Malgré la situation d’aliénés bienheureux dans laquelle la langue française a installé nombre d’intellectuels africains, il reste une ligne de résistance qui trouve dans cet instrument qui nous est venu de notre « matin de gésine » selon l’expression de Cheikh Hamidou Kane dans L’aventure ambiguë un champ où il faut se battre. On ne peut s’installer dans cette langue qui plante ses solides contreforts dans les plaines et les forêts de nos pays sans un grand pincement au cur.
La langue française fait d’emblée partie de ces instruments de la vie moderne qui manifestent la culture dominante. Dans les milieux urbains du Cameroun, il n’y a pas un pas sans la langue de France. Les hommes, les murs, les affiches, les poubelles, les marchés
Tout parle la langue de nos ancêtres les Gaulois. Je n’évoque pas l’anglais pour la simple raison que cette autre langue officielle de notre pays fait le même travail que le français. Nos écoles et nos universités ne sont pas comme les écoles et les universités nigérianes par exemple où on enseigne le haoussa et le Ibo. On n’y enseigne que le français et l’anglais, la loi nous y obligeant d’ailleurs. Toutes les pages que nous avons lues et que nous écrivons sont en français. Nos bibliothèques et librairies ne proposent que du français. Et dans notre pays, comble de bonheur ou de malheur, je n’en sais rien, on se bat pour qu’il y’ait autant de français que d’anglais, on se déchire parce que la culture anglophone a tendance à être phagocytée par la culture francophone. Il n’est pas exclu que cette guerre linguistique nous conduise un jour à la guerre armée. Vous nous demandez de parler de la langue française
C’est cela qu’il faut savoir : c’est l’instrument d’occupation de tout l’espace aussi bien physique que mental, jeune qu’adulte, citadin que rural
Voilà une langue qui nous est venue de France et qui est partout, et sans laquelle on ne peut plus rien faire. Comment parler d’elle ? Je crois qu’il est difficile de parler de cette langue aujourd’hui sans se poser une pléthore de questions.
La langue française est-elle la chance ou la malédiction de notre littérature ? Peut-on envisager de se défaire un jour du français comme autrefois la France se défit du latin ? Parler de la langue française n’est pas un acte gratuit ou innocent : il y a de très grands enjeux derrière. Qui profite du fait que nous parlions le français ? Si la langue française est notre chance, quel est le destin de nos 203 langues camerounaises ? Peut-on décider aujourd’hui de faire un choix pour ou contre la langue française ? A quoi doit servir la langue française dans notre pays ? Si elle doit remplir toutes les fonctions qui font de nous aux yeux du monde officiel de vrais hommes, quelle place reste pour nos dialectes ? La colonisation ne serait-elle pas l’ancêtre de la francophonie, par exemple ?
Des questions, il y en a des milliers, lorsqu’on se penche sur la situation de notre pays dans sa relation avec sa langue officielle. Je ne peux tout seul répondre à ces immenses questions qui dépassent de loin mes moyens. Mais en ma double qualité de poète et d’enseignant, j’ai une expérience de la langue qu’il peut être bon de partager.
J’ai posé à mes jeunes élèves de sixième la question de leur rapport avec la langue qui nous intéresse en ce moment. Pour la plupart d’entre eux, c’est un instrument de communication ; pour d’autres, c’est un moyen d’expression par lequel on peut écrire, un canal d’accès au savoir, mais aussi un outil dont on peut se servir pour construire la nation. Pour ceux-ci, on peut dire que leur unité de valeur est l’école, le monde moderne. D’autres par contre, de loin les moins nombreux, ont trouvé dans la langue française, comme une barrière entre eux et leur propre langue. Je cite l’un d’entre eux, un jeune homme apparemment timide : » j’aime parler la langue maternelle parce que je ne suis pas français ». Pour cet élève et pour la maigre population scolaire qui partage son point de vue, le village constitue le vrai espace de valorisation de l’Homme, son unité de valeur est traditionnelle. Mais quoi que pensent les élèves, les conditions dans lesquelles ils apprennent la langue sont presque toujours émaillées de peine. L’apprentissage n’est-il pas lié à l’idée du coup de fouet et à toutes sortes de brimades, d’exercices harassants ? Tout le monde se souvient de ces propos des maîtres d’école primaire qui enflammaient nos esprits et nous remplissaient d’effroi face aux devoirs de dictée et qu’a rappelé récemment le romancier Gaston Paul Effa lors d’une conférence à Yaoundé: autant de fautes, autant de coups de bâton.
Il y a ensuite l’expérience que j’ai de cette langue comme poète et écrivain. Les poètes ont donné des avis très variés sur le rôle de la langue dans le travail du créateur. Je me rappelle toujours les propos de ce brillant poète camerounais qui, subjugué par la langue française, se définit comme un bienheureux aliéné. Quel que soit le point de vue exprimé, on s’accorde sur le fait que la langue reste le matériau absolument nécessaire au processus d’invention d’un texte. Mais je crois qu’aujourd’hui, qu’on n’a plus besoin de la belle langue française propre, pure, fraîche que s’entêtent à revendiquer nos sages puristes et qui a fait la gloire d’un certain romantisme ou l’époque des précieuses. On n’a pas besoin, pour écrire, d’une langue apprise à l’école mais d’une langue inventée ; celle qui s’enfonce avec le poète ou l’artiste dans ses racines, et tente avec lui une montée ensemble, une exploration des cimes humaines. Et pour ce faire, il faut entrer en dissidence avec la langue officielle, la belle langue, la secouer, la casser pour rebâtir avec un matériau propre à soi, une langue qui ne doit plus être le français tout en l’étant. Je pense que parfois il ne faut pas avoir peur de produire un vers, une strophe, voire un poème qui échappe au locuteur officiel de la langue française, c’est-à-dire, celui qui veut que tout lui soit expliqué. Cela peut s’appeler le francophonien, comme Pabe Mongo nous propose de dire, ou du néologisme, mais cela reste des espaces de liberté qu’on se fraie à l’intérieur d’un système qui veut vous phagocyter et auquel il faut échapper. A l’heure où la France, de l’avis de Gaston Paul Effa, est devenue le pays le moins francophone du monde, il y a lieu de s’interroger sur l’attitude de nombre de nos intellectuels qui refusent d’admettre la moindre distance prise par rapport à la norme ou au standard.
Mais un problème persiste dans l’esprit du créateur camerounais qui recourt à la langue française pour produire son uvre. Le problème c’est que derrière, il y a la France, l’histoire, les souvenirs. En écrivant dans cette langue, il a le sentiment de faire le jeu des autres, d’affirmer l’autre avant de s’affirmer lui-même. Il a le sentiment de s’affirmer au second plan, d’être, à cause de la langue, un homme de seconde zone, de la périphérie. Par la force des choses, le français est une sorte d’intrus absolu entre lui et lui-même. C’est pourquoi l’étonnante tranquillité dans la culture dominante où Gaston Kelman semble nous installer avec son livre Je suis noir et je n’aime pas le manioc nous paraît suspecte. Je fais partie de cette horde des aliénés malheureux qui rêvent qu’un jour, la roue de l’histoire tournant, une autre alternative de la langue est possible.
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