La Couleur de l’aube

De Yanick Lahens

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Point de lendemain ?

Haïti : on se prend parfois à en penser ce qu’en dit un des personnages du roman de Yanick Lahens, La Couleur de l’aube : « l’Apocalypse a déjà eu lieu tant de fois (…) dans cette île… ». Mais qui sommes-nous pour pouvoir aussi facilement reprendre pour ce pays, et sa société oubliée de la « Terre, des Hommes et des Dieux », comme le répétait Émile Ollivier, une malédiction de surcroît réitérée ? Tout l’enjeu posé par le roman est dans cette interrogation. L’étranger qui vient s’y donner un supplément d’âme, – et, le croit-il vraiment ? de présence -, est justement mis en scène dans ce roman : Haïti demeure encore le mauvais objet, éponyme de l’illustration du pire et de ce qu’il faut faire changer. Haïti, certes, mais les Haïtiens eux-mêmes, où sont ils ?
Dans ce mouvement sempiternel entre la représentation de soi, et la représentation par l’autre de la représentation de soi, la réalité haïtienne occupe en effet une place essentielle, depuis sans doute les temps de la colonie de Saint-Domingue. Figure éminente de la misère contemporaine, lieu de toutes les infamies coloniales, fondateur de leur institution comme mode de pensée et d’action des plus riches, le pays n’en finit pas de se démettre systématiquement de ces figures : la négritude pour la première fois debout, certes, mais aussi le corps rehaussé de tyrans mimant les régimes politiques dont ils manifestaient aussi l’infamie latente. Faustin Soulouque, mais aussi Vincent, Duvalier – père et fils – et puis, plus près de nous, un prophète président, prélevant quelques cents sur chaque appel téléphonique passé dans le pays : la prévarication et la cruauté ponctuent les histoires. Mais les Haïtiens eux-mêmes, que peuvent-ils bien faire ? Survivre, partir ? Pour où et quel devenir ? Quel projet ?
Questions cette fois bien déplacées : celui qui les pose se sait fortement à distance. La réalité majoritaire est pourtant celle de la survie obstinée et l’envolée idéale malgré l’enfermement. C’est bien cet espoir que dessine la couleur de l’aube, quand elle se lève sur les tristes quartiers de Port-au-Prince. Mais, dans le creux de cet espoir, alors, la romancière se pose cette question, lancinante : qu’est-ce que le travail de l’écrivain quand le monde qu’il raconte est confronté à la violence sans limite, ni dans l’intensité, ni dans le temps, ni dans l’espace, au point que toutes et tous en sont porteurs, et qu’elle s’est même emparée de l’intime ? Par là même, cette violence accentue le trou en soi, comme une béance qui semble chaque jour un peu moins réparable. La romancière ici parvient non à donner seulement forme à l’informe, ce qui participerait aussi de cet effondrement généralisé, mais à traduire dans une forme cet informe sans le trahir, à travailler la justesse de ton des personnages, à se garder de toute héroïsation des postures qui serait comme un écran mensonger posé sur cette réalité de l’informe. Ce n’est pas tant la représentation de cette violence généralisée qui vient ici donner sens, mais bien la répercussion de celle-ci dans les mots de chacun.
En trente chapitres, courts, alternant chacun les voix de deux sœurs, Angélique et Joyeuse, la quotidienneté de Port-au-Prince est retranscrite par morceaux, comme les haillons d’une histoire insensée. Mais aussi, les relations difficiles entre les deux, la mère et le frère, Fignolé, qui n’est pas rentré de la nuit. Angélique est la jeune mère de Gabriel, et depuis l’arrivée de l’enfant, et de l’évanouissement concomitant du père, elle est plongée dans les rituels pentecôtistes. Les mots du pasteur Jeantilus font exulter les fidèles. C’est « un vrai magicien », qui parvient à « convoquer de sa voix caverneuse les anges du ciel et les démons de l’enfer qui tour à tour prennent possession des fidèles ou quittent leur corps ». Joyeuse, la sœur qui aspire à la jubilation des sens, explore sa propre féminité et la présence à soi de son propre corps. Entre les deux, la mère, qui honore les esprits. La première, infirmière de son état, lave les plaies, et accompagne les mourants ; la seconde, qui a fait de plus longues études, est vendeuse dans une boutique de luxe des hauts quartiers ; la troisième tente d’assurer la cohérence, et l’ancrage dans cette terre défaite. Fignolé, révolté, participe à la révolte sociale : il chante. De toutes parts, les forces malignes cernent cette cellule et leur imposent le repli, en s’aidant de la trahison, et de la brutalité. Mais aussi, ces forces sont tapies dans les replis des paroles qui la dénoncent, et sans doute aussi dans les stratégies de survie, transmises de génération en génération par les femmes haïtiennes : « tant que le maître suppliant espérerait trouver dans le ventre serein des négresses, leurs hanches turbulentes et ce point humide et chaud entre leurs cuisses où ancrer son angoisse, où poser sa face d’homme, elles pourraient sortir de l’interminable marche des vaincus ».
L’histoire ici est exemplaire en ce qu’elle déroule les étapes d’une journée haïtienne, depuis le devant-jour port-au-princien, et la nuit qui s’étend après la confirmation de la tragédie. Par le jeu des réminiscences et des souvenirs, comme de la tentation de la mise en mémoire, cette unité de temps se voit conférer de l’épaisseur, également renforcée par la représentation de la traversée de la ville comme de la société : des cités les plus pauvres aux demeures bourgeoises, le roman prend en écharpe les signes de la tragédie. L’histoire des êtres, ou plutôt leur combat pour raconter leur histoire – des histoires dignes d’intérêt, tout autant que celles que racontent d’autres écrivains, et sur des personnages tout aussi dignes de cet intérêt – résiste à la fêlure ouverte, et au retrait de chacun dans les failles de sa propre violence. Celle-ci est néanmoins très vite signifiée : il existe toujours plus pauvres que soi, et même chez les trois femmes, dont toute l’existence est résistance au mal généralisé, le fouet est asséné sur l’enfant récalcitrant, dès le matin. Mais aussi sur la petite Ti-Louze, figure de restavec (1) qui est l’exutoire de la violence d’Angélique et de la mère. « T’en prie, t’en prie… » résonne comme le thrène des maltraités, qui n’ont pas droit à la prise de parole. Juste la plainte. Dès les premières pages, le décor de la forme haïtienne de la maladie de la mort est ainsi planté : « Mère dit que pour avoir vécu soixante ans dans cette île, elle est au-delà des ténèbres. Au-delà de la noirceur. Que son corps n’exhale pas une odeur de cadavre mais qu’elle est déjà morte ». Les êtres sont épuisés par les combats quotidiens pour la survie. Seul Fignolé a résisté, et a été trahi. John, le journaliste étranger, n’est ici d’aucune présence : il est passé, s’est glissé dans un combat politique fallacieux, mais rassurant.
Tout est dégradé : rarement, dans le roman haïtien, le texte ne s’est autant attaché à dire la promiscuité malodorante des corps, les regards chargés de haine, la désaffiliation répandue au milieu des miasmes. Par une généralisation qui fait sens, la virilité elle-même est désaffectée de toute emprise sur la terre : « dans cette île tous les hommes sont de passage. Ceux qui restent plus longtemps le sont un peu moins que les autres, c’est tout. Dans cette île, il n’y a que des mères et des fils », déclare Joyeuse, qui va s’affirmer comme une Némésis (2) quelque peu parente de la Mère-Solitude qu’avait racontée Émile Ollivier, exerçant la vengeance et dès lors rejetant au loin ses aspirations à la vie et à la jubilation des sens. Et c’est dans les regards jetés sur les entrebâillements des corridors, sur l’atmosphère confinée des maisons minuscules, ou les façons de toiser plus pauvres et plus démunis que soi, de prendre leur place, que la vulnérabilité de tous est ainsi désignée comme l’objet même de la narration. C’est au sein de l’ordinaire que se déploient les conséquences ultimes du mal politique naguère dénoncé par André Corten. Et quand les mères sont absentées, il ne demeure plus rien que la figure brute de la sauvagerie : « Un étudiant, blessé à mort m’a fixée de ses yeux révulsés. Celui qui l’a tué était debout, en face de moi. En guenilles, ensauvagé jusqu’à la moelle, il avait à peine seize ans : sans passé, sans avenir, sans parenté, une nature à nu, une plaie frottée au sang ».
Ce roman magnifique nous parvient ainsi, et vient déranger l’ordre de nos lectures, manifestant au plus profond le refus de l’horreur, comme notre propre absence à cette histoire. Il dit à la fois le silence et la nécessité de le percer, les hurlements des voix multiples prises dans l’entrecroisement des désespoirs, et la stupeur muette de ceux qui sont démentifiés. En même temps, il ne s’achève pas dans la répétition du désespoir, ni dans la stéréotypie de la représentation : il est d’abord affaire de rigueur dans la composition, comme de maîtrise de la parole littéraire. La romancière prend ici acte de la déhiscence libératrice de la narration : ce qui demeure dans l’indistinct, l’arrière-cour des histoires héroïques prend forme et surtout prend sens, très au-delà du constat et du témoignage, comme de la plainte inassouvie. C’est sans doute ici une figure inverse de celle de Niobé, évoquée dans le texte : les dieux se vengèrent de la prétention de la fille de Tantale à surpasser Artémis et Apollon, et ces derniers tuèrent ses douze enfants. Devant leurs corps sanglants, elle resta pétrifiée, et Zeus la transforma en rocher suintant des larmes. Le roman de Yanick Lahens récuse l’assimilation d’Haïti à cette figure tétanisée et immobile, tout en mettant aussi à mal les mythologies relevant de l’héroïsation. Sans doute est-ce aussi dans ce double refus que se manifeste la résistance féminine à nommer ce que l’autre masculin s’acharne à occulter, et qui, néanmoins, constitue la véritable matière romanesque de la dignité reconquise.

1. Restavec, du créole haïtien restavèk, dérivé du français reste avec, désigne les enfants haïtiens issus de famille pauvres, placés par leurs parents dans des familles plus riches où beaucoup sont traités comme des esclaves.
2. Némésis selon Hésiode – la fille de la Nuit (Nyx), est la déesse de la vengeance et de la justice distributive (à chacun son dû).
La couleur de l’aube, Yanick Lahens, Sabine Wespieser Éditeur, Paris 2008///Article N° : 8191

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