La Marche pour l’égalité et contre le racisme dans Sans Frontière

Print Friendly, PDF & Email

Sans Frontière (1) est le premier hebdomadaire indépendant intercommunautaire de l’immigration. Le premier numéro apparaît en mars 1979 dans le quartier de la Goutte-d’Or à Paris (18e arrondissement) autour du constat qu' »un journal pour les chiens ça existe, un journal pour les immigrés pourquoi pas ?(2) » En couvrant la Marche pour l’égalité et contre le racisme dès ses débuts, le journal crée un continuum entre les luttes militantes de l’immigration des années 1970 et ce mouvement pacifique spontané parti des Minguettes le 4 octobre 1983.

À L’ÉTÉ 1983, lorsque les organisateurs de la Marche présentent leur projet de première marche pour l’égalité des droits et contre le racisme à l’équipe de Sans Frontière, celle-ci adhère immédiatement au projet. Elle deviendra par la suite un des soutiens les plus fermes de la Marche et lui consacrera des centaines de pages dont deux numéros spéciaux ainsi que des suppléments. Cet article propose de revenir sur l’histoire de la Marche à travers une sélection de cinq couvertures et pages que lui consacre la rédaction de Sans Frontière entre octobre 1983 et avril 1984. À travers ces pages, on peut se faire une lecture de l’histoire de la Marche et voir de quelle manière Sans Frontière, titre phare de l’immigration des années 1980, couvre cet événement marquant de l’histoire sociale culturelle et politique qui a permis, entre autres, à la société française de prendre conscience de sa dimension plurielle.
Aux origines de Sans Frontière
L’idée d’un journal de l’immigration pour l’immigration prend forme au sein d’un groupe d’immigrés maghrébins particulièrement actifs dans diverses organisations militantes dans les années 1970 (3). Comme l’indique Catherine Polac, «  le noyau dur de Sans Frontière, c’est-à-dire les rédacteurs principaux et les responsables de fabrication, est formé de militants connus sur la scène associative immigrée et pour leur engagement au sein des comités Palestine et leur appartenance au MTA. » (4). Sur cette scène associative immigrée, on retrouve le Mouvement des travailleurs arabes (MTA). Créé lors de la Conférence nationale des travailleurs arabes des 17 et 18 juin 1972 à Paris, le MTA (il disparaît en 1975) est le premier mouvement autonome à penser la nécessité du combat pour l’amélioration de la condition des immigrés sur le territoire français. Il ne dépend d’aucun syndicat ou parti politique et ne s’inscrit dans le sillon d’aucun mouvement nationaliste des pays du Maghreb, comme c’est le cas d’autres organisations, même s’il est vrai que les militants du MTA font sou¬vent référence à la révolution algérienne. Le MTA, composé d’étudiants et de travailleurs immigrés, prend ses racines, en partie, dans les Comités Palestine créés en 1970 en solidarité avec la lutte du peuple palestinien (3). Pour les militants du MTA, la cause palestinienne est indissociable de la cause des travailleurs immigrés en France, que ce soit l’amélioration de leur condition de travail et de séjour ou la lutte contre le racisme. Ainsi que le raconte Saïd Bouziri, un des membres fondateurs du MTA et de Sans Frontière, « [Au MTA] nous agissions… sur deux fronts. Car il n’était pas question pour nous d’abandonner le soutien à la cause palestinienne et en même temps il fallait aussi nous préoccuper de la condition ouvrière. Nous devions mener des combats dans les usines sur les conditions indignes de logement et lutter contre les actes et les comportements racistes(5). »
C’est ainsi que le MTA organise plusieurs actions choc visant à dénoncer et à améliorer la vie des travailleurs immigrés en France : grèves de la faim, luttes pour les papiers et contre les expulsions, grèves dans les foyers et les usines, etc. Parmi les nombreuses revendications du MTA figure aussi la lutte contre le racisme. Durant l’été 1973, en réaction à la grande vague d’attaques racistes contre des Maghrébins, le MTA organise de nombreuses manifestations dans le but d’éveiller les Français à une solidarité vis-à-vis des immigrés. À travers des actions choc non-violentes qui tentent d’améliorer la situation des travailleurs immigrés en France, le MTA signale le début du déclin du mythe du retour et de l’enracinement des populations immigrées du Maghreb. Quelques années plus tard, Sans Frontière reprendra cette idée que les travailleurs maghrébins et leurs familles ne peuvent plus être considérés comme une composante provisoire de la société française.
Signe de l’enracinement des immigrés dans la société française et de leur volonté de participer à la vie sociale, citoyenne et politique de la France, les revendications de citoyenneté et de conquête des droits politiques figurent au centre des revendications de l’équipe de Sans Frontière . L’objectif est simple : faire exister les immigrés au-delà des seules dimensions économique et ouvrière. D’où les nombreuses pages consacrées aux activités culturelles et sociales ainsi qu’à la mémoire. Comme l’indique Catherine Polac, l’hebdomadaire est créé avant tout « [pour cesser]la répression dont les immigrés sont victimes, pour témoigner de leur vie quotidienne, pour dire ce qu’ont été les luttes de l’immigration avant les expulsions et le retour promis aux immigrés avec « la politique du million » mise en place par Lionel Stoléru (6) » . Elle ajoute ensuite, « [à travers Sans Frontière] ces journalistes immigrés ne souhaitent pas seulement lutter contre les conditions de travail, la misère et les logements de fortune, mais aussi pour que leurs droits soient reconnus, notamment le droit à la parole, c’est-à-dire le droit d’exister » . Ce sont donc bien la reconnaissance et les droits pour l’égalité qui préoccupent l’équipe de Sans Frontière. Les marcheurs et les marcheuses de 1983 auront les mêmes revendications, avec toutefois cette différence majeure par rapport à leurs aînés : ils revendiquent leur légitime appartenance à la nation française.
La Marche dans Sans Frontière
Dès l’annonce de leur projet de Marche, en juin 1983, ses organisateurs, représentés par trois associations (SOS Avenir Minguettes, le Mouvement pour une alternative non-violente (MAN) et la Cimade), sollicitent l’appui des médias afin de donner de la visibilité à leur action collective. Certains sont immédiatement séduits par l’idée de la Marche, notamment son message rassembleur fondé sur le dialogue et la non-violence. Mais, au début, ce sont surtout les médias associatifs, dont Sans Frontière, qui soutiennent et média¬tisent, avec leurs modestes moyens, la Marche.
C’est ainsi qu’en page 2 du n° 79 d’octobre 1983 (Fig. 1), la rédaction publie l’itinéraire détaillé de la « Première Marche pour l’égalité et contre le racisme » accompagné des dates et du nom des villes où les marcheurs envisagent de s’arrêter. Cette page fournit aussi le nom des associations qui assurent la coordination nationale de la Marche ainsi que des informations utiles sur la manière dont on peut soutenir la Marche financièrement.
C’est à la mi-novembre, un mois après le départ de Marseille, que la Marche attire réellement l’attention des médias et de l’opinion publique avec l’an¬nonce de l’assassinat de Habib Grimzi, jeune touriste algérien sauvagement dans la nuit du 13 novembre. Ce crime, qui suscite la stupeur et l’indignation à travers le pays, coïncide à quelques jours près avec la rencontre de Georgina Dufoix, secrétaire d’État à la Famille, à la population et aux travailleurs immigrés, avec les marcheurs dans le quartier du Neuhof à Strasbourg (7). C’est en novembre 1983 que Sans Frontière publie un supplément spécial Marche intitulé « 1 000 kilomètres pour l’égalité. Marche et rêve ! ». En première page de ce numéro apparaît un texte de Françoise Gaspard, députée socialiste de l’Eure-et-Loir et maire de la ville de Dreux jusqu’à sa défaite face au Front national en 1983, qui soutient activement la Marche.
La couverture du n° 81 de décembre 1983 (hors-série) montre une des photographies (prise par le photographe Amadou Gaye) les plus connues de la Marche : la jeune fille au chapeau portant l’affiche de la Marche et un flambeau (Fig. 2). Ce numéro spécial (plus de 40 pages) est entièrement dédié à la Marche, ou figurent notamment des portraits de marcheurs dont : Toumi Djaïdja des Minguettes (initiateur de la Marche et président de l’association SOS Avenir Minguettes), Bouzid Kara (jeune Aixois dont le témoignage dans son livre La marche. Traversée de la France profonde (8) (Sinbad, 1984) montre à quel point la Marche l’a changé et a altéré sa perception de la société française), Djamel Attalah des Minguettes (un des piliers et organisateurs de la Marche), Jean Costil (le pasteur discret mais actif qui, depuis les bureaux de la Cimade à Lyon, assure la coordination nationale de la marche), Christian Delorme (curé aux Minguettes et militant des droits humains), etc. Le numéro présente aussi un roman-photo de plus de 10 pages et un compte rendu, par image, des villes symboles traversées par les marcheurs : Marseille, Chambéry, Grenoble, Strasbourg, etc.
En janvier 1984, alors que la Marche vient de se terminer et que la plupart des marcheurs sont rentrés chez eux, la rédaction de Sans Frontière la place en une du n° 82 avec le titre, « L’effet Marche » (Fig. 3). Plusieurs articles relatent ainsi les conséquences de la Marche. Dans un article intitulé « Retour au « pays » avec deux marcheurs », Driss El Yazami relate l’expérience des marcheurs Bouzid et Tahar dans leur combat contre le racisme dans la région d’Aix-en-Provence. Dès la Marche terminée, les deux marcheurs se sont donnés pour mission « de désarmer les tontons flingueurs » qui, en toute impunité, font la chasse aux « petits frisés (9) ». C’est avec la tête remplie de principes de justice et d’égalité, hérités de la Marche, que Bouzid et Tahar mènent le combat pour faire arrêter et juger un tonton flingueur qui menace
régulièrement de son fusil les jeunes Maghrébins. Dans le même numéro, Antonio Perotti, directeur du Centre d’information et d’études sur les migrations inter¬nationales (Ciemi), publie un article intitulé « Racisme ou inégalité : quelles priorités ? (10) » Dans cet article, il met en avant « le lien étroit existant entre la situation sociale des immigrés et le racisme ». Pour Perotti et l’équipe de Sans Frontière qui militent depuis longtemps à la fois pour l’égalité des droits civiques, sociaux et politiques des immigrés et contre le racisme, il est en effet important de rappeler le principe d’égalité des droits que porte la Marche. Avec la (sur)médiatisation de la Marche, on assiste en effet à une déformation de son message. La question de l’égalité des droits disparaît au profit de la lutte contre le racisme comme simple question morale. C’est pour cette raison que Perotti rappelle que, « [s]i la suite de la Marche se limit[e]à dénoncer le racisme, sans remonter à la cause du mal en faisant apparaître le racisme comme relevant des comportements humains dépendant des structures sociales et politiques », le racisme continuera à progresser en France.
Le dernier numéro que Sans Frontière consacre à la Marche est le supplé¬ment au n° 87 au printemps 1984 (Fig. 4). C’est sous forme d’un roman-photo de près de 50 pages que la rédaction décide de rendre hommage à la Marche et à tous ceux et celles qui l’ont entreprise, soutenue et fait exister. Préfacé d’un texte de Danielle Mitterrand et rédigé par Christian Delorme, ce numéro revient, étape après étape, sur l’histoire de la Marche : sa genèse, le quotidien des marcheurs, les joies, les peines, la fatigue, l’accueil dans les villes étapes, les rencontres et les débats, les groupes qui se font et se défont, les insultes et les menaces (de mort parfois) contre les marcheurs, et surtout le message de paix et de fraternité que la Marche a, dès le départ, fait sien. Ce numéro, ainsi que les centaines de pages que Sans Frontière consacre à la Marche (mais aussi au « mouvement beur » qui s’ensuit), constitue une source incontournable de cette histoire qui n’a été que très partiellement écrite.

(1) – Tous les numéros de Sans Frontière sont consultables et téléchargeables dans le por¬tail Odysséo, http://odysseo.generiques.org
(2) – Sur l’histoire de Sans Frontière voir :
– Catherine Polac, Quand les immigrés prennent la parole, histoire sociale de Sans Frontière 1979-1985, Mémoire DEA, IEP Paris, 1991
– « Immigration et journalisme immigré. Histoire sociale de Sans Frontière » (1979-1985) », Migrations Société, vol. 6, n° 31, p. 33-39
– Daniel A. Gordon, Immigrants & Intellectuals. May 68 & the Rise of Anti-Ra¬cism in France, Pontypool, Merlin Press, 2012, p. 198-201
– Fonds Sans Frontière, en cours de classement à Génériques.
(3) – Avant l’apparition du premier numéro publié en mars 1979, l’équipe éditoriale est élar¬gie afin d’inclure des journalistes et des militants africains ou encore antillais…
(4) – Catherine Polac, Quand les immigrés prennent la parole, p. 12.
(5) – Rabah Aisaoui, « Le Mouvement des travailleurs arabes : un bref profil », Migrance, n° 25, troisième trimestre 2005, p. 12.
(6) – Saïd Bouziri et Mustapha Belbah, « Itinéraire d’un militant dans l’immigration », Mi¬grance, n° 25, troisième trimestre 2005, p. 7.
(7) – Catherine Polac, « Immigration et journalisme immigré… », p. 33.
(8) – Voir www.ina.fr/video/CAB91018318/la-marche-des-immigres-video.html, consulté le 27 juin 2013.
(9) – Bouzid, La Marche. Traversée de la France profonde, Paris, Sinbad, 1984.
(10) – Driss El Yazami, « Retour au « pays » avec deux marcheurs », Sans Frontière, n° 82, janvier 984, p. 7.
(11) – Antonio Perotti, « Racisme ou inégalité : quelles priorités ? », Sans Frontière, n° 82, janvier 984, p. 10-11.
///Article N° : 12019

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire