La corruption en Afrique ou ailleurs c’est gris : cherche pas trop à comprendre

L’écrivain camerounais Eric Mendi pose son regard espiègle sur le concept de corruption 

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Si l’on en croit le rapport de Transparency International (1) publié le 25 janvier 2022, les pays africains sont encore les derniers de la classe, avec toujours un indice de corruption très élevé, à cause en partie d’une propension naturelle à l’acte de donner et recevoir, que certains disent culturelle. Là-bas, semble-t-il, il est encore admis dans les mœurs de remercier un agent public pour service rendu, même s’il est payé pour le faire. D’un autre côté, les entreprises venues de l’Occident sont toujours autant citées dans des dossiers flous à travers le Continent : le groupe français Bolloré, la firme américaine Bain ou encore la filiale de Swissport en Afrique du Sud, la liste n’est pas exhaustive.

Corruption. Le mot est tellement usité aujourd’hui qu’il se retrouve souvent égaré, loin de son sens premier, son acception originelle dont on préfère léguer l’usage aux savants en blouse blanche qui étudient la science des matières dans les laboratoires : « Adultération de la substance ». Trop snob comme déf, trop mol. Arachnéen. Nous l’aimons vigoureux comme un bon bandit qui se respecte. On nous le dirait synonyme de virilité qu’on croirait l’avoir toujours su. Corruption : contraction de corps et éruption. C’est le corps qui s’érupte, qui s’arrache ; c’est le corps en éruption… (les trois points c’est pour vous laisser le temps de rigoler puis on repart).

Seulement voilà, son sens est aujourd’hui corrompu. On utilise le mot-dit à tort et à travers. Un vrai fourre-tout. On y met un peu de tout, un peu de tout ce qui est négatif, s’entend. Malversations : corruption ; détournements de fonds : corruption ; rétro-commissions : corruption ; cadeaux pas cadeau : corruption ; dessous de table et pots-de-vin : corruption ; fraude et falsification : corruption ; copinage et népotisme : corruption ; financement des partis politiques et subventions-écrans : corruption ; enveloppe brune et subornation de témoin : corruption ; droit de cuissage et autres paiements en nature : corruption ; tentation ou tentative de contourner le long rang devant le guichet : corruption. Et cætera

À croire qu’on y est tous, dans la sauce, chacun à son niveau. En résumé, tout ce qui sent la magouille, petite ou grande, contraire à la loi ou aux normes sociales, mais que nous faisons quand même dans l’intention d’en tirer quelque profit, un avantage ou un intérêt particulier, peut être étiqueté corruption.

Vocabulaire : on peut faire avec des expressions plus élégantes

Cependant ceux qui la pratiquent s’en accommodent. Ils ont des expressions toutes faites, la rhétorique spécieuse, pour se faire une raison. En Afrique, ou du moins au Cameroun, l’autre pays sacré une ou deux fois champion du monde dans ce sport-là, il y a ce bel adage que vous risquez souvent d’entendre : « La chèvre broute là où elle est attachée ». Ici, on ne dit pas non plus « dessous de table » ou « pots-de-vin », il y a un joli mot pour ça, c’est gombo. Tenez-en un autre, qui lui aussi attend son ticket pour le Larousse : « cartouche » ; une tournure typiquement camerounaise pour dire antisèche, le petit mot que beaucoup d’entre nous en Afrique n’ont pu découvrir qu’hier encore, grâce au très bon gardien de but égyptien Gabaski, finaliste de la CAN TotalEnergies 2021. Et cet autre (oui, merci du rappel !), camerounais lui aussi, pour dire toujours antisèche ou aide-mémoire, c’est « le bord » ; et même qu’il en est sorti tout un adage : « L’homme n’est rien sans son bord ».

En Occident ou ailleurs, principalement dans le monde des affaires, pour se mentir à soi-même qu’on n’est pas en train de vouloir corrompre l’autre partie, celle de qui dépend l’aboutissement du dossier, on sait aussi trouver le mot savant, des expressions nobles, pompeuses, du genre : « Frais commerciaux exceptionnels » (France), « Facilitating payments » (US), « Aspects culturels de la dépense », etc.

En Chine, pays-continent autrefois surnommé « Géant aux pieds d’argile », aujourd’hui mastodonte de la finance mondiale qui y est arrivé malgré, et pour certains analystes grâce à la corruption (on a oublié contrefaçons plus haut, en énumérant les supposés synonymes) ; en Chine, disions-nous, il y a aussi de la verve, l’esquive inspirée, la petite parade pour éviter de prononcer le maudit, pardon : le mot-dit. 

L’universitaire chinois Yan Lianke nous a servi quelques exemples dans son œuvre intitulé The Explosion Chronicles. Plus qu’un roman, c’est une représentation allégorique du pragmatisme chinois qui sous-tend son boom économique. À Explosion, à l’origine petit hameau poussiéreux sans ressources, quasiment vidé de ses habitants par l’exode rural, tous les gars du village avaient décidé d’ôter les gants et de prendre en main leur destin. « Arriver ou mourir », mais y arriver quand même, par tous les moyens, à faire de leur petit monde la ville-monde dont ils rêvaient. On avait commencé par changer de vocabulaire, remplacer les termes dérangeants par d’autres plus accommodants. Ainsi, pour dire qu’on allait voler ou soutirer des marchandises dans un train en marche, on disait qu’on allait décharger le train, ou qu’on allait « au bureau », ou « au travail », tout simplement. Extrait : « Village Chief Kong Mingliang didn’t permit anyone to utter the word steal. […], he began deducting one or two hundred yuan from the salary of anyone who uttered the words stealing or theft, and these words immediaitely disapeared from the village vocabulary. »

La corruption, un mal nécessaire pour l’économie ?

Se pourrait-il que la corruption puisse être considérée comme un facteur dynamique de la croissance économique dans un pays ? Nous avons le droit d’émettre des réserves à cette théorie, mais certains spécialistes en la matière pensent que yes.

 « Leff et Huntington avancent l’idée selon laquelle la corruption favorise l’efficacité économique. Elle permettrait de dépasser les rigidités imposées par les gouvernements qui entravent l’investissement et interfèrent avec d’autres décisions économiques favorables à la croissance. Selon ces auteurs, la corruption facilite, de manière générale, la vie économique en en huilant les rouages »(2)

La Chine ou encore certains pays comme le Nigéria, actuelle première puissance économique sur le continent africain, pourraient peut-être servir de laboratoire pour vérifier cette thèse. Le Cameroun est lui aussi un cas curieux qui pourrait se prêter à l’expérience, avec des hommes d’affaires dynamiques qui réussissent malgré un climat peu favorable à l’entrepreneuriat, du fait justement de la corruption endémique mais aussi d’une politique fiscale pas toujours en phase avec les réalités de la conjoncture. Il n’y a pas longtemps encore, les hommes d’affaires camerounais Paul Fokam Kammogne et Baba Ahmadou Dan Pullo étaient positionnés en tête de liste des personnes les plus riches en Afrique subsaharienne francophone, d’après Forbes. Et plusieurs autres businessmen camerounais se trouvaient dans le top 20, dont Kate Fotso, la seule et unique femme présente dans ce classement.

Quoi qu’il en soit, au regard des observateurs scrupuleux, un système qui intégrerait la corruption parmi ses facteurs de réussite ne saurait être un exemple à suivre. Admettons, mais quid de l’Occident qui a tout l’argent du monde ? Parce que, tout compte fait, pour être un grand corrupteur il faut avoir les moyens de corrompre. 

Des multinationales trop puissantes pour les jeunes États africains

D’autres analystes pensent que les classements de Transparency International manquent d’objectivité. Leur principal argument étant que les critères de Transparency ne prennent en compte « que les malversations concernant le secteur public, ignorant le secteur privé » (Wikipédia). Or, les grandes entreprises et autres multinationales, promptes à se plaindre de la corruption, sont souvent en réalité les premières à y avoir recours. 

Un ancien vice-président de Transparency International (qui a aussi présidé l’IACC: International Anti-Corruption Council), Me Akere Muna du Cameroun en l’occurrence, avait en son temps déclaré dans une interview accordée à Jeune Afrique, en déplorant le fait que les banques européennes qui accueillaient les fonds détournés sur le continent africain n’étaient pas inquiétées : « Les voleurs au Sud, les receleurs au Nord. Il est trop facile de ne juger que les plus faibles ». Une réflexion qui pourrait tout aussi bien s’appliquer au schéma des corrupteurs occidentaux qui font des dirigeants corrompus dans les pays en voie de développement. Ce passage avait d’ailleurs été cité dans Opération Obama, un ouvrage publié en 2012 qui traite de la même thématique et notamment de l’Opération épervier au Cameroun ; le livre est signé Eric Mendi, qui n’est autre que l’auteur du présent article (rien de nouveau sous le soleil, il paraît qu’Alain Decaux dessinait son nom sur les murs).

Ceux qui ont eu le temps de regarder Suits, une série télévisée américaine plutôt réaliste, ont pu avoir un petit aperçu sur les rouages, les mécanismes illicites, les voies de contournement peu catholiques dont font usage les entreprises et leurs dirigeants pour conduire leurs affaires : décrocher et signer un gros contrat en jouant sur le trafic d’influence, par exemple, se départir d’un engagement devenu encombrant au détriment d’un malheureux associé, étouffer une plainte pourtant justifiée par achat de consciences ou par voie de chantage, ou même se débarrasser abusivement d’un ou plusieurs employés pour X ou Y raison. Les patrons d’entreprises ne font pas de cadeaux. On peut comprendre pourquoi certains personnages qui tiennent leurs rôles dans Suits arborent des patronymes expressifs comme Hardman (homme dur), ou encore Forceman/Forstman (l’homme fort). 

Elle est révolue, l’époque de la bourgeoisie fébrile qui tremblait devant la puissante aristocratie. Aujourd’hui, les grands barons de la finance sont si fortunés et décidés dans leurs ambitions qu’ils peuvent se permettre d’acheter les faveurs des décisionnaires les plus haut placés dans un pays, et se mettre l’Etat dans la poche. Et ce n’est pas seulement valable pour l’Afrique. On a vu des cas en Angleterre ou en France, où parvenues à un niveau déterminant, l’État a mis le holà à des enquêtes judiciaires concernant une grande entreprise influente, au mépris de la légalité.

L’excuse serait cependant trop facile, qui poserait que la corruption de niveau exagérée qui caractérise l’Afrique a pour seuls responsables les corrupteurs venus du Nord. Le mal est profond. La gangrène n’épargne ni les personnels de santé dans les hôpitaux, ni les fonctionnaires du corps enseignant, moins encore les agents des forces de l’ordre. 

Conséquences néfastes, velléités de lutte contre la corruption.

S’il est avéré que la corruption peut être une fabrique de nouveaux riches, comme on peut le voir en Chine, au Nigéria ou encore au Cameroun, ses conséquences sur la compétitivité économique et le tissu social en général peuvent être désastreuses. La révolution, ou tout au moins la révolte n’est jamais loin, car la population dans sa majorité vit dans la frustration, constamment déçue de voir que la sacro-sainte convention de la réussite comme récompense du travail et des efforts accomplis n’est plus la norme. Tout est à vendre et tout peut s’acheter sur le marché de la corruption. Les honneurs, les diplômes, les concours de recrutement, la promotion au sein d’une entreprise, etc. L’argent, le dieu Argent seul fait foi, pour emprunter l’expression de Fodjo Kadjo Abo, magistrat ivoirien hors hiérarchie qui a la maîtrise du sujet et qui l’a étudié de fond en comble dans un ouvrage intitulé Que ne ferait-on pas pour du pognon. 

L’écrivain-magistrat ne manque pas de relever l’insoluble équation de la lutte contre la corruption en Afrique, qui plus est lorsque, par la force des choses, des agents de l’administration qui naguère ont intégré la fonction publique grâce à la corruption se retrouvent affectés à des postes-clés. « Celui qui accède à un emploi grâce à la corruption doit son salut à celle-ci : non seulement il ne la verra jamais d’un mauvais œil, mais il ne faut surtout pas compter sur lui pour la combattre, quand bien même elle serait flagrante et funeste. », écrit-il.

Il faut tout de même reconnaître que des efforts considérables sont consentis dans bon nombre de pays africains pour contrecarrer ou du moins atténuer le fléau de la corruption. Un peu partout, des instances spécialisées sont créées et greffées à l’appareil judiciaire pour connaître des affaires de détournement de deniers publics et des crimes économiques. Avec plus ou moins de réussite. Il y a encore fort à faire, certes, mais c’est déjà un bon début. 

L’argument culturel : la cause qui peut aussi inspirer la solution

Au-delà de l’appât du gain, ou du souci pour les moins nantis de joindre les deux bouts, la corruption, comme on l’a dit, peut être aussi favorisée par une prédisposition culturelle à agir selon un certain habitus, qui tient un peu de ce que l’on a appelé la solidarité africaine, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Si cette hypothèse est avérée, une thérapie comportementale générale s’impose en Afrique. Il faut prendre le temps de conscientiser les populations ; (ré-)apprendre aux uns et aux autres, au travers de la culture justement, qu’il est bon et juste d’être juste et bon (et pas seulement bon dans la subjectivité). 

Puisque la puce corrompue se trouve logée dans la culture, il faut conjuguer avec la culture pour la reformater ; il s’agit en quelque sorte de rentrer au cœur du système pour nettoyer le virus. La loi et la peur du gendarme ne suffisent pas toujours pour changer les vieilles habitudes ancrées dans les mœurs depuis des générations, si l’on peut se permettre de paraphraser la pensée d’un certain philosophe qui nous a légué l’esprit des lois. 

Eric Mendi, écrivain

1 Classement Transparency international 2021

2 “Ce qui engendre la corruption : une analyse microéconomique sur données africaines”, un article de la Revue d’économie du développement

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