Bêtes sans patrie

De Uzodinma Iweala

Traduit de l'anglais par Alain Mabanckou
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« Ça a débuté comme ça. Je sens que ça me gratte on dirait c’est les insectes qui rampent sur ma peau, puis ma tête aussi qui commencent à chatouiller, entre les yeux, j’ai donc envie d’exténuer à cause que mon nez aussi ça gratte dedans, et comme le vent il souffle maintenant tout droit dans mes oreilles, c’est là que j’entends des choses vaillent que vrac : le crissement des insectes, les camions qui grondent on dirait je ne sais pas quelle ethnie d’animaux, et après tout ça j’entends enfin quelqu’un qui aboie (…). » (11) C’est ainsi que s’ouvre le premier roman incisif et décapant d’Iweala : dans un « anglais pourri », (1) Agu nous raconte, avec une sincérité désarmante, son ascension – malgré lui – d’enfant soldat dans une de ces nombreuses guerres qui ravagent l’Afrique. Car le pays n’est jamais nommé comme pour mieux nous rappeler que ce délire d’horreurs et d’absurdités pourrait avoir lieu en Sierra Leone, au Liberia, en Côte d’Ivoire, au Congo… « Et je commence à repenser dans moi-même aux choses que j’ai faites. Quand on me commandait TUE, je tuais, TIRE, je tirais, ENTRE DANS LA FEMME, j’entrais dans la femme même si je ne disais rien et que j’aimais pas ça. Je tuais tout le monde (…). » (169) Avec le même aplomb que pouvait avoir un Birahima qui obéissait docilement aux ordres, (2) Agu pose la dérangeante question de la culpabilité des enfants dans un monde qui les dénature jusqu’à la folie, la schizophrénie ou le mutisme car « C’est la guerre tribale qui voulait ça ». (3) Agu était un enfant normal avant la guerre, il allait à l’école, adorait lire et aidait ses parents. Et puis se produit l’irracontable : il accepte de massacrer les autres : « Je veux tuer ; je ne sais pas pourquoi. Je veux simplement tuer. D’un coup je vois on dirait c’est un animal devant moi, je veux le tuer. » (70) Comment dès lors expliquer cette volonté irrépressible de meurtre ? C’est très certainement l’originalité du livre d’Iweala que de confronter directement le lecteur à cette question quasi métaphysique : Agu est à la fois bourreau et victime d’une situation qui ne lui laisse que le choix que d’obéir ! Car il n’est pas méchant par nature, il semble plutôt endoctriné par ses supérieurs (« Soldat, Soldat / Tue Tue Tue / C’est comme ça que tu dois vivre / C’est comme ça que tu dois mourir » 41) qui lui disent que c’est son « boulot de soldat » (41). La vie humaine ne vaut plus grand-chose et Agu ne fait que son « travail », d’autant plus qu’il ne tue pas des êtres humains mais des animaux, lui rappelle son commandant !
Iweala, jeune Américain d’origine nigériane et tout juste diplômé d’Harvard, nous montre ainsi que les situations abondent où les enfants sont enrôlés pour servir de chair à canon dans des guerres où ils ne comprennent rien et où ils subissent violence et rapports de force. Ce travail qui a reçu de nombreux prix littéraires à sa sortie (l’auteur est même sur la très prestigieuse liste du Granta des meilleurs jeunes romanciers américains) (4) est le résultat d’un travail de recherche qu’Iweala a mené après avoir passé quelques mois au Nigeria pour se documenter sur la question. (5)
Difficile donc de ne pas inscrire Bêtes sans patrie dans la filiation d’un Ken Saro Wiwa avec Sozaboy (Saro Wiwa est en effet le premier écrivain à avoir abordé la problématique des enfants soldats dans la guerre du Biafra dans les années 1970 au Nigeria), d’un Emmanuel Dongala avec Johnny Chien Méchant (6) sur le Congo ou encore d’un Ahmadou Kourouma avec Allah n’est pas obligé sur les guerres de Sierra Leone et du Liberia. Ces romans racontent des vies minuscules dans une langue déstructurée à son maximum comme pour mieux traduire le chaos et la désintégration qui touche un corps social complètement asphyxié par la guerre. Mais Iweala va encore plus loin dans l’écriture car ses personnages sont des corps réifiés ou déshumanisés, un « petit minimum de corps charbon » (15) – c’est ainsi qu’Agu décrit les soldats qu’il voit -, des « fantômes » (15) qui ont perdu l’usage de la parole (comme Strika, l’ami d’Agu), des corps monstrueux comme celui du Commandant pédophile avec ses « gencives qui sont noires noires, ses yeux, on dirait c’est des globules rouges » (19) : « Ces gens autour de moi ils ressemblent tous à je ne sais pas quelles ethnies de bêtes sauvages, ils ne sont plus des êtres humains. » (7) (68). Le pays n’est plus qu’un « morceau de viande qu’ils veulent découper avec un couteau. » (111) La métaphore parle d’elle-même : la violence engendre la haine et métamorphose jusqu’à transformer les prédateurs en proies ! La guerre accomplit son travail de déshumanisation et les corps sont alors animalisés pour faciliter leur mise à mort : « (…) on dirait quand on tue une chèvre. » (37)
Il faut ici saluer la très belle et fidèle traduction d’Alain Mabanckou qui a su rendre en français cet anglais pidgin parlé au Nigeria. Comme le précise Mabanckou dans un entretien paru sur www.culture-cafe.net (8), « (i)l fallait non pas traduire de manière linéaire mais trouver une musique, briser la phrase, multiplier des trouvailles sans dénaturer la version originale ou s’en éloigner. C’est à cet instant que j’ai porté ma casquette d’écrivain. » Le pari était osé mais la musicalité de la voix d’Agu est bien là, elle nous accompagne tout au long de l’histoire et permet d’accepter l’inacceptable par des trouvailles linguistiques qui mettent parfois à distance, par l’humour, la cruauté de la violence : « Mon cœur fait NGUNGUNGUNGUN NGUNGUNGUN… » (31), « Le Commandant il hurle GRADE À VOUS ! » (133). Les néologismes et les onomatopées affleurent, soulignant cette sincérité enfantine qui fait la particularité du récit.
La critique américaine s’est passionnée pour le livre (9) sans pour autant rappeler que vingt ans auparavant Ken Saro Wiwa avait inauguré avec Méné et son parler chaotique quelque chose de similaire. Au bout du compte, Méné et Agu, après avoir été fascinés par les mirages de l’uniforme, en arrivent à la même conclusion : « Et je me dis que oh mon Dieu guerre, c’est très mauvaise chose. La guerre c’est pour boire urine, c’est pour mourir et tout uniforme que on est là nous donner, c’est pour nous tromper seulement. Et l’homme qui croit que uniforme c’est bonne chose, c’est un homme stupide qui connaît pas ce qui est bon ou mauvais ou pas bon de tout ou très très mauvais. » (Sozaboy, 199) On peut cependant se demander s’il n’y a pas d’autres manières de raconter la vie d’un enfant soldat, autrement que par une langue déstructurée à outrance pour convoquer une violence en tout point extra-ordinaire.

1. Nous empruntons l’expression à William Boyd, dans sa préface à Sozaboy (Saro-Wiwa, Ken. Sozaboy (Pétit minitaire). Actes Sud, 1998, p. 16. Traduction française par Samuel Millogo et Amadou Bissiri). Signalons l’édition originale : Saros International, Port Harcourt, 1985.
2. « Les soldats-enfants, on nous nommait à des grades pour nous gonfler. On était capitaine, commandant, colonel, le plus bas grade était lieutenant. Mon arme était un vieux kalach. Le colonel m’apprit lui-même le maniement de l’arme. C’était facile, il suffisait d’appuyer sur la détente et ça faisait tralala… Et ça tuait, ça tuait ; les vivants tombaient comme des mouches. » (Kourouma, Ahamadou. Allah n’est pas obligé. Paris : Seuil, 2000. p. 73-74)
3. Kourouma, Ahmadou. Allah n’est pas obligé. Paris : Seuil, 2000. p. 77.
4. Il a reçu le « Sue Kaufman Prize for First Fiction from the American Academy of Arts and Letters » et le « John Llewellyn Rhys Prize ».
5. C’est l’auteur Jamaica Kincaid, directrice de son mémoire à Harvard, qui a remis le manuscrit à son agent, lequel l’a transmis à l’éditeur américain HarperCollins.
6. Dongala, Emmanuel. Johnny Chien méchant. Paris : Le Serpent à plumes, 2002.
7. Agu suit ses compagnons dans la brousse, il est à bout de forces et commence à délirer : « Comme mes pieds, ils restent toute la nuit dans l’eau, je sens qu’ils se croquevillent au bout au dirait c’est les pieds des rats. » (152) À force d’avoir combattu et tué, il perd peu à peu son humanité, comme tout Strika, à la fin de la guerre (164).
8. Entretien avec Alain Mabanckou, réalisé par Nathalie Six en août 2008. En ligne sur http://www.culture-cafe.net/archive/2008/08/14/alain-mabanckou-presente-betes-sans-patrie-d-uzodinma-iweala.html (consulté le 10 novembre 2008)
9. Le livre a fait l’objet d’articles dans de nombreux journaux américains : Time Magazine, The New York Times, Rolling Stone, The Times, The Washington Post…
Bêtes sans patrie, de Uzodinma Iweala, sorti aux États-Unis en 2005, traduit de l’anglais par Alain Mabanckou, Éditions de l’Olivier, 2008///Article N° : 8193

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