Le roi de France chargea M. Mackau, capitaine de vaisseau, d’aller porter cette ordonnance à Port-au-Prince, comme la dernière condition sous laquelle il consentirait à oublier ses droits sur Saint-Domingue, et à reconnaître l’indépendance pleine et entière de la république noire. Pour que de telles intentions n’eussent pas été manifestées en vain, treize vaisseaux accompagnèrent le porteur de la proposition de paix. M. Mackau aborda tout-à-coup le 3 juillet à Port-au-Prince.
Les formes arrogantes de l’ordonnance, ces façons de suzerain à vassal blessèrent la susceptibilité des commissaires nommés pour traiter ; on en référa au président, qui eut avec le négociateur armé deux conférences à la suite desquelles il lui écrivit, le 11 juillet, » que d’après les explications qui lui avaient été données, et confiant dans la loyauté du roi, il acceptait, au nom du peuple d’Haïti, l’ordonnance de S.M., et qu’il allait faire les dispositions nécessaires pour qu’elle fût entérinée au sénat avec la solennité convenable « . L’ordonnance fut en effet reçue avec un appareil qui avait quelque chose de féodal ; enfermée dans un étui de velours, elle fût portée processionnellement par l’état-major des vaisseaux du quai au sénat et du sénat à l’hôtel de la présidence.
La France marchait, depuis 1816, de concession en concession : souveraineté, suzeraineté, droit de protection, elle avait tout revendiqué et tout abandonné. Elle voulut du moins par un dernier acte de maître laisser croire qu’elle agissait librement, et comme les formes sont la moitié des choses, elle se trouva presque satisfaite de signer d’une manière outrageante une indépendance qu’elle était humiliée de ne pouvoir méconnaître. Il est clair que Boyer, en laissant Charles X octroyer la reconnaissance d’Haïti, n’a pas su ménager ni soutenir l’honneur national. Il a eu peur de la flotte française, et voilà précisément pourquoi les patriotes ont flétri sa pusillanimité et ne lui ont jamais pardonné la façon dont il a conclu cette négociation. Haïti devait faire un traité avec la France et non pas recevoir une lettre d’affranchissement. Les Haïtiens pouvaient consentir à acheter la paix d’un ennemi trop fort pour n’être pas capable de leur causer beaucoup de mal, mais ils s’indignent d’avoir été impérieusement condamnés » à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité « .
Le sentiment de cette humiliation est encore si vif dans tous les curs, que ce n’est jamais sans des précautions extrêmes et presqu’à la dérobée que le gouvernement fait porter à bord de nos vaisseaux les termes échus de l’indemnité. Les Haïtiens disent avec colère, et nous sommes entièrement de leur avis, qu’ils ne devaient rien aux propriétaires de Saint-Domingue. Imposer une indemnité à des esclaves vainqueurs de leurs maîtres, en effet, c’est leur faire acquitter à prix d’argent ce qu’ils ont déjà payé de leur sang. N’est-ce point, au reste, avec les plus fermes balances de la justice que les esclaves affranchis auraient pu établir une compensation entre ce qu’ils prenaient aux maîtres et ce que les maîtres avaient ravi aux esclaves ? Les richesses de Saint-Domingue, qui les avait créées ? N’était-ce point la main des esclaves ? Ceux-ci n’avaient-ils pas à revendiquer le prix du travail qu’on les avait forcé de donner pendant un siècle et demi sans salaire ? Ne faut-il pas avoir divorcé avec la raison pour ne point admettre qu’ils avaient eux-mêmes plus de droits à exercer contre les colons pour le solde de cette dette, que les colons venant réclamer le prix d’une terre dont ils s’étaient laissés chasser après l’avoir souillée de violences et de crimes.
L’abbé de Pradt a écrit là dessus une bonne page (1) : » La force pouvait légitimement défaire l’ouvrage de la force. Que devait à un colon de Saint-Domingue l’homme qu’il avait fait enlever aux côtes d’Afrique, à sa patrie, à ses affections, à ses propriétés, pour en faire une bête de somme destinée à féconder ses champs en Amérique, et à grossir sa fortune ? Ne voilà-t-il pas un droit bien pur et bien respectable ? A Dieu ne plaise que j’aggrave par des reproches trop fondés le malheur d’hommes déjà trop malheureux ! Mais les colons ne peuvent se dissimuler que leur malheur était écrit dans la nature des choses ; qu’atteler ses charrues avec des tigres, c’est s’exposer à être dévoré par eux ; qu’il y a eu imprévoyance dans leur empressement à multiplier la population noire dans des proportions hors de toute mesure avec celle des Blancs ; qu’un ordre pareil est un danger de tous les instants, un vrai sommeil sur des barils de poudre ; qu’on peut en jouir tant qu’il dure, mais que la plainte, et à plus forte raison la demande en réparation, est inconvenante quand l’explosion, qui était dans la nature des choses, n’a laissé que des ruines. »
Une indemnité ! Mais pourquoi, après tout ? Lorsque les Français furent obligés de quitter l’île, la guerre avait tout détruit ; les habitations étaient ravagées, les maisons abattues, les usines renversées, les bâtiments publics saccagés, et les plus beaux édifices ne présentaient que des décombres. Les houes avaient été converties en haches d’extermination ; les champs de cannes étaient devenus des ossuaires ! Dans cette laborieuse gestation d’où naquit le peuple haïtien, tout s’était écroulé, et là où les balles et les boulets avaient failli, la colère du peuple avait achevé de briser les derniers monuments de son opprobre passé. Il ne restait véritablement que le sol, et la conquête d’Haïti eût-elle été possible, elle n’eût toujours rendu aux colons que le sol ! Les esclaves victorieux, en se distribuant ces ruines rouges et fumantes, usèrent d’un bien qu’ils avaient gagné, et Dessalines, proclamant l’acte d’indépendance, put dire à juste titre : » Toute propriété qui aura ci-devant appartenu à un Blanc français est de droit et incontestablement confisquée au profit de l’Etat. » Jéhova n’avait-il pas commandé aux Hébreux fuyant la terre de servitude d’emporter les vases d’or de leurs maîtres ? Les Haïtiens sont des conquérants et, selon le droit des gens qui fait encore loi pour l’Europe entière, ils possèdent par droit de conquête. Si la contribution de guerre frappée sur le pays vaincu est légitimement acquise au vainqueur, la propriété prélevée sur la métropole vaincue par l’esclave triomphant, est au même titre légitimement acquise à celui-ci. La France pouvait, s’il lui plaisait, indemniser les colons, mais Haïti ne leur devait rien. Des gens, qui ne ménagent pas leurs termes, ont jeté le mot de voleur dans cette affaire. Soit. Vous m’avez pris ma liberté, je confisque votre bien. Nous sommes quittes. Au surplus, si les Haïtiens ont volé, il faut convenir qu’ils n’ont volé que des voleurs, car les Français avaient volé leur part de Saint-Domingue aux Espagnols, qui eux-mêmes avaient volé le pays tout entier à ses premiers possesseurs connus, les insulaires aborigènes.
Quoi qu’il en soit, l’ordonnance du 17 avril 1825 est le dernier soupir de la tyrannie vaincue, qui abandonne avec colère des droits que la force avait consacrés et que la force renverse. Haïti, par cet acte diplomatique, entre au nombre des nations civilisées reconnues. Quelle bizarre et terrible destinée que celle de ce morceau de terre jeté au milieu de l’Océan ! En quatre siècles à peine il a déjà dévoré trois population !! Ici ont successivement paru pour disparaître rapidement au milieu de crimes inouïs, les indigènes, les Espagnols, les Français ! Ici moins d’un million de Nègres barbares ont arraché à l’une des plus grandes nations du globe la plus regrettable colonie moderne. Ici la justice éternelle a donné au monde une de ces leçons éclatantes dont elle veut effrayer la méchanceté des hommes. Ceux-là même qu’une violence exécrable avait enlevés de leur sauvage pays sont devenus les rois de cette île où on les avait apportés nus et esclaves !
1. V. Schoelcher ne précise pas la référence de ce texte de l’abbé de Pradt : il s’agit d’un passage de La France, l’émigration et les colons, par M. de Pradt, ancien archevêque de Malines, Paris, 1824, 2 volumes, XI-600 p. La citation donnée par Schoelcher se trouve au volume 2, livre II, chapitre 5, » Parallèle de l’émigration et des colons « , p. 570-571.[Victor Schoelcher, Colonies étrangères et Haïti, Paris 1843, tome II, réédition, Editions Emile Désorrmeaux, Pointe-à-Pitre, 1973, p. 164-169.] ///Article N° : 3284