Avec cette nouvelle publication, au sein de la collection « écrits d’ailleurs », les éditions Zoé poursuivent leur travail de mise à disposition – par la traduction – de textes majeurs du patrimoine mondial. Une initiative importante qui permet ici de saluer une écrivain à la vie peu commune, et très peu lue en France (ce livre signe sa première publication française) : la « royale » Ama Ata Aidoo (1), fine observatrice des rapports entre l’Afrique et l’Occident et grande figure du féminisme africain. L’uvre choisie – Changes. A love story – est aussi son roman le plus connu, qui reçut en 1992 le Commonwealth Writers Prize (section Afrique).
Comme peut le laisser présager le titre, c’est aux désordres du cur que s’intéresse ici l’auteur, au travers d’un ballet de différents portraits – d’hommes mais surtout de femmes – centré autour de la figure emblématique d’Esi.
Esi est une jeune femme « moderne », indépendante, passionnée par son travail auquel elle consacre beaucoup de temps. Trop, sans doute, aux yeux de son mari Oko, qui l’aime mais avec lequel les relations se sont dégradées au cours des années. Supportant mal les contraintes liées au mariage, profondément choquée par les assauts sexuels de son mari (qui posent la question du viol marital), Esi décide, envers et contre tous, de divorcer. Sa route croise alors celle d’Ali Kondey, bel homme d’affaires, « homme des savanes » (2), dont elle devient la maîtresse, puis qu’elle accepte d’épouser en tant que seconde épouse.
Désordres amoureux, c’est donc le parcours de cette jeune femme, confrontée à sa volonté de vivre pleinement ses sentiments, son travail et que le lecteur suit au gré des méandres de sa vie. Nul dogmatisme dans la façon dont Esi nous est présentée : il s’agit d’un portrait de femme, parmi d’autres. Ainsi, il y a Opokuya, l’amie fidèle, qui lui ressemble si peu mais avec laquelle elle peut discuter de tout, comme toujours entre femmes, ou Fusena, la première épouse d’Ali, qui n’a pas fait d’études mais qui a, elle aussi, son parcours, ses envies et ses revendications à faire entendre.
Toutes ces femmes, entourées d’hommes. Et tous, à chercher ce qui peut fonder une existence, ce qui la fait tenir debout. Décryptant assez subtilement les rapports humains, et malgré l’ancrage « africain » de son histoire, Ama Ata Aidoo parvient à saisir des interrogations universelles et capte les fluctuances du cur (3). Qu’est-on en droit d’accepter ou de revendiquer dans une relation ? La maternité est-elle une composante obligatoire de la féminité ? Se réaliser dans son travail et désirer son autonomie sont-elles des exigences « sidérantes » quand elles émanent d’une femme ? Esi, mère et divorcée, remariée (et un premier temps très heureuse de son statut de seconde épouse qui lui laisse du temps bien à elle) suit ses désirs, découvre, déchante, repart à nouveau dans sa quête apparemment sans fin de la satisfaction personnelle. Expérimentant cette parole pertinente de sa grand-mère Nana : « Ma douce dame, la question n’était pas ce genre-ci ou ce genre-là de mariage. La question n’était pas d’être la seule épouse ou une parmi d’autres. Ce n’était pas d’être une épouse ici, là-bas, hier ou aujourd’hui. Je te le dis, fruit des entrailles du fruit de mes entrailles, c’était simplement d’être une épouse. Maintenant, il s’agit d’être une femme. » (4). Vaste défi, sans doute, que suppose ce changement de perspective. Avec son vent de liberté mais aussi la route à construire. Ce que fait Esi, tout au long de ce roman à la narration résolument moderne – et dont la fin presque abrupte ne donne aucune solution – épousant les interrogations de la jeune femme, dessinant une tranche de vie, tout simplement.
1. Ama Ata Aidoo descend d’une famille royale Fante.
2. Ali Kondey vient du Mali, et est musulman. Si elles ne constituent pas le cur du roman, les questions d’appartenance à des mondes différents au sein de l’Afrique (l’Afrique plus « centrale » de la forêt, d’obédience chrétienne – comme l’est Esi – et l’Afrique nomade des commerçants musulmans) sont assez subtilement analysées dans le texte.
3. Que rend si bien le titre original : Changes. A love story, qui souligne que toute histoire d’amour est aussi histoire de flux et reflux.
4. Ama Ata Aidoo, désordres amoureux, p. 146Désordres amoureux, Ama Ata Aidoo, roman traduit de l’anglais (Ghana) par Éloïse Brezault et Catherine Tymen, Carouges-Genève, Editions Zoé, 2008, 214 pages, 18,50 euros///Article N° : 8192