La femme n’est-elle qu’une femme ?

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Face à l’évolution de la vie des couples dans les villes africaines, la nécessite du dialogue.

Comment concevoir aujourd’hui les rapports entre masculin et féminin ? Ils sont de plus en plus complexes. On préconise à grands renforts de publicité de mettre l’accent sur la scolarisation des filles parce qu’elles restent encore, dans de nombreuses régions, les laissées pour compte des systèmes éducatifs. D’un autre point de vue, avoir des femmes dans la haute administration de l’Etat ou des femmes chefs d’entreprises ne passe pas inaperçu. Des Magazines comme Amina, faut-il le rappeler, se sont illustrés, depuis de nombreuses années, dans la recherche de cas de femmes ayant « réussi leur vie ». Mais, à y regarder de plus près, autant dire tout de suite qu’il faut identifier tous les arbres qui cachent la forêt et en parler ! Je voudrais m’aventurer dans cette forêt et suivre quelque piste bien connue parce qu’empruntée souvent sans même le savoir par l’homme et la femme dans la ville africaine. Oui, car il ne suffit pas d’avoir « réussi » pour que tous les problèmes soient résolus comme par un coup de baguette magique. Et, en ville, le poids des traditions ne s’ajoute -t-il pas aux impératifs de la vie moderne ? Comment l’homme et la femme qui ont décidé de vivre ensemble assument-ils cette vie commune ? Comment chacun d’eux tente-t-il de réaliser sa vie ? Au prix de quels sacrifices ?
Les analyses des mutations sociales en Afrique devraient inscrire, en première ligne, les raisons pour lesquelles la famille n’est plus ce qu’elle était, pourquoi il y a aujourd’hui tant de divorces. Tout cela se voit et peut être rapporté par des statistiques. Mais ce qui reste le plus silencieux, parce qu’on en parle si peu, parce qu’il a précisément rapport à la parole, mais qui pourtant est de plus en plus répandu, c’est l’éclatement du couple.
On pourrait concevoir cela sous la forme des problèmes de survie des familles monoparentales ; mais ce n’est pas le cas qui m’intéresse ici. Prenons la vie du couple et voyons comment elle se métamorphose au fil du temps et des circonstances. La société pèse de tout son poids économique, politique, moral et religieux sur le couple qui, pour rester uni doit pouvoir résister à la pression sociale.
Ici, personne n’oublie, parce que c’est inscrit dans la mémoire, que la femme reste le feu qui alimente le foyer familial parce qu’elle est capable d’enfanter. Elle doit être aussi accueillante, avoir un certain nombre de qualités qui sont celles que l’on attend d’elle dans un monde traditionnel (de ce point de vue, les mentalités changent très lentement). (1) La bonne épouse est une bonne mère c’est-à-dire une femme qui sait tenir son foyer mais aussi sa langue ! Une femme véritablement femme. Mais cette femme n’est-elle qu’une femme ?
« Ils disent que la femme n’est qu’une femme
Ils disent que ses mots sont des réserves d’oublis
Gravés par le vent à la porte du Temps
Mais ils ignorent que là où nos mots
Tombent en poussières de larmes
La vie monte la garde
Contre les tueurs de tous acabits » (2)
Par ailleurs, si le fils, quel que soit son âge est tenu de respecter sa mère (et tout se passe comme si cette injonction était gravée dans l’inconscient de l’un et de l’autre), il n’en va pas de même de l’homme à l’égard de la femme, de la mère ou de la fille d’un autre. Je donnerai ici un seul exemple. On est frappé en Côte d’Ivoire par le fait que, à chaque période de crise grave, le corps des femmes soit le premier exutoire où certains hommes déversent rancoeurs et furie. Je pense aux cas de viols commis par les forces de l’ordre à Abidjan, à la Cité universitaire de Yopougon, en 1991 mais aussi au même crime perpétré les 4 et 5 décembre derniers sur des femmes raflées dans les rues parce qu’elles participaient à une manifestation organisée par un parti politique. On punit la femme, la fille ou la mère d’autrui dans ce qu’elle a de plus intime au su et au vu de tous. Il y a là comme un conflit larvé entre l’homme et la femme, qui refait surface à la moindre occasion favorable. Tout porte donc à croire que, malgré tout, dans l’imagerie populaire, « la femme n’est qu’une femme » !
Mais, revenons donc au couple. Vivant dans la ville, l’homme et la femme qui fondent un foyer n’ont-ils pas la lourde responsabilité de devoir aider financièrement, le cas échéant, toute une famille élargie par devoir de solidarité ? L’accroissement de la pauvreté, la montée du chômage ainsi que d’autres raisons d’ordre psychologique et culturel obligent le couple à devoir partager le peu qu’il gagne, à prendre sur son temps pour écouter et recevoir, à céder parfois une parcelle de son espace d’habitation. Pendant ce temps, que reste-t-il de la vie du couple ? Le couple dans lequel l’homme et la femme travaillent hors de chez eux a-t-il encore le temps de se parler, de vivre ensemble ?
La question ainsi posée pourrait résumer le malaise dans lequel vivent, dans les villes africaines, la plupart des couples dits modernes. Parfois, pour masquer ce malaise, il n’est pas rare que la religion vienne à la rescousse. On y consacre une bonne partie de son temps après le travail. A la maison, tous les espaces de convivialité sont placés sous le signe de quelque louange à Dieu. Hormis la religion, le militantisme politique et syndical ainsi que la nouvelle panacée qui permet aux hommes et aux femmes de donner un sens à leur vie, l’ONG, prennent aussi beaucoup de temps. Résultat : la vie de couple a tendance à se réduire comme peau de chagrin. La présence du tiers, l’enfant, permet sans doute de colmater les brèches. Mais une fois que les enfants commencent à grandir et à prendre un minimum d’autonomie, le couple se retrouve face à lui-même, vivant souvent pour les autres : famille élargie, parti politique, association ou autre. C’est le temps passé ensemble qui en prend un coup. Et, ni le fait pour la femme d’assumer pleinement toutes ses responsabilités, pour l’homme d’être le chef de famille et de continuer à porter la culotte comme le veut la société, n’y changent rien. Seule une bonne communication entre l’homme et la femme permet de sauver le couple, s’il peut être sauvé.
Il peut arriver que quelques exigences d’ordre économique obligent l’un ou l’autre à quitter la maison, à aller vivre seul(e) dans une autre ville, une autre région, un autre pays, momentanément ou définitivement. Le couple se disloque. Ainsi, chacun apprend sans doute à se réaliser sans la présence quotidienne de l’autre mais à quel autre prix ? On évite peut-être la routine. Comme le dit Lénie, personnage féminin dans Les Baigneurs du Lac Rose (3), « Puis nous nous quittâmes des lustres, des lunes, des soleils. Tous les deux ensemble, quel mélange explosif ! Peut-être de la dynamite. Un seul jour passé ensemble sur trois cent soixante-cinq était, pour nous, l’hirondelle du beau temps que la routine ne connaissait point« . L’amour se vit dans l’instant, l’escale, la hâte. Et le reste du temps ?
Or il semble que la parole entre l’un et l’autre peut manquer et cela fondamentalement et de façon chronique. Il n’y a rien de pire, en effet, dans un couple, que de ne pouvoir se parler. Se parler en effet n’est-ce pas d’abord reconnaître son humanité à l’autre ? N’est-ce pas le (ou la) respecter tel qu’il ou qu’elle est ? Sans prononcer le mot amour, le « mal Amour cette Société-Anonyme à Responsabilité Limitée » (4) (finalement sait-on au juste ce que ce mot veut dire ?), on pourrait dire que l’un fait l’amitié à l’autre de lui parler et réciproquement. Plus on consacre du temps aux autres, tous les autres, plus il manque du temps pour l’autre très proche, il manque jusqu’à la parole dite. Reste le silence, comme un voile par-delà toutes les réussites sociales. L’homme et la femme sont liés aussi par ces silences si fréquents qui peuvent provoquer le désastre. Car y a-t-il une situation de couple pire que celle qui consiste à être « assis l’un près de l’autre comme deux étrangers séparés par un mur infranchissable » ? (5)

1. Je me permets de renvoyer à l’étude que j’ai publiée il y a deux ans dans la revue Diogène n° 198, décembre 1998 : « Contribution à une analyse de la vie quotidienne des femmes africaines ».
2. Il n’ y a pas de parole heureuse, Le Bruit des autres, 1997.
3. Les Baigneurs du Lac Rose, NEI, Abidjan, 1995, p. 63.
4. Grains de sable, Le Bruit des autres, 1993, p. 33.
5. Les Baigneurs du Lac Rose, p. 135.
Tanella Boni a publié Labyrinthe, Akpagnon, 1984 (poèmes) ; Une vie de crabe, NEAS, Dakar, 1990 (roman) ; De l’autre côté du soleil, EDICEF, jeunesse, 1991 ; La Fugue d’Ozone, EDICEF, jeunesse, 1992 ; Grains de sable, Le bruit des autres, 1993 (poèmes) ; Les baigneurs du Lac rose, NEI, Abidjan, 1995 (roman) ; Il n’ y a pas de parole heureuse, Le bruit des autres, 1997 (poèmes) et en collectif : Légendes (poèmes sur photos), Laboratoire, Grenoble, 1997 ; « Peau de sel« , nouvelle, in Archipel de fictions, Florent Massot, 1998 ; « Chaque humain est la source du temps » in Lettres aux générations futures, UNESCO, cultures de la paix, 1999.///Article N° : 1730

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