Cette inquiétude, vous la partagez ?

Jacob est mort, et malheureusement il faut l’accepter. On ne peut pas pleurer pendant des années, cela ne fait pas avancer le schmilblick. On est obligé de continuer à faire vivre l’âme de Kassav’. Quand on m’interroge sur l’avenir du groupe, je réponds : « Kassav’ deviendra ce que vous voudrez ! » Ce n’est pas moi de faire quoi que ce soit, si vous aimez Kassav’, et que vous voulez que cela continue, c’est à vous de le faire vivre. Vous croyez que les Anglais ont envie que l’on oublie les Beatles ? Ou que le monde veuille que l’on oublie Michael Jackson ou Bob Marley ? (rires) Pourquoi ce serait différent pour Kassav’ ? Tout est une question de transmission. On a marqué des générations et des générations ; Kassav’ restera une référence.

Propos recueillis par Pascaline Pommier.

 

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